Il faut bien deux océans pour un grand pays

09/09/2021 - 7 min. de lecture

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L'Amiral (2s) Alain de Dainville est ancien Chef d'État-major de la Marine et Membre de l'Académie de Marine.

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L’Asie continent écrasé par le poids de la Chine réunit les deux océans, Indien et Pacifique. À l’autre extrémité de l’Océan Pacifique, les États-Unis affichent maintenant clairement que leur priorité stratégique est de contrer les ambitions de la Chine. Fidèles à une stratégie qui leur avait réussi contre l’Union soviétique, ils cherchent à l’endiguer et à la maintenir dans ses frontières terrestres. Pour atteindre cet objectif, il leur faut contrôler avec cohérence les deux océans. Dans le document Cadre stratégique américain pour l’Indo-Pacifique déclassifié en janvier 2021, les États-Unis affirment que "la perte de la prééminence américaine dans l’Indo-Pacifique affaiblirait leur capacité à réaliser les intérêts américains à l'échelle mondiale". Face à la domination par le parti communiste chinois, ils offrent leur soutien pour défendre la liberté et la souveraineté des Nations, dans un nouveau concept, celui de l’Indo-Pacifique.

 

Que veut la Chine

Le Livre blanc chinois de mai 2015 affirme que "l’idée traditionnelle selon laquelle les enjeux terrestres auraient plus de poids que les enjeux maritimes, doit être abandonnée", confirmant ainsi toute sa pertinence à ce nouveau concept très bleu marine. 

La Chine cherche, depuis son réveil maritime du début du siècle, à maîtriser les mers selon une démarche en trois temps. La priorité est de transformer la Mer de Chine en mer territoriale à des fins économiques, mais surtout stratégiques et politiques. Elle se heurte à tous les riverains, anciens vassaux, tributaires de l’Empire du Milieu, qui redoutent les ambitions navales réaffirmées de Pékin. Elle soulève l’hostilité du camp occidental qui voit dans l’atteinte à la Convention de Montego Bay une déstabilisation de l’ordre mondial.

Sa deuxième priorité est de protéger sa navigation commerciale qui garantit sa croissance. Elle jalonne les routes maritimes de points d’appui protecteurs, selon les théories stratégiques d’Alfred T. Mahan.

Enfin, sa puissance maritime doit lui permettre d’accroître sa domination, sur la voie de son objectif de 2049 de devenir la première au monde. Mais le chemin est long et pavé d’embûches.

 

L'Indo-Pacifique

L’Indo-Pacifique commence dans les défis des Mers de Chine, méridionale et orientale. La Chine s’estime aujourd’hui "suffisamment forte pour s’assurer leur maîtrise contre tout intrus", c’est-à-dire contre les actions de la VIIe flotte américaine et des marines alliées. La Chine veut marquer la fin d’une illusion selon laquelle elle continuerait à accepter un ordre maritime fondé sur des règles occidentales. Si elle réussissait, le droit de la mer s’effondrerait, victime de l’affrontement entre les États-Unis qui n’ont pas ratifié Montego Bay et la Chine, signataire avec réserves de la Convention. L’Union européenne devra se positionner soit d’un côté, soit de l’autre. Elle signera son engagement en naviguant ou non en Mer de Chine.

Mais l’Indo-Pacifique ne se limite pas à la Méditerranée asiatique. Le concept se conçoit également dans la maîtrise des deux océans qui ouvrent le continent asiatique au monde.

Dans l’Océan Indien, la Chine veut contrôler sa navigation par ce que les Américains ont baptisé le "string of pearls", un ensemble de points d’appui, dont le fermoir est l’importante base militaire de Djibouti. Elle se heurte à l’Inde qui ne veut pas que "son océan" devienne un lac chinois. Elle s’organise pour déployer, face au collier de perles, ses points d’appui, le bracelet d’opales. Les Indiens ont le soutien des États-Unis qui les utilisent et laissent en première ligne pour assurer la sécurité de l’océan. Les deux pays ont signé les accords LEMOA (Logistics Exchange Memorandum of Agreement) qui offrent notamment des facilités à la marine indienne dans la base de Diego Garcia. Les Indiens ont obtenu le soutien de la France qui ouvre ses bases navales de La Réunion et de Mayotte. Ils développent également le couloir de croissance indo-japonais, Asie-Afrique.

La vision chinoise de l’Océan Pacifique fut affirmée à plusieurs reprises aux dirigeants américains par le Président Xi Jinping qui répète que le Pacifique est "assez vaste pour la Chine et les États-Unis". Les États-Unis cherchent à s’organiser pour ne pas lui laisser le champ libre. Ils soutiennent ainsi une alliance stratégique, le quarteron ou quad avec l'Australie, l'Inde et le Japon, qui pourrait s’élargir dans un quad +. La France maintient une position réservée face à cette initiative que certains comparent à un nouvel OTAN.

La Chine cible l’Océanie pour ses nouvelles "routes de la soie". Elle a approché et financé le Vanuatu afin d'établir une présence militaire permanente dans le Pacifique Sud. "Une base située à moins de 2 000 kilomètres de la côte australienne permettrait à la Chine de projeter sa puissance militaire dans l'océan Pacifique et de renverser l'équilibre stratégique établi de longue date dans la région, augmentant potentiellement le risque de confrontation entre la Chine et les États-Unis. Ce serait la première base outre-mer de la Chine dans le Pacifique et seulement sa deuxième dans le monde", note le Sydney Morning Herald. Les États-Unis de Joe Biden sentant le danger renforcent leur participation dans le centre de fusion d’informations maritimes soutenu par l’Australie, implanté au Vanuatu.

 

La toile d’araignée chinoise

Le principal levier de puissance chinois est économique, même si les aspects culturels suivent dans les eaux. Tout se passe comme si débutait une nouvelle phase de la mondialisation, celle qui remet l’Empire du Milieu au centre du jeu de go. La Chine retrouvait un rôle central planétaire, en imposant sa vision du commerce et ses normes dans un nouveau système qu’elle aurait initié, organisé et irrigué. C’est ce que cachent les nouvelles routes de la soie aujourd’hui : BRI (Belt and road initiative), concept lancé en 2013, étendard de la mondialisation chinoise, dont la référence à Marco Polo n’est qu’une diabolique astuce de marketing. "Si vous voulez devenir riche commencez par construire des routes", dit le proverbe chinois. Ce sont les routes maritimes et son appoint symbolique en ceintures de voies ferrées qui ne pourront capter que 15 % au mieux du trafic de l’Océan Indien. Un seul exemple le montre : acheminer la cargaison d’un porte-conteneurs moderne nécessiterait un train de 150 km de long.

Comme la Chine ne peut satisfaire ses ambitions que par un développement économique et financier qui lui permette d’acheter la paix sociale, la BRI est au cœur de ses préoccupations. Elle déploie ses tentacules vers tous les continents (Afrique, Europe, Amérique) et cherche à les sécuriser et à les raccourcir, en lorgnant notamment sur la route de l’Arctique dès que son ouverture se généralisera. 

Toutes ces élongations sont soumises à des aléas et des risques, insécurité des pays traversés, terrorisme et piraterie, notamment dans les passages resserrés. Les projets d’infrastructure touchent aujourd’hui près de 130 pays. Cette situation conduit la Chine, dont les navires ont subi des agressions à imaginer des alternatives : creusement du canal de Kra pour éviter Malacca, construction d’une voie ferrée en Israël pour contourner le canal de Suez. La BRI est également à la merci de la fragilité des accords avec les partenaires d’Afrique, étranglés par la diplomatie de la dette, ou plus récemment d’Australie où le gouvernement de Canberra, inquiet de la pénétration chinoise, a annulé un accord "Belt and Road", signé entre la Chine et le gouvernement de l’État de Victoria. 

Le projet éminemment politique recherche des formes multiples d'interdépendance. La coopération politique dépasse largement le seul domaine économique pour s’ouvrit à la santé, l’eau, l’agriculture, la science et la technologie ainsi que l’éducation. La pandémie du Coronavirus a donné l’occasion de parler de routes de la soie sanitaires, celle des masques, des blouses et des vaccins. Apparaissent également les "lignes de la soie numériques", les câbles sous-marins sous contrôle chinois. Ainsi, le câble Peace va relier au travers de l’Océan Indien la Chine à Marseille fin 2021 au service des sociétés chinoises travaillant en Europe et en Afrique. En juin 2021, les États-Unis parviennent à faire avorter un projet de câble sous-marin transpacifique avec participation chinoise. 

L’implantation des 548 Instituts Confucius dans 154 pays permet de diffuser la culture chinoise, de formater les esprits à ses normes et à son système juridique. Elle accueille aussi dans ses universités des étudiants des pays qu’elle a ciblés. Cette attitude caractérise la constante du "sino-centrisme" millénaire de l’Empire du Milieu que le Père de Chavagnac, jésuite français, décrivait déjà en 1703 : "entêtés de leur pays, de leurs mœurs et de leurs coutumes, ils ne peuvent se persuader que ce qui n’est pas de la Chine mérite quelqu’attention".

 

En conclusion

Le concept de l’Indo-Pacifique est une émanation de la traditionnelle vision stratégique américaine, "le containment". Dans ce cas précis, il s’agit de contenir la Chine pour l’empêcher de se répandre. Les États-Unis semblent y mettre de la cohérence pour s’opposer à l’approche globale chinoise. Ils cherchent à maintenir l’oiseau dans sa cage, mais l’animal l’a déjà quittée depuis longtemps dans son "vol de la Soie". Vers l’Occident, il a pu se poser en Afghanistan, au Moyen-Orient avec d’autant plus de facilité qu’il s’y approvisionne en pétrole et qu’il y fournit l’équipement de santé et la technologie. Il a même réalisé quelques incursions jusqu’en Europe. Il rencontre plus de difficultés dans sa route vers l’Orient, car son rival se mobilise et veut le prendre dans ses filets. 

L’Union européenne sort de sa léthargie en avril 2021. Ce qui reste de l’OTAN s’inquiète aussi. Le 18 juin, le ministre japonais de la défense lance un appel aux pays européens pour consolider leur présence en Indo-Pacifique afin de contrer l’influence de la Chine. Le Conseil de l’Europe approuve une stratégie de l'UE pour la coopération dans cette région qui renforce son orientation stratégique, sa présence, ses actions pour défendre les intérêts de l'UE, et contribue à la stabilité, la sécurité, la prospérité et au développement durable de cette région. Il ne reste plus qu’à passer aux actes.

Amiral (2s) Alain de Dainville

09/09/2021

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