L’Espace, un nouveau domaine de confrontation

24/09/2020 - 7 min. de lecture

L’Espace, un nouveau domaine de confrontation - Cercle K2

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Didier Beaumont est Chef du bureau préparation opérationnelle et emploi, Commandement de l’Espace.

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Un levier de puissance longtemps considéré comme peu vulnérable

Au début du 20ème siècle, le développement des télécommunications à longue distance et l’émergence de l’arme aérienne ont permis sur de vastes zones l’unification des espaces maritimes et terrestres, jusqu’alors disjoints (notion de théâtres d’opérations entre 2 continents) ainsi que le développement de nouvelles stratégies appropriées (aéroterrestre, aéromaritime et amphibie).

Aujourd’hui, les utilisations militaires de l’espace et du domaine cyber, croissantes depuis les années 60 et d’ailleurs concomitantes, agrègent les 3 milieux traditionnels, en portant à l’extrême un triple phénomène, à savoir la dilatation de l’espace, la contraction du temps et la continuité de la présence humaine, tant dans les champs physiques qu’immatériels. 

De fait, ces deux espaces – extra-atmosphérique et cyber – permettent à celui qui y accède d’agir simultanément en plusieurs lieux. Ainsi, une nation, dispose-t-elle clairement d’un levier de puissance militaire de portée mondiale, considérable, voire décisif, pour autant qu’elle puisse non seulement y accéder, s’y maintenir, mais aussi y conserver sa liberté d’action, autant dans ces deux milieux de confrontation que sur terre, sur mer et dans les airs.

En 2003, dans la quatrième édition de son traité de stratégie, l’éminent Hervé Coutau-Bégarie considérait la problématique de la militarisation de l’espace, en l’assimilant d’ailleurs à l’arsenalisation.

Selon ce stratège, plus que des considérations techniques ou budgétaire, c’est le risque de montée aux extrêmes qui avait jusqu’alors freiné le développement de systèmes offensifs dans l’espace.

De son point de vue, les puissances nucléaires inférieures n’avaient pas intérêt à provoquer le déploiement de tels systèmes car cela entraînerait inévitablement une réaction de la puissance dominante, qui elle-même, de son côté, procédait à un calcul symétrique.

En effet, profitant le plus largement des fonctions spatiales, cette dernière n’avait aucun avantage à déclencher une course aux armements qui, in fine, exposerait en retour ses propres satellites.

Citant Serge Grouard, il considérait ainsi une guerre dans l’espace comme un jeu à somme négative, sous entendant de facto qu’elle n’était guère envisageable et encore moins envisagée.

Ce paradigme a été longtemps considéré comme établi, tant et si bien que documenter et convaincre qu’un conflit aurait aujourd’hui une extension et des implications dans l’espace ou, même, qu’il pourrait y prendre sa source a été une entreprise de longue haleine, finalement concrétisée l’an dernier par la parution de la Stratégie spatiale de défense et la création du Commandement de l’espace.

 

Militarisation ou arsenalisation ?

À la différence de l’espace aérien, sur lequel s’exercent les souverainetés nationales, l’espace extra-atmosphérique est libre et ouvert à tous, avec certaines conditions restrictives qui ne sont pas néanmoins rédhibitoire pour son usage militaire.

Si le Traité de l’espace du 27 janvier 1967 pose effectivement le principe de l’utilisation de l’espace "à des fins pacifiques", la légitime défense car conforme au droit international est bien évidemment considérée comme licite.

Également, si le placement d’armes nucléaires ou de destruction massive en orbite est interdit, le transit d’armes de destruction massive, via des missiles balistiques, est autorisé tout comme le placement d’autres moyens conventionnels.

Dès les origines de la conquête spatiale, l’espace a donc été d’emblée utilisé à des fins militaires, avant même que des activités civiles ou commerciales et une régulation n’y soient envisagées. Cet usage n’a jamais été contredit par la suite.

La militarisation de l’espace se conçoit comme le développement de systèmes spatiaux destinés à la conduite et à l’appui des opérations sur terre, sur mer et dans les airs, dans les domaines de l’observation, de l’écoute, des communications et, depuis quelques années, du positionnement, de la navigation et de la datation.

Elle se développe dans les années 1960 dans le cadre de la Guerre froide et de la course à l'espace, entre les États-Unis et l'URSS, en référence au lancement des premiers satellites de reconnaissance.

Elle doit être distinguée de l’arsenalisation qui désigne, cette fois, le fait de déployer des armes dans l’espace visant la destruction de cibles terrestres ou spatiales.

Et l’idée d’arsenaliser l’espace – elle aussi – n’est pas neuve.

Déjà, dès 1945, le Général Arnold, futur Chef de l’US Air Force recommandait que les États-Unis développent des systèmes de missiles spatiaux pour frapper des cibles terrestres. Dans les années 1950, l’URSS répondit en menaçant de lancer des armes nucléaires à partir de satellites.

Les deux grands conçurent alors des armes antisatellites (ASAT) et, dans le cas des Soviétiques, des véhicules orbitaux armés.

Aujourd’hui, le retour d’une compétition militaire caractérisée entre puissances exacerbe la militarisation et l’arsenalisation de l’espace, elles-mêmes facilitées par le développement des technologies.

 

La menace spatiale, une réalité tangible

L’espace est désormais prééminent pour les opérations militaires, tant au niveau de la planification (utilisation de la cartographie satellitaire et des modèles numériques de terrain, renseignement optique et électromagnétique) que de la préparation (renseignement opératif, météo, ciblage) et de la conduite (guidage des armements, systèmes de communication, liaison de données).

L’espace contribue aussi à l’ensemble des autres activités humaines et il est même tellement utilisé que rares sont ceux qui en mesurent la véritable importance. Or, il est statistiquement établi que nous avons recours, chaque jour et en moyenne, à quarante-sept satellites pour naviguer sur Internet, téléphoner ou nous déplacer.

L’espace est aussi un symbole de puissance qui atteste du niveau de maîtrise et d’autonomie d’une nation, dans les domaines scientifique, technique, industriel et financier.

Dans ce contexte, les capacités spatiales, qu’elles soient militaires, civiles ou commerciales, constituent pour la nation un enjeu majeur de défense.

Leur résilience et leur protection contre toute visée adverse par des mesures de découragement pouvant aller jusqu’à la défense active deviennent des nécessités, d’ailleurs confortées par les événements actuels, pour certains très récents.

Les actes de nature malveillante sont les plus à craindre, en particulier l’espionnage ou le déni de service, par brouillage, leurrage ou intrusion, avec ou sans destruction partielle de capacités, ou de nature démonstrative, par manœuvre de proximité. Des attaques de plus grande ampleur, surtout si l’adversaire et ses soutiens éventuels sont certains de demeurer impunis ou non identifiés, ne sont aussi plus à exclure comme par le passé.

 

Un nouveau théâtre permanent d’opérations

L’espace extra-atmosphérique, contrairement à l’espace aérien, est un milieu où les mouvements sont strictement contraints par des lois physiques et un satellite artificiel ne pouvait jusqu’à présent s’écarter de sa trajectoire sans consommer une masse d’énergie importante, ce qui limitait grandement les opérations militaires dans ce milieu et donc d’autant les préoccupations des états-majors.

Aujourd’hui, les évolutions technologiques en matière de propulsion (électrique notamment) ont permis d’augmenter le rendement des systèmes propulsifs, rendant la mobilité et les manœuvres possibles. On voit désormais certains satellites évoluer le long de l’orbite géostationnaire ou changer de plan en orbite basse.

De même, les services, notamment l’inspection, la maintenance et le ravitaillement des plateformes, ont dépassé le stade des projets et permettent de s’affranchir aujourd’hui de la rigidité du milieu. Les concepts de remorqueur ou de ravitailleur de satellite illustrent cet essor.

Le "New Space" constitue enfin une révolution s’exprimant pour l’instant principalement dans le milieu civil et commercial, qui investit des sommes conséquentes dans la recherche et le développement, mais dont les applications militaires sont déjà perceptibles, si ce n’est visible.

Par exemple, le Département de la Défense américain, qui recourt déjà aux lanceurs de SpaceX, étudie avec cette société l’usage que les armées pourraient faire de la constellation Starlink.

Le paysage spatial a également évolué du fait de nouveaux entrants, avec des ambitions fortes.

Si en 2003, Hervé Coutau-Bégarie ne notait que deux puissances spatiales totales, les États-Unis et la Russie, il s’y ajoute aujourd’hui clairement la Chine et même l’Inde. En outre, il ne considérait qu’un petit nombre de puissances spatiales partielles, de surcroit appelé à croître lentement. Or, en 10 ans, le nombre de pays mettant en œuvre au moins un satellite est passé de 30 à plus de 70, tandis que le nombre de satellites en orbite a plus que doublé pour se situer autour de 4000, dont 1700 actifs. Avec le développement des constellations, une multiplication par dix ou vingt du nombre de satellites est attendue dans les prochaines années

Pour toutes ces raisons, on assiste aujourd’hui de manière croissante à des manœuvres de grande ampleur : augmentation des lancements, expérimentation de nouvelles technologies potentiellement agressives, déploiement et mouvements de satellites parfois suspects, constitution d’unités dédiées à la guerre spatiale, organisation et structuration des opérations spatiales dans les différentes puissances spatiales.

L’espace est ainsi en cours de transformation radicale vers un milieu d’emploi à part entière, courant et permanent et non plus uniquement dédié à une fonction d'appui aux opérations, avec un risque accru de collision en orbite ou de génération de débris qu’il convient aussi de préciser.

En effet, les grandes puissances se confrontent, mais ne se concertent pas vraiment et certaines pourraient même ne pas se montrer responsables en cas d’attaque spatiale.

En conclusion, si les mesures de découragement et de défense active venaient à échouer, les conséquences n’en seraient certainement pas un jeu avec un résultat négatif ou même nul pour l’adversaire, en particulier si sa dépendance à ce milieu est moindre.

Didier Beaumont

24/09/2020

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