[Conversation K2] Sylvana Lorenz

25/11/2021 - 7 min. de lecture

[Conversation K2] Sylvana Lorenz - Cercle K2

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Directrice de la communication artistique de la maison Pierre Cardin pendant trente ans, Sylvana Lorenz publie le 25 novembre 2021 chez L’Archipel, Madame Cardin, une seconde biographie consacrée à l’homme auquel elle a voué sa vie. Couturier, styliste, entre autres, des Beatles, mais aussi architecte, créateur de mobilier, mécène, ordonnateur de grandes fêtes, homme d’affaires à la tête de plus de 700 licences… Esprit universel ou dominateur machiavélique ? Échanges autour d’une personnalité ambiguë.

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Rachael Godt : Comment avez-vous rencontré Pierre Cardin ?

Sylvana Lorenz : En 1983, je dirigeais la galerie d’art de l’Hôtel Bristol. Un jour, entre un client qui se montre intéressé par une petite sculpture de bronze, représentant une main. Je lui en donne le prix. Sur ce, il me répond : "je vais l’acheter, mais je n’ai pas d’argent sur moi. Pouvez-vous la faire livrer en face, au 59 faubourg Saint-Honoré ? Je suis Pierre Cardin". Je n’avais pas remarqué que j’avais chaque jour sous les yeux sa maison de haute-couture ! Pas plus que je n’avais reconnu l’homme qui m’avait bouleversée en 1962, lorsque j’avais découvert, dans un magazine que lisait ma mère, la photo du couple qu’il formait avec Jeanne Moreau. J’avais décrété alors : "lorsque je serai grande, j’irai à Paris et je l’épouserai !" L’expression de mon visage a sans doute beaucoup changé à cet instant, car il a semblé intrigué. Le lendemain, je suis naturellement allée livrer moi-même la sculpture et j’ai eu de nouveau l’occasion de le croiser, mais nous n’avons échangé que des propos banals.   

 

Rachael Godt : Sans déflorer votre livre, pouvez-vous nous raconter ce qui l’a conduit à faire de vous l’héritière de sa mémoire ?

Sylvana Lorenz : Quelques mois plus tard, le Bristol m’a appris que mon bail était précaire et ne serait pas renouvelé. Les commerçants du coin me recommandent de me tourner vers Pierre Cardin, qui est propriétaire de la plupart de l’immobilier autour du Palais de l’Élysée. Je parviens, non sans mal, à obtenir un rendez-vous. Très émue d’être reçue, je pénètre, sous son regard intimidant, l’imposant bureau dont il avait conçu tous les meubles, massifs et laqués de noir, et lui demande de me céder une petite galerie que j’ai repérée Avenue Matignon. Face à son refus, je réponds que cela m’ennuierait beaucoup de m’en aller, car je ne le reverrais plus. Ébranlé, il me prie à déjeuner et m’emmène dans sa Jaguar "green british" à l’Espace Cardin, où se presse le Tout Paris… Et qui deviendrait plus tard mon royaume. À table, il se lance dans une conversation étourdissante à propos des arts, de son théâtre, puis s’arrête pour me dire : "et si nous parlions de vous ?". Je lui raconte que je suis tombée amoureuse de lui à l’âge de neuf ans. Nouveau moment de trouble. Pourtant, lorsqu’il me raccompagne, il me propose de me vendre la galerie que je convoitais… Pour un million de francs que je n’avais pas. Mais j’ai accepté sur-le-champ et trouvé une associée. Et lorsque j’en ai pris possession, Pierre Cardin a eu la générosité de ne pas condamner la petite porte, qui communiquait avec son hôtel particulier de la rue du Faubourg Saint-Honoré, afin que je puisse investir tous ses murs. Nous déjeunions très fréquemment ensemble et c’est ainsi qu’il a commencé à me raconter sa vie, que je consignais chaque soir dans mon journal intime. C’est grâce à ces carnets que j’ai pu écrire sa biographie, mais, à l’époque, ce n’était pas mon projet. J’étais totalement fascinée et je voulais seulement pouvoir lire indéfiniment sa vie. C’est aussi à ce moment que les gens de sa maison, sa "cour", s’est inquiétée de notre proximité.

 

Rachael Godt : En 2006, du vivant de Pierre Cardin, vous aviez déjà fait paraître une première biographie, sobrement éponyme. Vous êtes-vous sentie plus libre en écrivant Madame Cardin, un texte moins hagiographique, puisqu’il aborde les rivalités féroces qui faisaient rage au sein de sa maison ? 

Sylvana Lorenz : En effet, ce texte est plus complet puisqu’il contient le moment de sa mort et, surtout, il est moins lisse que le précédent. C’est une histoire qui peut évoquer celle de la cour de Versailles, écrite avec de la chair et du sang ! Versailles avait eu son affaire des poisons. J’ai moi-même été victime, dans des circonstances que les lecteurs de Madame Cardin découvriront, d’une tentative de meurtre ourdie par une personne de la maison. Une maison de haute-couture est un microcosme où il faut garder sa place à tout prix, car les exigences exprimées par le couturier sont démesurées. Cela attisait les rivalités entre collègues. La personnalité de Pierre Cardin était magnétique : quiconque le rencontrait était "satellisé" et se mettait à tourner autour de lui, comme les planètes le font autour d’un astre. Il dirigeait d’une façon paternaliste, distribuant à son gré les petites attentions lorsque vous aviez bien travaillé et les remontrances quand vous aviez fait une "bêtise".

 

Rachael Godt : Il s’adressait à la part enfantine de la psyché pour obtenir le meilleur de chacun. Est-ce ce qui vous a éloignée de lui pendant une dizaine d’années… Et de vous imposer par votre seul talent dans le milieu de l’art contemporain ? 

Sylvana Lorenz : En effet, j’ai quitté l’avenue Matignon car j’étais harcelée par l’ex-responsable de la galerie. J’ai ouvert une galerie d’art dans le Marais. Pour le choix des jeunes artistes émergents, je suivais les conseils avisés des ayatollahs de l’art institutionnel. Il s’agissait de conservateurs du Centre Pompidou comme Bernard Blistène ou Jean-Hubert Martin, de directeurs de centre d’art comme Christian Bernard à la tête de la villa Arson de Nice, de critiques comme Nicolas Bourriaud ou Jérôme Sans. Beaucoup d’artistes, dont la première exposition a eu lieu dans ma galerie du 13 rue Chapon, ont été récupérés par d’autres grandes galeries : Gerwald Rockenschaub, Heimo Zobernig, Erwin Wurm sont allés chez Thaddaeus Ropac, Autrichien comme eux ; l’Allemand Martin Kippenberger à la galerie Max Hetzler ; ou encore l’Américain Mark Dion à la galerie Fabienne Leclerc. À l’époque, personne ne les connaissait et, surtout, personne n’en voulait, alors qu’aujourd’hui, leurs œuvres valent des millions d’euros. Ils exigeaient que j’achète 30 % de leur exposition pour soutenir leur production. J’y investissais tout l’argent que je gagnais en tant qu’expert auprès de Maître Cornette de Saint-Cyr. Mais, au bout de dix ans, je me suis ruinée. J’ai fermé ma galerie en pensant que mon destin de prêtresse de l’art contemporain s’achevait là et qu’à 40 ans, j’allais entamer une vie de loisirs… Elle a duré une semaine au bout de laquelle Stéphane Bern Stéphane Bern, qui tenait la rubrique mondaine du Figaro, m’a invitée au cocktail d’inauguration de la résidence Maxim’s, appartenant à Pierre Cardin. Nous nous sommes retrouvés face à face et, souhaitant réinstaller notre complicité, je lui ai dit "Bonjour Monsieur Cardin. Avez-vous une galerie pour moi ?". Il m’a répondu : "Demain chez ma secrétaire ! Vous êtes engagée. Je vous donne l’espace Cardin !" Trois surfaces d’exposition, carte blanche pour accueillir les plus grands artistes ! Une gerbe de fleurs à chaque vernissage. Tous les soirs, une fête. Tous les soirs, une robe différente, prise à la boutique, mais souvent retouchée par lui sur mon corps. Et puis les voyages à Venise, dans son palais, l’un des rares de la Sérénissime à avoir un jardin. Ce palais a été la propriété de Marcantonio Bragadin, un général vénitien, gouverneur de chypre, qui a été écorché vif par les Turcs. Il a été aussi le lieu de nombreuses fêtes libertines où venait Casanova. Ma vie était celle d’une princesse en son royaume.

 

Rachael Godt : À vos yeux d’historienne et d’experte, la mode est-elle un art ? 

Sylvana Lorenz : Si Pierre Cardin a été le premier couturier à entrer à l’Académie des Beaux-Arts, c’est parce que les académiciens le considéraient comme l’un des leurs, pensant qu’il sculptait le vêtement au même titre que d’autres le marbre ou le bois. Lui ajoutait que le corps de la femme devait se couler dans son vêtement et non le contraire. Son point de vue était donc celui d’un sculpteur, voire d’un ingénieur. Ainsi, il est le premier à avoir réalisé des robes thermoformées, avec des seins rigides. Cela exigeait du mannequin d’avoir un corps très particulier. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de robes thermoformées dans la rue.

 

Rachael Godt : Entrer dans un tel vêtement comme celui-là sculpte-t-il aussi l’âme ? Est-ce ce que vous faites chaque jour, vous que l’on ne voit habillée qu’en Pierre Cardin ?

Sylvana Lorenz : Un vêtement de Pierre Cardin influe-t-il sur l’esprit ? Absolument ! Vous devenez vous-même œuvre d’art, investie d’une mission qui vous est donnée par le vêtement et vous vous devez d’être à sa hauteur. Mais, pour ma part, c’est un peu différent : lorsque, le matin, j’enfile un vêtement de mon impressionnante garde-robe à sa griffe, c’est plutôt comme une armure… Ou encore, la robe du sacerdoce de la vestale ou de la moniale.

 

Rachael Godt : Sylvana, quel est votre K2 intime ? 

Sylvana Lorenz : Entretenir encore et toujours son culte. Je ne veux pas qu’il disparaisse. Car s’il a légué toute sa fortune à sa nombreuse famille, je suis la seule dépositaire de ses mémoires et c’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre. C’est le témoignage d’une femme amoureuse, qui souhaite que demeure l’image d’un pionnier. Il a inventé tant de choses. Tout à l’heure, nous remarquions ensemble que la femme Cardin ne se voyait toujours pas dans les rues. En tant que grande admiratrice de Thomas Pesquet, je suis attentivement la conquête stellaire, comme Pierre Cardin le faisait. Et je me dis que les astronautes pourraient parfaitement être habillés par la ligne Cosmo Corps. Des combinaisons unisexes entièrement zippées, de l’entrejambe au cou, réalisées dans des matières qui pourraient être augmentées d’intelligence artificielle. C’était le couturier du futur, dont le temps n’est pas encore venu. Et, jusqu’à ce moment, je suis investie d’une mission : permettre qu’un jour ses créations futuristes investissent la rue.

 

25/11/2021

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