L’art, une clé essentielle pour penser l’autre

11/05/2022 - 6 min. de lecture

L’art, une clé essentielle pour penser l’autre - Cercle K2

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Le parcours personnel et professionnel de Sophie Makariou, Présidente du Musée national des arts asiatiques Guimet, illustre l’impérieuse nécessité d’entretenir les liens riches et complexes que tissent l’art et la diplomatie. 

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Entretien conduit et restitué par Christine de Langle, Historienne de l’art et Fondatrice d’Art Majeur

 

Le confinement, une matrice pour l’écriture

Une discussion sur un nouveau projet éditorial avec Manuel Carcassonne, Directeur général des Éditions Stock, qui s’oriente vers la question du patrimoine, puis, soudain, cette interrogation : "vous auriez créé le département des arts de l’Islam au Louvre si vous n’aviez pas été à demi-chypriote ?". Cette question pertinente est à l’origine d’une réflexion personnelle et courageuse à laquelle s’est livrée Sophie Makariou. Avec Le Partage d’Orient*, cette chypriote par son père et française par sa mère a affronté les souvenirs de la partition de Chypre et explique son choix de s’intéresser à la culture et au patrimoine de l’autre, l’Islam. Un passionnant récit, qui "n’a pour but que de continuer à ouvrir des voies et construire des ponts". Écrit pendant le confinement, un temps suspendu qui la renvoie à un autre temps arrêté, 1974 et l’occupation d’une partie de Chypre par la Turquie. Un passé si douloureux qu’il fut longtemps enfoui et toujours soigneusement évité. Mais, "en ces temps de confinement mon passé s’étendait comme une flaque, une mer de ténèbres qu’il faudrait bien affronter pour rentrer chez soi en Ithaque. (…) Arriver à bon port était mon grand défi". Le confinement sanitaire a protégé et nourri l’écriture telle une matrice. Le manuscrit sera terminé le dernier jour du confinement. Écrire pour se retrouver.

 

"On n’est pas la moitié d’une moitié"

Non pas mi-chypriote, mi-française, mais complètement chypriote et totalement française. À Chypre, quand on parlait de chypriote grec ou chypriote turc, on entendait, comme une évidence, orthodoxe ou musulman. La tradition familiale faite d’ouverture la garde de n’entendre qu’une partie de l’histoire. Sophie, en hommage à la sagesse de son prénom, cherchera en toute occasion le point de contact possible et fera de toute crise une opportunité et une force. "Je suis une vraie grecque", revendique-t-elle quand elle définit la crise comme une décision entre deux choix possibles. Ne pas traduire cette double appartenance en termes de moitiés, mais toujours envisager deux explications, deux façons de penser. Une double appartenance n’est pas un crime à expier mais une bénédiction pour comprendre l’autre.

Assumer la géographie et l’histoire de Chypre entre Orient et Occident, c’est aussi posséder une double appréhension du temps. Être en même temps le lièvre et la tortue. Être dans l’instant et dans le futur lointain. Il s’agit juste, dit-elle, de "mettre le curseur du temps au bon endroit". Avoir beaucoup anticipé permet d’agir dans l’urgence. Armée de son regard d’historienne, Sophie Makariou sait l’importance de prendre du recul et de "dézoomer" pour comprendre une situation toujours plus complexe qu’attendue.

 

Le patrimoine marqueur de mémoire, d’histoire commune

De culture française chypriote, Sophie Makariou aurait dû s’intéresser à l’art grec ancien ou à l’art byzantin. Pourquoi cet intérêt pour l’Islam ? Elle a toujours considéré comme un danger mortel ce qu’elle appelle "l’assignation au territoire et à celui de nos mémoires". Elle décide de sortir de ce déterminisme et de s’intéresser à "celui qu’on m’avait donné officiellement comme ennemi". Ce qui l’amène à demander, toute jeune diplômée de l’Institut national du Patrimoine, un stage à Istanbul, à signer le premier accord de coopération culturelle entre Istanbul et le Musée du Louvre, à créer le Département des Arts de l’Islam au Louvre, à être associée depuis le début du projet au Louvre Abu Dhabi. Chercher dans le patrimoine de l’autre "la réduction des fractures et non l’épuration des mémoires".

Avec sa capacité à capter les signaux faibles, Sophie Makariou relie très vite deux évènements qui se sont déroulés à six mois de distance : la destruction des Bouddhas de Bâmiyân en mars 2001 et la destruction des Twins Towers à New York le 11 septembre 2001. "Ce que l’on fait aux images on le fait aux hommes". Elle connaît la puissance des images et le danger de leur manipulation dans un monde frénétiquement médiatique. Aujourd’hui, son regard est précieux pour analyser l’actualité. Elle croit à la symbolique des noms. Derrière Istanbul, elle ne peut oublier Constantinople que "les Grecs ne bombarderaient pas", aime rappeler que tous les ports de la Mer Noire porte des noms grecs, à commencer par Odessa, et que "les Russes, parce qu’ils se souviennent de la Russie de Kiev, ne détruiront Kiev, sinon à se perdre eux-mêmes".

 

"Il fait plus clair quand quelqu’un parle"

"Écouter comme un juif, voir comme un chrétien, lire comme un musulman, mais en parler comme un Français", ces mots prononcés par François Sureau lors de son discours de réception à l’Académie française trouvent une résonance dans ceux de Freud cités par Sophie Makariou : "il fait plus clair quand quelqu’un parle" car elle aime les mots et leur précision. Sa pensée s’incarne dans le langage, un instrument de combat au service de ces fameux points de contact. Avec une volonté de lutter contre un monde simpliste, formaté, fait d’affrontements, qui veut oublier l’épaisseur de la culture. Aujourd’hui, dans le conflit russo-ukrainien, Sophie Makariou est choquée que l’on demande aux artistes de choisir leur camp, comme si on voulait défaire un tissu, séparer la trame de la chaine. Elle y voit un appauvrissement lié à une époque qui n’est même pas amnésique de son histoire culturelle et spirituelle mais paramnésique. Elle vit depuis longtemps dans une Europe oublieuse de sa part orientale. Qu’est-ce que la question d’Orient dans laquelle les Russes apparaissent tout de suite ? Qu’est-ce que l’Oïkoumène des Orthodoxes ? Il est toujours question de querelle d’empires et de tissu à réparer.

Au Musée Guimet, en souvenir du fondateur du musée féru de musique classique et excellent musicien, elle décide d’organiser des concerts de musique classique avec la participation d'artistes russes, ukrainiens et biélorusses. Sans prise de parole qui détournerait cette harmonie à des fins politiques. La musique, seule. L’art comme unique main tendue.

 

Le musée, une ambassade culturelle

Toute la carrière de Sophie Makariou se partage entre art et diplomatie. Elle fait de la diplomatie au quotidien comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

Avec les Arts de l’Islam au Musée du Louvre, c’est une volonté de s’adresser à l’intelligence du visiteur, à sa faculté de choix après les attentats de 2001 en lui offrant les plus belles réalisations artistiques de l’Islam.

Avec le Louvre Abu Dhabi, auquel le musée prend part et où elle a présenté en 2021 une exposition sur les interactions artistiques entre Chine et Islam, c’est une alliance diplomatique, une opération de diplomatie culturelle avec des intérêts géostratégiques évidents. Quand certains gouvernements veulent échapper au guêpier de l’islamisme, il lui parait important de miser sur l’avenir, d’apprendre à travailler ensemble. Dans une péninsule arabique en pleine mutation, les équipes du musée sont maintenant mixtes. On accroche le premier tableau de nu et on présente un Christ avec ses plaies.

Présidente du Musée des arts asiatiques Guimet depuis 2013, Sophie Makariou sait que son musée est l’ambassade culturelle des pays asiatiques. À la pensée grecque elle ajoute la faculté de "penser en chinois", c’est-à-dire, être capable de changer de paradigme. Mais cette volonté de se mettre à la place de l’autre rencontre de temps en temps une forte hostilité. Que faire ? La réponse ne manque pas d’humour : "comme le Bouddha, je renverse mon bol et je mets mes sandales sur la tête !".

Aujourd’hui un projet lui tient à cœur : l’exposition programmée à l’automne 2022 qui fêtera le centième anniversaire de la Mission archéologique d’Afghanistan (1922-2022). Jusqu’aux années 1950, le partage des fouilles s’est fait entre le Musée de Kaboul et le Musée Guimet. Ce sont des collections en miroir qu’elle souhaite reconstituer dans l’exposition. Malheureusement, la prise de Kaboul par les Talibans arrive trop tôt, les collections du Musée ne sont plus accessibles et les pillages ne tarderont pas à recommencer car les gens ont faim. Beaucoup d’œuvres vont se retrouver illégalement sur le marché de l’art. L’exposition va fatalement prendre une autre orientation. À toute crise, une solution : "nous travaillons avec les archéologues afghans en exil". L’Afghanistan est toujours ce pays de légende, cette terre inaccessible que décrivait Kessel dans "Les Cavaliers".

Dans quelques mois, Sophie Makariou quitte le Musée Guimet pour partir vers d’autres responsabilités car "il faut continuer à se former, à apprendre, toujours".

"Il n’y a pas d’amour plus entêtant que celui du passé". C’est la matière et la quête de ce livre, ce qui en fait la richesse et le charme entêtant, comme l’amour d’un Ulysse pour son Ithaque. C’est un voyage de retour que peu osent partager avec autant de générosité et de finesse car, au-delà de ce parcours chypriote et français, c’est une invitation offerte au lecteur de parcourir ce "nosto », ce long voyage de retour. À chacun son Ithaque, ce désir d’enracinement.

Sophie Makariou, "Le partage d’Orient", Ed. Stock, 2021

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Christine de Langle

11/05/2022

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