Covid, suicide culturel collectif ?

15/10/2020 - 4 min. de lecture

Covid, suicide culturel collectif ? - Cercle K2

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Emmanuel Prévost est Producteur de Cinéma & auteur.

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À "l’alignement des planètes", formule caractérisant l’arrivée au pouvoir en France d’une jeune génération disruptive succéda une rare série de catastrophes peu vues dans notre histoire : gilets jaunes transformant Paris en ville assiégée, puis Notre-Dame en feu ; les hôpitaux et des avocats en grève ; enfin, la pandémie immobilisa le pays. Deux des conseillers du Président (Ismaël Emelien et David Amiel) avaient pourtant sorti un livre, brillant déjà par le titre : "Le progrès ne tombe pas du ciel". C’était bien le cas.

À la "guerre" déclarée contre la Covid en ce début d’année, le gouvernement, inspiré par Clémenceau, répondit par un remake des taxis de la Marne et des trains de blessés de guerre, certes en TGV, par un hôpital militaire de 10 places sur un parking comme un décor de téléfilm.

Il tergiversa sur l’utilité des masques pour finalement confier ce problème à la grande distribution et, in fine, la fabrication à la Chine. La suite, nous la vivons chaque jour.

Fin des utopies, du politique ; retour du fondamentalisme, de la "deep ecology", exacerbation de l’individualisme, retour culpabilisateur sur l’histoire faute d’envisager un avenir.

Soyez sympas, rembobinez.

Le "pitch", mot que nous aimons utiliser nous les professionnels du divertissement pour narrer un film, un concept, une série… semble parfait, nous projetant dans l’univers de ce qui pourrait être une future série d’anticipation.

Nous sommes tous focalisés sur ces sujets en fonction de nos responsabilités, mais il s’avère que nul ne s’exprime avec violence sur la disparition silencieuse de la culture.

L’artiste a-t-il tellement peur de mourir qu’il s’est arrêté de vivre ? A-t-il rejoint le courant rousseauiste privilégiant la nature à la culture ? Nul ne peut égaler la beauté de l’arbre et la musique du vent.

Pourtant, d’habitude, nos activistes culturels ne manquent pas de verbes, de voix, de bruits… pour se faire entendre, de "Me Too", en passant par la réforme des intermittents ou le scandale des Césars. Ils savent, quand ils le souhaitent, se faire écouter.

Mais, depuis cette pandémie, où sont nos artistes ? Ont-ils, eux aussi, sombrés dans cette chute vertigineuse qu’on pourrait qualifier de dépression collective ?

Si on regarde les chiffres d’une étude réalisé par l’agence de marketing "L’œil du public", réalisée en juin 2020, on découvre la réticence du public à retourner dans des lieux fréquentés.

Sur les personnes interrogées, presque la moitié a prévu de réduire leurs sorties culturelles tant que le virus est là.

Selon cette même étude, depuis le confinement et même après, le public est majoritairement allé découvrir des contenus culturels et de divertissement en ligne.

Même si l’expérience ne leur a pas procuré autant de plaisir, ils reconnaissent avoir eu un effet compensateur.

Est-ce le plan de sauvetage actuel proposé ? Vers une diffusion de la culture de plus en plus numérisée ?

Une étude du Ministère de la Culture, publiée le 6 juillet 2020, nous apprend que le secteur de la culture réalisait 97 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2,3 % de l’économie) avant cette crise sanitaire, faisant vivre 79 800 entreprises et 635 700 personnes.

Depuis, l’impact de la pandémie devrait faire perdre au secteur 22 milliards d’euros.

Alors qu’une grande partie du monde s’exprime sur la projection alarmiste de notre futur, pourquoi ne réussissons-nous pas à déjouer la peur de ce virus ?

Nous ne demandons pas de contourner les règles pour organiser des raves parties bafouant les mesures de précaution. Mais, ne pouvons-nous pas créer des expériences collectives dans ce contexte ? Pallier cela en créant de nouvelles expériences collectives malgré la contrainte de la distanciation et du masque. Le masque fut utilisé dans la tragédie grecque pour identifier les protagonistes. Ne peut-on aujourd’hui avec quelques spécialistes construire un masque ? Théâtral et médical ?

Par chance, notre nouvelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, cumule une connaissance médicale réelle, une pratique de la distanciation par l’humour et un amour des arts. Pour ces raisons, nous nous permettrons de l’encourager avec l’aide de Molière : "c'est extrême plaisir de pouvoir d'un péril affranchir ce qu'on aime".

Sinon le numérique serait provisoirement ou définitivement la seule solution ?

La visite virtuelle d’un musée depuis notre ordinateur ou smartphone, une expérience en réalité augmentée pour le futur concert de notre artiste favori ? Ou mieux encore, chacun se ferait son propre musée virtuel et l’on inviterait les personnes amies avec un cocktail sur zoom.

Ou encore regarder une pièce de théâtre ou un opéra, réécrit sans discrimination ni assassinat de femme, issu d’une captation faites sans public !

Dans ce cas, on peut reprendre pour la contredire cette analyse d’un suicidé, Gilles Châtelet, scientifique et philosophe : "le malaxage en peuples-marchés et en cyber-bétail réversible" aurait aujourd’hui triomphé !

On peut se demander si le "dégagisme" des élites politiques et demain médicales frapperait aussi les élites artistiques ? Par leur appartenance sociale ou par projection de classes ?

À "l’abandon mystique à la transcendance de la marchandise" relevé il y a 50 ans par Guy Debord succéderait la transcendance de la nature, pour d’autres de la religion, pour les technophiles du transhumanisme ?

Allons-nous vraiment - après la fin des États, l’échec des empires et des multinationales supra étatiques - dans les années qui viennent vers un monde centré sur le déploiement de la technologie afin de mieux nous divertir, mieux nous distancier, nous orienter vers un contrôle social plus accru ? D’où notre difficulté à penser le présent comme tragédie.

Face à cette culture du suicide, Friedrich Nietzsche dans "la Naissance de la tragédie" nous exhortait déjà : "osez être des hommes tragiques et vous serez sauvés… ".

Emmanuel Prévost

15/10/2020

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