À la recherche du sens perdu

11/09/2020 - 11 min. de lecture

À la recherche du sens perdu - Cercle K2

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Le Général (2s) Jean-Luc Favier est Directeur de projet / Transformation chez Allianz-France.

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"Un régime, quelle que soit la force de résistance propre acquise par ses rouages, est, avant tout, ce que l'a fait la société même qu'il prétend régir. Il arrive que la machine entraîne le conducteur. Plus souvent, elle vaut ce que valent les doigts qui la manient" ("L’étrange défaite", Marc Bloch).

À vrai dire, lorsque l’on considère la situation du pays, les points et thématiques sur lesquels il faudrait réfléchir et, surtout, agir, me paraissent tellement nombreux, imbriqués et complexes, qu’il m’est difficile de savoir par quel bout commencer. Mais on voit bien que le pivot du mal qui ronge notre nation trouve son origine dans ce qu’il convient de définir comme une tragique perte de sens.

 

"Ce n’est pas hasard si notre régime, censément démocratique, n’a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde" (Ibid)

Qu’il s’agisse du rôle à la fois protecteur et égalisateur de l’État, de la notion d’autorité, qui en découle, du principe de respect, qui en est également un corollaire, on voit bien que plus rien n’est lisible. Qu’il s’agisse du sentiment d’appartenance à une communauté de destin, de ce qui devrait faire notre identité en tant que nation, on est bien obligé de constater la faillite d’un système qui n’est plus capable de faire rêver une jeunesse sans repères (mais qui, dans son écrasante majorité, en ressent et en exprime pourtant le besoin), sauf encore chez celles et ceux qui ont décidé de vouer leur existence au service de leur pays et de leurs concitoyens.

Au lieu de cela, on fait dans l’incantation en exaltant une "France des premiers de cordée" (dans laquelle en réalité peu se reconnaissent car ils la perçoivent, peut-être à tort, comme celle de l’entre-soi, au service d’une oligarchie se répartissant le gâteau et se jouant des alternances politiques, quand elle ne les favoriserait pas et ne les organiserait pas elle-même), mais on laisse "en même temps" le pays s’abêtir devant des émissions de "télé trash", auxquelles parfois des membres de la classe politique et du gouvernement prêtent leur caution, dans un improbable mélange des genres : l’exemple venant, en principe, "d’en haut", on mesure l’effet dévastateur d’un tel affaissement. Ce ne sont là que quelques exemples.

Ce mal a donc un nom, on l’a dit : la perte de sens. Il a une conséquence possible et déjà en partie effective : l’effacement du pays, car plus rien n’est transcendant. En témoigne cette extraordinaire détestation de soi, sous forme de repentance compulsive, dans laquelle notre pays s’enfonce depuis plusieurs années, avec une sorte de fascination masochiste : dans ces conditions, compte tenu de l’état de l’Éducation nationale, et en l’absence de service national digne de ce nom, creuset du "vivre ensemble" et de la prise de conscience de l’appartenance à une même communauté, comment faire aimer son pays par notre jeunesse et quel cap lui donner ?

 

Le malentendu européen. "Open bar" dans l’Espace Schengen

Au risque de surprendre et de choquer, je crois que les chemins de traverse, pris par la construction européenne, ne sont pas étrangers à cet état de fait. L’Europe devait, dans l’esprit des Pères fondateurs, protéger. Elle est en réalité progressivement devenue un espace en effet protecteur, mais pour le "business", à la faveur d’élargissements successifs et mal maîtrisés, "gérés" par une technostructure ectoplasmique dont, c’est le moins que l’on puisse dire, la légitimité démocratique fait débat, en fait une sorte "d’État profond" bruxellois. Cela n’aurait pas été aussi grave si les États n’avaient cédé des pans entiers de leur souveraineté, contrepartie de cette construction présentée comme l’alpha et l’omega de la solution à toutes nos difficultés. Ce faisant, tout ou presque donne l’impression de s’être dilué... Ainsi, souvent, meurent les Empires.

Sur les questions de sécurité et de coopération policière et judiciaire, au centre de la protection des populations, Espace Schengen oblige, il n’est plus possible d’agir autrement qu’en réaction, mais presque plus jamais en anticipation. Certes, des structures dédiées ont été mises en place et elles peuvent se prévaloir de quelques résultats : c’est ainsi le cas d’Europol et Eurojust. Tout cela est bien maigre cependant, d’autant que l’échec est patent sur la maîtrise des flux migratoires, malgré Frontex qui, pour ses missions, dépend de toute façon du bon vouloir et des moyens des États membres comme d’une diplomatie européenne qui n’en finit plus de trouver sa place.

Il n’est donc pas inexact de dire que la construction européenne a, indirectement, livré les populations des États membres aux appétits du crime organisé comme à la voracité des tenants d’un libéralisme économique débridé et au fond si peu régulé (puisque telle est sa nature). Tout au plus Bruxelles et les États membres se sont-ils employés à essayer d’en atténuer les effets, sans vouloir revenir sur les causes réelles de cet état de fait.

 

Certaines "élites" au "service" de l’inversion des valeurs : la trahison des clercs

Face à un tel constat, notre pays pourrait et devrait se battre, ne comptant que sur lui-même, avec les moyens et prérogatives dont il dispose encore, pour sauver ce qui peut et doit l’être : son mode de vie. Au fond, la finalité des États est bien de protéger en premier lieu les plus faibles et les plus vulnérables : elle n’est certainement pas de transiger, dans une sorte de mauvais épisode de "Kho Lanta", avec ceux qui, trahissant les plus fragiles pour mieux les éliminer, voudraient continuer de pouvoir se goinfrer à leurs dépens, en les laissant au bord du chemin. Elle n’est pas davantage de détourner le regard et de refuser de conduire des réflexions et actions courageuses pour contrer les menaces qui mettent en péril notre modèle de société, au premier rang desquelles le terrorisme et son corollaire, l’irrédentisme de plus en plus affirmé de certaines communautés, ainsi qu’une immigration de masse à présent inassimilable.

Or, que constate-t-on depuis des années ? Une inversion systématique des valeurs, avec en "moteurs" principaux, ces "frères et sœurs siamois" de la défaite et de la ruine : le refus du principe même de tout effort, tout étant dû (il y a belle lurette que l’Éducation nationale et l’Université française sont nivelées et en perdition quant aux familles, ou ce qu’il en reste !), et la culture de l’excuse et du "pas d’amalgame", tout écart par rapport à la règle et au "vivre ensemble" étant d’avance admis, voire justifié, ou atténué. La responsabilité de certaines de nos "élites intellectuelles", notamment médiatiques (mais pas seulement), est autant incontestable qu’écrasante : à force de ne pas savoir oser nommer le mal et/ou d’en relativiser les causes, on s’habitue à son existence et on lui laisse même une place dans nos vies. La perte de sens, encore et toujours.

"L’étrange défaite", de Marc Bloch, n’a décidément pas pris une ride. Tout y est, mais il paraît que l’Histoire aime repasser les plats. On ne pourra pourtant pas dire qu’on ne savait pas.

 

"Nos chefs ne se sont pas seulement laissé battre. Ils ont estimé très tôt naturel d’être battus. En déposant, avant l’heure, les armes, ils ont assuré le succès d’une faction." (Ibid)

On aura beau s’exciter devant le risque du "séparatisme" et mobiliser les mânes des personnages illustres de notre Histoire pour sauver la Nation : les "séparatismes" sont en fait déjà bien installés, souvent avec la complicité (même passive) de certains maires, et pas uniquement dans les grandes villes, dont la situation semble irréversible, à force de capitulations et de compromissions. L’incantation ne fait jamais illusion bien longtemps. Pourtant, et pour ne parler que de ce que je connais le mieux, à savoir la sécurité, rien ne serait irrémédiablement perdu si l’État redevenait réellement protecteur, en acceptant d’en assumer aussi les risques.

Or, les forces de police sont à bout de souffle et, pour des raisons diverses, impuissantes bien souvent à enrayer le phénomène, malgré le dévouement admirable de leurs membres : la Police nationale est depuis longtemps privée de toute capacité de manœuvre et d’occupation du terrain. Comment, en effet, comprendre et justifier par exemple que, pour des agglomérations de la taille de Rennes ou Dijon, elle ne puisse pas aligner plus de deux (éventuellement trois les jours "fastes") équipages par nuit ? Que survienne un fait médiatique et potentiellement gênant pour le gouvernement, une opération de "saturation" du terrain sera cependant immédiatement programmée un ou deux jours après face aux caméras d’une presse complaisante, convoquée pour l’occasion, mais les effectifs une fois repartis, tout recommence, parfois en pire, car rien n’est traité au fond. Quant à la Gendarmerie nationale, ses chefs luttent pour préserver ce qui subsiste de sa nature militaire et ils se battent pour adapter un maillage territorial qui, lui aussi, est dans certains endroits à bout de souffle et presque impossible à préserver et à faire vivre.

Or, c’est bien le pacte républicain qui est en jeu : le libre accès pour tous, à un service public de sécurité, en tout point du territoire national, doit en principe être garanti. Pourtant, que constate-t-on ? Dans les zones confiées à la Police nationale, aucun travail de fond ni de proximité ne semble plus conduit depuis longtemps, notamment pour des raisons de disponibilité, déjà évoquées, mais aussi parce que la réforme du renseignement territorial a considérablement entamé la capacité d’anticipation, qui est pourtant la raison d’être de la notion même de renseignement : les récents événements de Dijon ont suscité une cruelle prise de conscience, devant cette double incapacité à prévoir, comme à connaître son territoire et à manœuvrer.

Dans les zones confiées à la Gendarmerie, la situation n’est guère meilleure : la violence, ainsi qu’une forme d’irrédentisme, sur fond de "revendications" territoriales et/ou également communautaires, exprimées par certaines bandes criminelles de plus en plus arrogantes et sûres de leur impunité, sont une réalité depuis longtemps. Bressuire (!) a, par exemple, récemment été le théâtre de graves débordements auxquels la Gendarmerie semble avoir eu grand peine à faire face. Elle conserve encore, à la différence de la Police nationale, et du fait de son statut militaire, une capacité de manœuvre et de projection d’effectifs plus importants (mais pour combien de temps ?). Cependant, ses moyens sont dispersés et sa disponibilité est moindre qu’auparavant. Quant au maillage territorial, qui était un composant de l’ADN de l’institution, il n’existe plus, en certains endroits, que sur la carte, avec des "brigades dortoirs" de plus en plus nombreuses, dans lesquelles les militaires et les familles ne vivent plus, ce qui conduit à éloigner ainsi des populations souvent vulnérables de gendarmes qu’elles ne (re)connaissent pas ou plus.

Mais, en réalité, que pèsent la Police et la Gendarmerie (et les polices municipales qui, fort heureusement, accompagnent et prolongent l’action des forces étatiques : que se passerait-il, en effet, dans certaines villes si ces polices municipales n’existaient pas ?) et les effectifs qu’elles pourraient aligner, lorsque, au bout, la chaîne pénale ne joue plus son rôle dissuasif et réparateur. Depuis combien de temps parle-t-on de la réforme du dispositif applicable aux mineurs ? Depuis combien de temps parle-t-on de la nécessité d’une sanction rapide et exemplaire ? Comment le Garde des Sceaux, au lendemain des débordements gravissimes ayant émaillé la finale PSG-Bayern, peut-il oser parler de "justice proportionnée" quand seulement deux condamnations d’emprisonnement ferme sont prononcées ? Comment certains magistrats et avocats osent-ils presque relativiser, sans un mot pour une famille dévastée, le viol et le meurtre abominable d’une jeune fille de 15 ans par un récidiviste remis en liberté sept ans avant le terme de sa peine, comme s’il s’agissait d’un accident "normal" et inévitable ? Le sentiment d’impunité est depuis longtemps installé chez les auteurs. Il l’est aussi hélas chez les victimes, le risque, non négligeable, étant que, exaspérées, elles finissent par se défendre elles-mêmes. Cela se produit déjà en certains endroits.

Cette dégradation de la situation sécuritaire, cette violence extrême et souvent incontrôlable, je les ai vues progressivement s’installer, au cours de mes trente années de service en Gendarmerie, à travers les témoignages autant inquiets qu’exaspérés de mes subordonnés : et je ne parle que de la zone Gendarmerie, supposée calme et tenue, dans une sorte d’image d’Épinal totalement dépassée ! Là non plus, on ne pourra pas dire que l’on ne savait pas.

Je parlais plus haut de la nécessité, pour l’État, d’assumer les risques d’un courage qu’il ne tient qu’à lui de montrer, car la "reconquête" ne pourra maintenant plus hélas éviter des dommages collatéraux !

Je pense inévitable à présent, au regard de la situation de certains secteurs du pays, que ceux-ci soient assujettis à un régime juridique particulier (couvre-feu, contrôles d’identité, perquisitions, etc.), le temps nécessaire à un retour à la normale, tant la "reconquête" ne peut plus maintenant s’opérer dans un cadre ordinaire, à la condition expresse cependant que, dans une logique de contractualisation véritable des missions de sécurité, soit mise sur la table et sans tabou la question, essentielle, de la disponibilité des forces et de leur capacité à tenir le terrain : cette "opération vérité" doit être menée, urgemment.

Je pense de même fondamental de donner enfin aux magistrats les moyens légaux et juridiques leur permettant d’assurer leur mission de protection de la société, notamment vis-à-vis d’une délinquance juvénile depuis longtemps hors de contrôle et de plus en plus dangereuse quant aux risques qu’elle fait peser sur la cohésion de la société : sur cet aspect, la politisation et le militantisme d’une frange non négligeable de la magistrature ne sont plus tolérables. Il faut aussi que les magistrats s’habituent à rendre des comptes sur leur action et la façon dont ils s’acquittent de leur mission, vis-à-vis d’une population qui ne croit plus dans une justice qui n’est plus "la sienne", car elle la perçoit comme de plus en plus hors sol.

Je crois indispensable de renverser de façon systématique la charge de la preuve, s’agissant de la lutte contre la criminalité organisée qui pourrit un nombre croissant de quartiers, en exigeant des suspects qu’ils fournissent la preuve de leur train de vie, facilitant ainsi la saisie et la confiscation des biens "mal acquis" : le volet patrimonial de la lutte contre le crime organisé est en effet largement sous-exploité (comme du reste la lutte contre la fraude sociale mais c’est un autre sujet, qui lui aussi demanderait du courage).

Il me semble inévitable, de façon apaisée mais lucide, d’entamer une réflexion en profondeur sur les questions liées à la nationalité et à la capacité d’intégration, dans notre communauté, de populations allogènes, dont beaucoup de ressortissants sont les premières victimes de la situation actuelle. L’échec, la frustration, le sentiment de rejet, sont les moteurs des haines les plus terribles.

Ce ne sont là que quelques exemples et pistes, dont je suis bien entendu prêt à débattre. Rien ne doit en tout cas être esquivé ni négligé, aucun tabou ne doit paralyser la réflexion, en particulier, bien entendu et pour terminer, sur l’urgente refondation d’un système éducatif redonnant à notre jeunesse l’amour de son pays, de son Histoire, le goût du mérite et de l’effort, comme l’envie de s’élever ! Tout est lié, imbriqué.

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La situation du pays est préoccupante, c’est une triste évidence. Aucune solution n’est simple et la complexité des problèmes à résoudre s’est accrue à la mesure du temps qui a été perdu et des renoncements qui sont allés avec. Pourtant, selon l’adage bien connu, "là où existe une volonté, il y a un chemin" : c’est cela, retrouver du sens ou, dit autrement, savoir et dire ce que l’on défend et ce pourquoi il convient de se battre. Il ne tient qu’à nous que "l’étrange défaite" reste à la place que cet ouvrage courageux et à la fois tellement lucide et encore actuel ne devrait plus jamais quitter : celle des bonnes bibliothèques.

Général (2S) Jean-Luc Favier

11/09/2020

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