De l'économie de guerre au réarmement juridique

30/06/2024 - 7 min. de lecture

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Olivier de Maison Rouge est Avocat associé (Lex Squared), Docteur en droit & Enseignant à l’École de guerre économique (EGE).

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L’économie est par essence un rapport de force. Certes, elle prend la forme de collaborations et d’échanges volontaires. Bien sûr, elle permet la paix. Mais elle reste au fond, pour paraphraser Michel Foucault à propos de la politique, "la continuation de la guerre par d’autres moyens", Olivier Babeau[1]

 

Il fut un temps où nous étions rendus au doux commerce, censé apaiser les mœurs. C’est ainsi que Montesquieu voyait le négoce comme autant de transactions concourant à constituer "les dividendes de la paix" selon l’expression qui sera consacrée au crépuscule 20ème siècle.

Or, une évidence est apparue : l’espace économique est également un champ de conflictualités[2]. Il n’échappe pas aux agressions et prédations de toute nature, poursuivant les mêmes buts de guerre : conquérir des espaces comme des parts de marchés, affaiblir un adversaire ou réduire un concurrent. "Aussi, faut-il de méfier de ceux qui disent : "Il n’y a pas de conflit". Ils sont mal informés ou dangereux."[3] comme l’affirmait déjà en 1986 Alexandre de Marenches, ancien patron du SDECE.

Or, une grande spécificité de ces dernières décennies fut la négation de l’ennemi[4]. Comme l’a écrit très justement Julien Freund : "Se tromper sur son ennemi par étourderie idéologique, par peur ou par refus de le reconnaître à cause de sa langueur de l’opinion publique c’est, pour un Etat, s’exposer à voir son existence mise tôt ou tard en péril. Or, un ennemi non reconnu est toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu"[5].

Dès lors, pour connaître l’ennemi, encore faut-il savoir qui est fauteur d’agression ou dit autrement : qui veut la guerre économique ? et cela nous amène à une seconde question, face au désarmement intellectuel et cognitif, qui veut gagner la guerre économique ?

 

Identité et souveraineté économiques

Ces affrontements mettent les entreprises en première ligne, parfois à leurs dépens. Les acteurs économiques se voient malmenés sur le front de la guerre économique, sans avoir seulement conscience de ces menées guerrières. 

Or, la réalité ramène bien souvent à la notion de nationalité de l’entreprise, car c’est bien in fine la souveraineté économique qui est ainsi questionnée. La guerre économique assigne incontestablement une identité à une entreprise.

On pourrait balayer d’un revers de main ce sujet à l’heure où les capitaux sont détenus par des fonds étrangers, où des fleurons comme Air France sont dirigés par des étrangers, et où le marché de référence de ces groupes est international, dans une économie globale et interconnectée.

Si l’on se réfère à l’article L. 201-3 du Code de commerce, l’entreprise est régie par le droit du pays où se trouve son siège social. Mais à ce compte-là, Renault serait une entreprise néerlandaise, Airbus également. 

Il en est ainsi des choix opportuns de dirigeants où, pratiquant le forum shopping, l’entreprise déplace son siège au gré de la fiscalité, ou d’avantages sociaux et financiers. Ces groupes, dont la production est bien souvent largement externalisée, se rêvent apatrides. L’ennemi en bénéficie, voyant dans ces proies des entreprises désarrimées de leur ancrage originel, constituant une vulnérabilité majeure.

Constatant cette dépossession charnelle introduite par la globalisation, il est certain que le siège social, comme la détention du capital ne sont plus des critères de référence. À l’inverse, on peut citer Michelin qui, bien que détenue aux 2/3 par des fonds de pension américains, conserve son siège à Clermont-Ferrand et dont la gouvernance reste essentiellement française.

Le Cabinet Vélite a publié en 2022 un baromètre de la souveraineté économique faisant le constat que "les entreprises sont les premiers acteurs de la souveraineté économique d’un État". S’interrogeant : "lorsqu’un groupe n’utilise plus le français, lorsque ses équipes dirigeantes ne sont plus françaises, que le siège est délocalisé, lorsque l’actionnariat n’est plus majoritairement nationale : le groupe est-il encore français ? L’auteur de l’étude parvient à la conclusion qu’il "est intéressant de remarquer que les meilleurs contributeurs de la souveraineté économique se distinguent par une gouvernance largement française".

De la même manière qu’on "habite une langue"[6], l’entreprise a une patrie.

 

Innovation et conquête industrielle : la nécessité du réarmement cognitif

Précisément, la France est la patrie des arts, des lettres et des sciences. Mais science sans raison ne vaut. C’est d’ailleurs ce qui a souvent manqué dans l’esprit de conquête industrielle. La France a de grands esprits scientifiques ; elle a accouché de prix Nobel (de médecine, chimie, etc.), médaillés Fields (mathématiques), etc. mais elle n’a pas toujours su transformer l’essai en matière commerciale.

Que d’échecs commerciaux cuisants à l’instar du TGV, qui n’a pas trouvé à s’exporter, débordé par Siemens et les espagnols, le rachat d’Alcatel (devenue une entreprise "sans usine") marié contre son gré à Lucent qui l’aura vidé de sa substance (ses brevets) quand la France pouvait encore créer un fleuron français des infrastructures Telecom, Technip, fabricant de composant de haute technologie de l’industrie pétrolière, cédé aux intérêts américains, Essilor, passé sous pavillon italien, Péchiney repris par des indiens, "Naval Group" évincé du "Contrat du siècle" par un coup de Tarfalgar anglo-australien, le nucléaire français, réduit par les menées informationnelles de déstabilisations allemandes et des guerres intestines Areva-EDF, dépassé par la Russie ou les États-Unis…[7]

On pourrait encore gloser sur l’abandon du Minitel, précurseur de l’interconnexion informatique, ou encore, s’agissant des magnétoscopes VHS, l’affaiblissement du signal Secam au profit du mode Pal allemand.

Ces défaites industrielles ne sont nullement des capitulations technologiques, bien au contraire, mais relèvent davantage d’une cécité stratégique et d’une démobilisation cognitive. Parce que l’ennemi économique sait imposer des standards et règlementations hostiles qui vont retourner la technologie à leur avantage (tout en éliminant le concurrent français) ou encore définir un moins-disant au détriment du génie français. Cela traduit un défaitisme ambiant, confinant à une forme de « déception » au sens où on l’emploie en ruse de guerre, à savoir abuser l’ennemi et limiter sa capacité de résistance.

Or, l’innovation n’est rien sans détermination. À cet égard, la France n’a-t-elle pas abdiqué sa puissance et son indépendance ?

 

L’indépendance nationale et l’autonomie stratégique

Contrairement aux idées reçues, même si les États-Unis sont partisans d’un libéralisme de façade, il n’en demeure pas moins qu’il existe un fort interventionnisme fédéral de manière à créer un cadre favorable aux conquêtes commerciales. Cela s’inscrit dans la stratégie de sécurité nationale.

Ce concept de sécurité nationale dépasse largement le seul cadre de la défense. Ils ont notamment intégré sans complexe l’économie à leur stratégie, estimant qu’elle participe à la prospérité nationale, à travers l’accès aux ressources indispensables, la sûreté des voies commerciales, la protection des services et réseaux numériques… 

Cette politique offensive se traduit par un CFIUS qui contrôle et sanctionne le cas échéant les investissements étrangers, l’Advocacy Center qui assiste les entreprises exportatrices qu’il irrigue d’informations issues du renseignement d’État, ou encore la DARPA qui incarne à elle seule le complexe militaro-industriel qu’elle finance et dont elle porte l’innovation et le déploiement. 

Il s’agit en conséquence d’un écosystème complet, destiné à accroître l’influence américaine sur l’économie et accompagner les entreprises dans la compétition mondiale, et où les agences de renseignement sont directement parties prenantes.

En France, cette politique s’inscrit dans le cadre de l’indépendance nationale, telle qu’elle est mentionnée dans la Constitution du 4 octobre 1958 et dont le Président de la République doit être le garant (article 5). Mais c’est en 2008 seulement, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, que le vocable de "sécurité nationale" s’étend aux politiques de sécurité intérieure, aux relations internationales et aux questions économiques (Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2008). Dans cet esprit, il a été institué un Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN).

Dès lors, la France semble avoir su récemment faire évoluer sa doctrine en matière de sécurité nationale, épousant davantage la profondeur et de l’étendue de la véritable stratégie telle que définie aux les Etats-Unis. Mais l’effort est encore insuffisant.

L’autonomie stratégique repose (…) sur d’autres facteurs : cohésion nationale, indépendance économique et industrielle, sécurisation de nos approvisionnements, influence internationale notamment au moyen d’une diplomatie forte.[8]

De la même manière que l’École libre des sciences politiques (devenue "Sciences Po") a été fondée au sortir de la guerre de 1870 pour permettre aux élites de relever la France et procéder à un réarmement culturel collectif, l’Ecole de guerre économique (EGE), mais aussi l’Ecole de pensée sur la guerre économique (EPGE) pour la doctrine ou le Centre de Recherche 451 en matière de réflexion sur la guerre de l’information, s’efforcent d’éveiller et de préparer les esprits aux luttes industrielles et commerciales contemporaines.

In fine, gagner la guerre économique est donc affaire de volonté et d’état d’esprit.

Cela signifie repenser l’État stratège, favoriser la filière industrielle, renouer avec le Plan, prendre en considération la protection des intérêts économique stratégiques dans le cadre de la sécurité nation.

Olivier de Maison Rouge

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[1] BABEAU Olivier, Le nouveau désordre numérique, Buchet Chastel, 2020
[2] ALBERT Michel, Capitalisme contre capitalisme, Éditions du Seuil, 1991 ; HARBULOT Christian, La machine de guerre économique, Economica, 1992 ; HARBULOT Christian, Sabordage, comment la France détruit sa puissance, Éditions François Bourin, 2013 ; ESAMBERT Bernard, La Guerre économique mondiale, Olivier Orban, 1991
[3] OKRENT C. et de MARENCHES A., "Dans le secret des princes", Stock, 1986, p. 314
[4] Collectif Qui est l’ennemi ?, Nouveau Monde Éditions, 2022
[5] FREUND Julien, L’essence du politique, Dalloz, (réed.), 1965
[6] "On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre" Emil Michel Cioran, auteur d’origine roumaine, francophile[7] IZARD Laurent, La France vendue à la découpe, L’Artilleur, 2019 ; MARLEIX Olivier, Les Liquidateurs, Robert Laffont, 2021
[8] Revue nationale stratégique, 2022

30/06/2024

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