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Entretien avec le Commissaire général de police Jean-François Gayraud à l'occasion de la sortie de son livre La mafia et la Maison-Blanche aux éditions Plon, sur l’assassinat de Kennedy et les rapports entre les différents présidents et la mafia.
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Pouvez-vous expliquer ce qui vous a conduit à choisir ce sujet ?
Trois raisons ont présidé à ce choix. D’abord, avec chacun de mes livres, j’explore une nouvelle thématique criminologique, en privilégiant une approche que je souhaite inédite. Or, il n’existait aucun livre traitant des liens entre la Mafia italo-américaine et les présidents américains, y compris en langue anglaise. Ensuite, ce sujet m’a semblé important, car nous sommes en présence de deux super puissances, l’une politique, économique et militaire, l’autre criminelle, et toutes deux sont exceptionnelles par leur force et leur longévité. Enfin, au-delà du récit historique, je souhaitais proposer, en creux, une réflexion sur les fragilités d’une démocratie face au crime organisé quand celui-ci s’enracine profondément dans un pays.
Vous montrez, dans votre livre La Mafia et la Maison-Blanche, que dix des quinze derniers présidents des États-Unis ont entretenu des relations avec le crime organisé. C’est étonnant et peu connu.
En effet, de Franklin D. Roosevelt à Joe Biden, une dizaine de Présidents des États-Unis ont entretenu des liens très douteux, voire de pure collusion, avec la Mafia Italo-américaine. Ces présidents appartiennent aussi bien au Parti Démocrate (Roosevelt, Truman, Kennedy, Johnson, Clinton, Obama, Biden) qu’au Parti Républicain (Nixon, Reagan, Trump). Les formes et l’intensité de ces relations diffèrent d’un président à l’autre. Certains présidents ont été simplement compromis, d’autres peuvent être qualifiés, sans exagération, de "mafieux", tant la relation avec la Mafia fut symbiotique, à l‘image de Richard Nixon.
Mais comment expliquer une telle situation, un peu contre-intuitive pour une démocratie ?
C’est la question qui traverse mon livre : comment une telle compromission a-t-elle pu naître, se développer et s’enraciner ? Pour le comprendre, il faut faire un peu d’histoire et revenir à l’entre-deux-guerres. À ce moment-là se produisent deux phénomènes. D’abord, grâce à la Prohibition, la Mafia devient riche, ce qui lui confère un nouveau pouvoir face aux politiques. Par ailleurs, la Mafia mène une transformation managériale afin de se structurer à la fois en grande entreprise économique dont l’éthos sera désormais le seul profit et en système féodal fonctionnant avec des hiérarchies strictes et des mœurs de société secrète. Ceci acquis, la Mafia acte que pour survivre elle doit corrompre les politiciens et les syndicalistes. Après avoir pris le contrôle de grandes municipalités (La Nouvelle-Orléans, Kansas City, Chicago, etc.), elle décide donc de nouer des alliances avec les politiciens les plus ambitieux et les futurs candidats républicain et démocrate aux élections présidentielles. Tout cela est pensé et relève de la stratégie. La relation qui s’instaure avec ces élus relève autant de l’intimidation que de la corruption, dans des logiques clientélistes : échanges d’argent et aussi de voix contre de l’impunité judiciaire et des marchés publics. Il ne s’agit pas de dire que la Mafia a "fait" les présidents, ou les a manipulés, mais de décrire des dispositifs de corruption parfois subtils qui relèvent avant tout de la relation clientéliste.
La Mafia n’est donc pas une organisation ordinaire ?
En effet, avec la Mafia, on est dans le domaine du secret, de l’invisible. La Mafia est l’organisation la plus surprenante de l’histoire des États-Unis par sa longévité et son enracinement dans la vie économique et sociale, ce en raison de sa sociologie très spécifique de société secrète. Elle fut longtemps niée dans son existence même, car elle était invisible. Et depuis qu’il n’est plus possible de nier son existence, depuis les années 1960, il existe un discours récurrent expliquant qu’elle est moribonde, ce qui est faux. N’oublions pas ce que Baudelaire ou Huysmans écrivaient : la plus grande ruse du diable est de faire croire à son inexistence.
Vous consacrez un chapitre à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy à Dallas en 1963, et vous estimez que l’hypothèse la plus crédible est celle d’une responsabilité de la Mafia.
Il n’était pas question pour moi de "refaire l’enquête" ou d’avoir l’ambition de proposer une solution. Cet assassinat, qui marque un tournant dans l’histoire américaine, est et demeurera probablement une énigme entourée de mystère. J’ai préféré proposer au lecteur une synthèse inédite de tous les faits, témoignages et indices rendant la thèse d’un attentat commandité et exécuté par la Mafia la plus crédible. Cela me semblait d’autant plus nécessaire que beaucoup de spécialistes de l’Amérique en France continuent de propager la thèse du tireur solitaire, soit par paresse, soit par ignorance, soit pour éviter le sujet mafieux. Donc, si complot il y a eu, il n’émane pas, comme le veut Oliver Stone dans son film JFK, dans une logique paranoïaque, de la CIA et du complexe militaro industriel, mais de Familles de la Mafia en plein hubris qui commençaient à prendre peur du fait de l’action vigoureuse et efficace du ministre de la Justice Bobby Kennedy.
Parmi les présidents américains en "odeur de Mafia", vous en citez deux, Bill Clinton et Barack Obama, de manière inattendue.
Il faut se montrer prudent dès que l’on aborde l’histoire du temps présent car, par construction, les sources sont moins nombreuses que pour un passé plus lointain. Ceci dit, il est indéniable que ces deux héros du progressisme ont entretenu des relations avec des personnages qui sont clairement des associés connus de la Mafia italo-américaine, et en l’occurrence des personnages ayant joué un rôle important dans le financement de leurs campagnes électorales. Bill Clinton a commencé sa carrière dans l’Arkansas où l’argent sale, issu du trafic international de cocaïne et des courses de chevaux truquées, coule à flots. Un ami fidèle des Clinton se nomme Arthur Coïa, grand soutien du Parti Démocrate et président d’un syndicat en odeur de Mafia, le LIUNA. Or, Coïa est décrit par le FBI comme étant "sous le contrôle" de la Mafia. Concernant Obama, les trois principaux personnages qui font sa carrière sont aussi en "odeur de mafia" : le promoteur immobilier Tony Rezko, le banquier Alexi Giannoulias, et l’héritière des hôtels Hyatt, Penny Pritzker, dont la fortune familiale s’est bâtie avec le soutien du crime organisé. On pourra toujours expliquer, à juste titre, que corrélation n’est pas causalité, mais tant de "coïncidences" questionnent…
Cette porosité, voire parfois la quasi symbiose, entre l’État et l’argent du crime organisé, existe-t-elle en France ?
Ce livre est aussi une réflexion sur l’avenir des démocraties. Depuis la fin de la guerre froide, toutes les démocraties vivent une crise profonde qui ne peut s’expliquer uniquement par les dégâts de la mondialisation, la montée du populisme ou les ingérences des régimes autoritaires. Partout dans le monde, et singulièrement en Europe, les grandes criminalités gangrènent à bas bruit les démocraties. Nous ne voulons pas le voir et notre clairvoyance sur le sujet est faible ; elle est comparable à celle que nous avions il y a encore 30 ans sur le djihadisme. En France, le crime organisé s’est construit d’immenses enclaves plus ou moins impénétrables à l’action de l’État. Et la situation ira mécaniquement en empirant dans les décennies à venir. Songeons que les États qui entreront dans l’UE dans le prochain demi-siècle sont tous plus ou moins des États gangstérisés : ceux des Balkans occidentaux et l’Ukraine.
19/12/2023