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Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Une remarquable double page a été consacrée par Le Monde, sous la signature de Nicolas Truong, à la "société du commentaire", avec une approche et une analyse plus critiques que positives.
On voit bien tout ce qui aujourd'hui peut être reproché, dans l'univers médiatique, à cette surabondance du commentaire, sans certitude parfois de la réalité sur laquelle il s'appuie. Trop de légèreté et d'approximations de la part de ceux qui donnent leur avis et le sentiment que les chroniqueurs sont tenus, par une sorte d'obligation intellectuelle et d'honneur de débatteurs, de ne rien laisser passer sans qu'ils s'en mêlent. Il faut affirmer un point de vue avec d'autant plus de conviction qu'on est étranger au thème abordé, l'important étant de faire illusion. En espérant que tel ou tel contradicteur ne réduira pas à néant votre superficialité ou palliera les lacunes de votre intervention.
J'ai tenté d'échapper à ce risque, ayant une conscience aiguë du caractère limité de mon savoir, de mon monde, et de mon droit à l'ignorance. J'ai résisté autant que j'ai pu à cette tentation de dire un mot sur tout sans être légitime. Plutôt que s'afficher avec présomption, il vaut souvent mieux, par l'écoute et le dialogue, apprendre des autres.
Aussi n'ai-je jamais éprouvé une hostilité de principe à l'égard de la "société du commentaire" même si elle dépasse largement le seul champ médiatique. Pourquoi faudrait-il être réservé face à ces tendances politiques, intellectuelles et aussi médiatiques qui ne peuvent avoir pour finalité que de faire "un commentaire de la société" ?
En effet il ne me semble pas absurde de clairement distinguer le factuel et son analyse. Quand le premier est sûr, la seconde a le droit de s'autoriser plusieurs interprétations et il n'y a là rien d'ambigu ni de dangereux. Si le factuel n'est pas encore déterminé avec précision, l'analyse n'est pas condamnée à s'effacer mais à condition de prendre des précautions qui intégreront tout ce qu'on sait déjà, tout ce qu'on ne sait pas encore.
Rien ne serait pire que d'apposer trop d'assurance sur une réalité en question de même que trop de doute sur un événement incontestable révélerait plus la faiblesse du chroniqueur que la fermeté d'une pensée.
Le commentaire a toujours trouvé grâce à mes yeux. Parce que je n'ai jamais su faire que cela. Rien ne me procure plus de plaisir intellectuel que cet exercice. Non pas que je n'aie jamais rêvé d'être un créateur, un inventeur mais il faut faire avec ce qu'on est. Il y a une sorte de bonheur intense à appréhender une réalité, à se pencher sur une substance extérieure à soi pour éclairer et élucider l'une et l'autre et, par son commentaire, ajouter à la connaissance de beaucoup.
Pour que la société du commentaire sur les plateaux de télévision ne vire pas à sa caricature - un peu de tout sur n'importe quoi sans que rien ne garantisse la fiabilité des propos -, il est essentiel que les chroniqueurs s'imposent une déontologie stricte qui consistera à parler de ce qu'on sait, à se taire sur ce qu'on ignore, à écouter et à apprendre en tentant de faire surgir de l'échange lui-même un irremplaçable apport qui dépassera la somme des verbes singuliers.
Il est certains commentaires, pour aller jusqu'au comble de la réussite, qui sont si emplis d'empathie et de compréhension qu'ils représentent parfois une sorte de re-création. Il n'est pas nécessaire de faire référence à Alexandre Kojève expliquant Hegel. Il y a des situations politiques, des conflits sociaux et des controverses intellectuelles qui seront si bien simplifiés, décapés par le commentaire qu'ils paraîtront limpides quand ils étaient complexes.
Une vie internationale lumineusement exposée, les rapports de force entre nations brillamment enseignés, des commentaires clairvoyants sur le chaos, la fureur et l'ordre du monde.
J'entends bien que ce n'est pas à ce type de commentaire que le texte du Monde faisait référence mais plutôt à ce bavardage profus, médiatique, à cette manière de faire de rien un Himalaya, d'une réalité importante un point dérisoire.
Le président de la République avait fustigé un jour ce prurit des commentaires, ce culte de l'insignifiant. Je l'avais trouvé injuste à cette occasion comme s'il voulait dénier, au prétexte que le pouvoir agit, toute légitimité à l'analyse de la politique. Il s'agit de deux sphères radicalement séparées dont chacune a le droit de vérifier la compétence de l'autre mais qui seraient orphelines, l'une sans le commentaire qui l'aidera à agir, l'autre sans la réalité de l'action, son terreau unique.
Acceptons la société du commentaire qui, en démocratie, propose l'utile et nécessaire commentaire de la société.
25/04/2021