Islam: la lutte idéologico-religieuse redouble d'intensité

07/02/2015 - 9 min. de lecture

Islam: la lutte idéologico-religieuse redouble d'intensité - Cercle K2

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Les menaces terroristes directes contre la France fusent depuis les attentats de janvier 2015 et encore plus depuis le déclenchement du mouvement « Je suis Charlie ». Elles proviennent de deux groupes distincts.

Tout d’abord, d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) - le bras armé d’Al-Qaida « canal historique » -, par la voix d’Ibrahim al-Rubaysh, un ancien pensionnaire de Guantanamo, aujourd’hui le responsable religieux d’AQPA. Fin janvier, dans un message audio diffusé par Al Malahem Media Foundation, il vise directement la France accusée de mener la guerre contre l’islam et les musulmans, non seulement militairement, mais aussi en se moquant du Prophète en référence aux caricatures de Charlie Hebdo. Pour les musulmans en général, mais encore plus pour les salafistes-jihadistes, il s’agit là d’un véritable blasphème. La manifestation de réprobation du terrorisme qui s’est tenue dans de nombreuses villes françaises le 11 janvier dernier, attire la remarque suivante de Rubaysh : « vous voyez des infidèles se tenir ensemble et soutenir ensemble leur agression contre les musulmans et leur offense du Prophète ». En outre, il se dit particulièrement choqué par la présence de responsables musulmans à cette manifestation en proclamant : « la solidarité avec quiconque a injurié le Prophète […] est une offense qui rejette son initiateur hors du cercle de l’islam ». Il ajoute que tous « paieront un prix élevé, la part la plus importante devant être supportée par la France […] la culpabilité de la France dans ce domaine tient dans le fait qu’elle a galvanisé le monde pour soutenir la rédaction du journal Charlie Hebdo qui avait offensé la sensibilité des musulmans ». Plus étonnamment, il affirme aussi que : « les dernières années ont montré un recul dans le rôle de leadership qu’avaient les Etats-Unis dans la guerre contre l’Islam […] en conséquence la France tente de se positionner comme le nouveau leader de cette guerre religieuse ». Enfin, il appelle à lancer de nouvelles attaques contre la France et contre tout journaliste qui ne respecte pas le Prophète : « les raids doivent se succéder jusqu’à ce que chaque journaliste sache que, s’il est un agresseur de la religion de l’islam, aucun journal ne voudra de lui, aucun hôtel n’acceptera de l’accueillir et il ne trouvera pas le plus petit espace au monde où il pourra dormir tranquillement ».

Les menaces ne peuvent pas être plus claires : la France et les journalistes constituent aujourd’hui les cibles numéro un d’Al-Qaida « canal historique » via sa branche yéménite. Pour mémoire, l’émir d’AQPA est Nasir al Wuhayshi[1] , l’adjoint direct et dauphin d’al-Zawahiri.

Daech ne reste pas en retrait, multipliant les déclarations bellicistes, dont certaines en français, appelant à la guerre sainte contre la France. Lors d’une intervention diffusée sur le net le 3 février, un homme entouré de six combattants -vdont une femme déclare : « Un lourd châtiment va tomber dans ce pays [...]. Tuez. Vous avez plus de quatre millions de cibles maintenant », en faisant référence aux quatre millions de manifestants qui ont défilé dans villes de France le 11 janvier. Il ajoute : « Soyez prêts, car nous le sommes ».

La seule différence qui existe dans ces appels réside dans le fait que Daech demande surtout aux volontaires de rejoindre le califat islamique sur le front syro-irakien. L’Etat islamique (EI) a un besoin urgent de chair à canon.

 

La guerre entre Al-Qaida « canal historique » et Daech

Il convient de replacer cette course aux menaces dirigée contre les « croisés », au premier rang desquels se trouve désormais la France, dans la guerre ouverte que se livrent aujourd’hui Al-Qaida « canal historique » et Daech. C’est à celui qui se montrera le plus agressif et qui parviendra à faire déclencher les actions terroristes les plus spectaculaires.

Cette guerre qui se place aussi - et peut-être surtout - sur le plan des idées est également l’affaire des idéologues. Ainsi, le plus célèbre d’entre eux, le Jordano-palestinien Aasim Muhammad Tahir al-Barqawi - alias Abou Muhammad al Maqdisi -, a été relâché des geôles jordaniennes juste après la diffusion de la vidéo de l’assassinat sauvage du pilote Mouath al-Kasaesbeh par Daech. En effet, Maqdisi diffuse régulièrement depuis sa prison de nombreux messages attaquant Abou Bakr al-Baghdadi, expliquant que la création du Califat islamique ne respecte pas les règles de l’islam et que le résultat des fatwas décrétées par Daech n’a d’autres conséquences que de faire couler le sang des musulmans. Il qualifie l’EI de « mouvement déviant ». Ses discours, ainsi que ceux d’un de ses proches qui vit aussi en Jordanie, Omar Abou Othman[2], sont repris par de nombreux autres prédicateurs de par le monde. Cela dit, Maqdisi et Abou Qoutada restent viscéralement anti-Occidentaux et qualifient le docteur al-Zawahiri de « frère bien aimé, cheikh, commandeur ». Ils auraient même tenté en septembre 2014 d’intervenir pour faciliter la réalisation d’un accord entre le Front al-Nosra, le bras armé en Syrie d’Al-Qaida « canal historique », et Daech. Pour eux, l’objectif était de se retourner, tous moyens réunis, contre l’ennemi commun : les « croisés ».

Si le geste de « clémence » consenti par les autorités jordaniennes (Maqdisi avait déjà été brièvement relâché en juin 2014) se comprend dans le cadre de la lutte à mort qu’a décrété le régime d’Amman contre Daech suite à l’assassinat de son pilote, membre d’une tribu très influente, il risque de leur être reproché d’avoir pris partie, même si ce n’est que temporairement, pour le Front al-Nosra. D’ailleurs, Sami al-Uraydi, un Jordanien qui est membre du comité religieux de ce mouvement, s’est d’ailleurs félicité de la libération de Maqdisi.

Autre sujet d’inquiétude : le Front Al-Nosra semble être repassé à l’offensive en Syrie, en particulier dans le nord-ouest du pays[3]. En 2015, il pourrait très bien gagner du terrain sur Daech mais, pour le moment, il s’évertue à liquider les mouvements d’opposition à Bachar el-Assad soutenus par les Occidentaux et l’Arabie saoudite. La position du Qatar et de la Turquie, deux pays très proches des Frères musulmans, n’est aujourd’hui pas très claire. Ils semblent jouer au coup par coup en fonction de l’évolution de la situation sur le terrain.

La guerre ouverte entre les deux formations a des prolongements sur d’autres théâtres d’opérations. Ainsi, Daech tente de rallier des éléments appartenant à des mouvements qui, dans le passé, ont fait allégeance à Al-Qaida. Cela est le cas :

  • en Algérie, avec la création du mouvements « Les combattants du Califat » qui a fait sécession d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI)[4];
  • en zone AFPAK, où « La province du Khorasan » a été créée par des anciens dissidents des taliban pakistanais et afghans ;
  • au Sinaï, où Ansar Bayt al Maqdis, mouvement extrêmement agressif est devenu « La province du Sinaï[5] » ;
  • en Libye, où des jihadistes se revendiquant de Daech sont présents à Derna, à Benghazi et désormais à Tripoli[6];
  • et en Extrême-Orient, où le groupe Abou Sayyaf et Abou Bakar al Bachir, le leader du Jemaah Islamiyah (JI) emprisonné, ont prêté allégeance à l’EI.

Ali Abou Mohammed al-Dagestani, le chef de l’Emirat islamique du Caucase, est lui-même l’objet d’une dissidence interne dans la « Wilayat Daguestan ». La Somalie, le Nigeria et le Yémen, trois pays déchirés par des guerres civiles meurtrières, restent pour le moment hors d’atteinte d’al-Baghdadi qui a des soucis plus proches et plus immédiats.

 

La guerre civile au sein du monde musulman

Une déclaration tonitruante du cheikh Ahmad Al-Tayeb, grand imam de la prestigieuse institution al-Azhar du Caire, n’a pas été relevée avec tout l’intérêt qu’elle mérite. Il a réclamé à l’encontre des « impies » (les terroristes de Daech) « la punition prévue dans le Coran : la mort, la crucifixion ou l’amputation de leurs mains et de leurs pieds ». Elle démontre à l’envi que ce qui se passe aujourd’hui au Proche-Orient est une véritable guerre civile interne au monde musulman, opposant :

les mouvements jihadistes entre eux (Al-Qaida « canal historique » contre Daech) ;

les salafistes-jihadistes réunis contre les wahhabites saoudiens, même si les objectifs politico-religieux des deux tendances sont très voisins (le retour à l’islam des origines et l’établissement d’un califat mondial) ; seuls les moyens pour y parvenir sont différents : la guerre sainte pour les premiers, le prosélytisme pour les seconds;

les wahhabites saoudiens et leurs alliés égyptiens contre les Frères musulmans ; ces derniers (soutenus discrètement par le Qatar et la Turquie) peuvent avoir conclu des alliances de circonstance avec les salafistes-jihadistes au Sinaï pour s’attaquer au régime du président Sissi jugé illégal;

l’ensemble du monde sunnite contre les chiites considérés comme des apostats (traîtres à l’islam). Les effets directs se font sentir sur le front syro-irakien, au Liban et au Yémen ;

enfin, les Palestiniens sont divisés entre le Hamas soutenu par les Frères musulmans, le Qatar et la Turquie, le jihad islamique palestinien (JIP, sunnite) aidé par l’Iran (chiite) et l’autorité palestinienne portée à bout de bras par les Occidentaux et l’Arabie saoudite.

Ces considérations devraient être prises en compte par les volontaires étrangers, notamment occidentaux, quand ils envisagent d’aller mener le jihad sur des théâtres extérieurs, particulièrement sur le théâtre syro-irakien. Ils ne semblent pas se rendre compte qu’ils vont participer directement à la guerre civile entre musulmans. Leurs motivations, qui peuvent s’expliquer par une révolte des générations, un refus de la société occidentale avec ses multiples déficiences, un profond sentiment d’injustice et la volonté de vivre la « grande aventure », ne vont servir qu’à alimenter une machine de guerre inhumaine.

 

L’« ennemi lointain »

Ce n’est donc pas un « choc des civilisations » même si les juifs, les chrétiens, les membres des autres religions et les agnostiques sont considérés comme des « ennemis lointains » par nombre de responsables musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites, même s’ils ne l’admettent pas ouvertement[7].

Beaucoup de personnes en Europe se posent la question : « pourquoi ils ne nous aiment pas ? ». Tout d’abord, pour la grande majorité des populations musulmanes déshéritées, la civilisation occidentale est considérée comme décadente, aux mœurs dissolus, agressive en raison de la présence de ses forces militaires en terre d’islam et aux opérations qui provoquent des victimes collatérales. Les Occidentaux sont également accusés de soutenir l’Etat hébreu au mépris des règles internationales et d’appliquer en permanence une politique du « deux poids, deux mesures » ce qui entraîne un profond sentiment d’injustice.

La théorie du « complot » est extrêmement populaire avec une remise en cause de la réalité de la Shoah, la « manipulation » des attentats du 11 septembre, etc. De plus, beaucoup de proche-orientaux (mais aussi des Africains, des asiatiques) considèrent que les musulmans sont gravement maltraités en Occident (ainsi qu’en Russie et en Chine) autant sur le plan physique que religieux.

Enfin, ce qui irrite le plus les dirigeants étrangers (et pas que ceux qui sont musulmans), c’est la propension de l’Occident à vouloir donner des leçons de morale. Cela est ressenti comme une sorte de nouveau colonialisme religieux à la sauce américaine.

 

Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’Europe en général, et sur la France en particulier, sont extrêmement importantes. Le problème avec les salafistes-jihadistes est qu’ils disent ce qu’ils vont faire et font ce qu’ils ont dit. Il suffit de reprendre le cas de Charlie Hebdo, qui avait été condamné par Oussama Ben Laden après la publication des caricatures du prophète Mahomet en 2006. Pourtant, il est peu probable que ce journal ait été en vente en librairie à Abbottabad. La France, son gouvernement, ses représentants et son peuple sont désignés comme objectif principal par Al-Qaida « canal historique » et par Daech. La résilience des populations est l’arme - même si elle n’est pas suffisante - qui peut être la plus efficace contre cette tentative de terrorisation.

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[1] Il est vrai qu’il a d’autres gros soucis en ce moment avec la guerre qu’il mène contre les tribus chiites al-Houthis qui se sont emparées du nord-ouest du Yémen. De plus, les Américains poursuivent leurs opérations homo au Yémen. Ils ont ainsi neutralisé, le 31 janvier, Hareth al-Nadhari, un responsable d’AQPA qui s’était félicité, sur le net, des actions terroristes menées à Paris au début de l’année.

[2] Alias Abou Qoutada. Il est l’ancien représentant d’Oussama Ben Laden en Europe.

[3] Il est aussi très présent au Nord-Liban.

[4] Cette katiba de la « zone centre » d’AQMI a été fortement étrillée par les forces de sécurité algériennes suite à l’assassinat d’Hervé Droukdel.

[5] Le groupe Ajnad Misr n’a pas fait allégeance à Daech

[6] Il est possible que le Conseil des moudjahiddines de Derna, Benghazi et que même la direction d’Ansar al-Charia n’aient pas encore prêté allégeance à Al-Baghdadi. Il s’agit de groupuscules qui se seraient ainsi singularisés par rapport à leur direction régionale.

[7] L’art de la Taqiya, surtout présente dans le monde chiite.

[8] Le « droit de l’hommisme » laïque libertaire est souvent assimilé à une nouvelle religion.

 

07/02/2015

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