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Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Ce n'était pas un donneur de leçons.
Ses livres stimulent l'intelligence et la sensibilité mais ne brandissent pas, dans leurs pages, les pancartes de l'engagement. Ils ne flèchent pas nos destins et nous laissent libres de choisir nos obligations, nos devoirs et le visage de notre avenir. Ils nous aident mais ne nous étouffent pas dans un carcan didactique. Ils sont à nos côtés et ne pèsent pas sur nous.
Albert Camus est une conscience, heureusement pas forcément grande mais chaleureuse. Elle éclaire sans éblouir.
Un copain qui aimait le foot. Un séducteur qui aimait les femmes. Un intellectuel qui aimait convaincre et partager. Un homme qui aimait la compagnie des autres hommes. Un juste qui aimait être au plus près de la douloureuse et riche complexité des réalités auxquelles son existence discrète puis célèbre l'avait confronté.
Albert Camus, un enfant, un jeune homme, un adulte qui a aimé avec une infinie ferveur et une sollicitude admirative sa mère jamais en repos, quasiment sourde, muette, analphabète. A partir d'elle, tant de pensées, de sentiments, d'émotions et de réflexes sont venus l'habiter et nourrir son oeuvre. Rien de ce qui est humain ne lui a été étranger. La passion et la compréhension des humbles, sa richesse.
Comment ne pas évoquer un épisode tellement entré dans la mythologie camusienne qu'on ne sait plus exactement ce qu'il a dit, l'une de ces phrases que l'esprit public a retenues comme une légende ?
A Stockholm, au moment du Prix Nobel, il répond à un jeune Algérien qui l'interpelle lors d'une rencontre avec des étudiants : "En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans l'un de ces tramways. Si c'est cela, la justice, je préfère ma mère".
Comme il a raison alors, dans ces circonstances, de préférer sa mère à ce type de justice honteuse et meurtrière ! Chez Albert Camus, jamais l'abstrait pur et dur, d'une sécheresse confortable pour ceux que les embarras d'âme dérangent, ne détruit la réalité et l'odeur de la vie, le caractère unique des corps et des personnes incarnés, l'affreux scandale d'affections et de liens doux et tendres brisés par le terrorisme et la violence aveugle.
L'idéologie et la mort des autres n'ont jamais eu rien qui, dans leur sombre substance, ait pu fasciner Camus obsédé au contraire, dans son théâtre notamment, par les révolutionnaires désireux de préserver l'innocence en même temps que de défendre leur juste cause.
Albert Camus, heureusement, n'a jamais été de ces êtres qui se mettaient en congé de l'essentiel, entre parenthèses quand il s'agissait d'ouvrir des chemins pour autrui. Il ne s'est jamais facilité l'existence et la pensée en oubliant qui il était, de quoi il était fait et sa fraternité avec le peuple.
Nietzsche, cité par René Char à propos de Camus, n'avait-il pas, en se décrivant, éclairé l'auteur de L'étranger ? "J'ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne, j'ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels".
C'est aussi grâce à cette relation puissante et obstinément globale, affamée de vérité, que Camus a pu formuler cette superbe évidence : "Antigone a raison mais Créon n'a pas tort".
Henri Guaino a écrit un magnifique discours imaginaire sur Camus s'il avait été "panthéonisé". C'est de lui que j'ai extrait la réplique de Camus sur sa mère dans le tramway et la citation de Nietzsche par René Char.
Il constitue à la fois un hommage de haute volée à cet écrivain si sensible à l'Algérie jamais oubliée et un florilège de certaines de ses fulgurances toujours accordées à la tension entre le réel et l'idéal, entre les principes qui gouvernent et les touchantes faiblesses humaines. Camus sans cesse écartelé par conviction et honnêteté.
L'ambassadeur de Suède à Paris, Gunnar Lund, qui fait beaucoup pour la France et pour la Suède - tant les remarquables et charismatiques personnalités n'ont pas de frontières étroites et suscitent des enthousiasmes sans limites - a organisé, pour le centenaire de la naissance d'Albert Camus et pour commémorer la remise de son Prix Nobel en 1957, une soirée passionnante le 10 décembre 2013. Irène Jacob a lu son discours de réception et deux universitaires ont débattu de Camus, de sa vie et de son actualité.
Camus est présent, plus que jamais. On a besoin de lui. Contre les idolâtres de l'Histoire, pour les humains sacrifiés.
Albert Camus : une fraternelle rectitude.
Sortant de l'ambassade de Suède, je songeais que le génie de Camus avait été précisément, grâce à sa profusion et à son universalité, de savoir offrir à chacun le sien.
Ce billet est l'offrande du mien.
06/02/2022