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René Villemure est Éthicien, Président-Fondateur d'Ethikos, Conférencier international.
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Mon rôle d’éthicien-voyageur m’a permis, au cours des 25 dernières années, d’observer la société sous plusieurs angles, sur plusieurs continents. J’ai pu voir les effets, positifs et négatifs, du libéralisme économique puis, depuis les 20 dernières années, les effets négatifs du néolibéralisme à tout prix.
Le 28 mai dernier, le thermomètre a marqué 39C à Montréal. C’est du jamais-vu.
Depuis la mi-mars, la moitié de l’humanité a été confinée, c’est également du jamais-vu.
Devant ces jamais-vu qui s’empilent, je crois que même les sceptiques ne peuvent plus douter que ceux-ci sont en lien direct avec les effets délétères de l’économie sur la nature.
Mais, avant de lier la cause et l’effet, faisons un bref retour sur les 25 dernières années.
J’ai écrit, il y a déjà longtemps, un essai intitulé « Devenir gros ». Cet essai disputait l’essence même du néolibéralisme et de la globalisation des marchés, obsédés qu’ils étaient par la croissance à tout prix. Selon cette doctrine, on pouvait croire que les entreprises devaient grossir aux seules fins d'être plus grosses; c’était la croissance pour la croissance, la croissance à tout prix, la croissance sauvage.
Les managers ont aimé devenir responsables d’une unité d’affaires sans cesse plus imposante, dans laquelle travaillaient de plus en plus de subordonnés. Leur prestige augmentait avec le nombre de collaborateurs sous leur gouverne.
Durant cette période, plusieurs entreprises manufacturières ont oublié qu’elles fabriquaient un produit; elles ont confondu le moyen et la fin et c’est plutôt la valeur de leur action sur les marchés qui est devenue leur produit. Ces entreprises ont crû en taille bien au-delà des bénéfices espérés par les fusions ou acquisitions souvent inutiles qu’elles ont initiées; elles promettaient la création de valeur alors qu’il ne s’agissait plutôt que de captation de valeur. Même si cela a longtemps été considéré comme étant une hérésie, il ne faut pas hésiter à l’affirmer encore plus fort : il est faux de croire que la mondialisation a bénéficié à tous. Le néolibéralisme n’est pas sans blessures, ces blessures qui laissent des cicatrices sur la société en général en enrichissant sans cesse les plus riches, en appauvrissant inéluctablement les plus pauvres tout en dépouillant la société elle-même. La création de valeur n’est qu’illusion si, au fond, cette valeur créée ne devient que valeur captée par certains.
En 2020, au temps de Covid, qui sont nos héros? Sont-ce les banquiers d’affaires ou ceux qui continuent à assurer le fonctionnement de la chaîne alimentaire? Est-ce le 2% qui aura capté la plus grande partie de la richesse créée et qui, en regard de cette même richesse, n’aura rien fait, ou si peu, pour assumer une responsabilité? Ce 2% aura-t-il contribué de manière non-négligeable à la résolution de la situation actuelle souvent engendrée par ses propres actions? Non. La balance des inégalités, à laquelle on s’accommodait avec indifférence, l’urgence climatique, dont on discutait dans les salons mais pour laquelle nous ne faisions rien, ou si peu, préférant fixer notre regard sur le mirage de la croissance infinie, n’a bénéficié en rien à la société globale. Inégalités et urgence climatique viennent pourtant d’exploser sous nos yeux. Le Devenir gros a éclaté.
Les nombreuses ententes environnementales bilatérales telles les COP ou encore le Forum économique de Davos, où les négociations ont été tellement âpres qu’elles ne pouvaient qu’assurer que rien ne change, ne sont que parures offrant aux signataires le sentiment de l’illusion de l’action. Ces ententes ont accouché de normes insignifiantes et inadéquates auxquelles plusieurs ont accepté de se conformer. Eh bien, en affaires d’ententes sans substance, c’est peu dire que la conformité n’aura pas suffi.
La conformité n’aura pas suffi à ce que les actions humaines et économiques n’endommagent le monde tel que nous le connaissions.
La conformité n’aura pas suffi à nous préserver des dangers sanitaires, environnementaux, sociaux et, même économiques.
Dorénavant, nous entrons dans l’ère post-conformité, dans l’ère de l’éthique où il faudra que les gouvernements et les entreprises modifient leur façon de gouverner et comprennent que l’éthique de vitrine et les ententes d’apparat ne suffisent plus. Ils devront aussi comprendre que se conformer à une mesure qui est sans effet ne sert à rien.
Maintenant, le constat s’impose de lui-même : l’économisme aveugle ne peut fonctionner à long terme. Cette année, le danger s’est invité au centre de la table et nous ne pouvons prétendre ne pas le voir.
Voilà, le défi qui nous attend post-Covid. Pour le résoudre, le monde aura besoin de philosophes, et de penseurs. La diversité des conseils d’administration ne devra plus être simplement comprise en termes de genres; il faudra dorénavant inclure des sociologues, des démographes et, pourquoi pas, des éthiciens et des plus jeunes. Il faudra accueillir ces derniers sans les cantonner dans des rôles de figuration ou de fous du Roi.
Les cataclysmes actuels nous démontrent que les banquiers ne peuvent plus être laissés seuls aux commandes.
« Il est grand temps de rallumer les étoiles », comme l’écrivait Guillaume Apollinaire, et d’insuffler un nouvel élan d’humanisme dans l’économie et la gouvernance des entreprises.
12/06/2020