L’Europe face à la dérégulation américaine : un pari risqué ou un modèle d’avenir ?

15/04/2025 - 4 min. de lecture

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Bruno Nicoulaud est CFE, administrateur de l’ACFE Chapitre français et expert lutte contre la fraude au sein des ministères économiques et financiers. Francis Hounnongandji, CFA, CFE, Président de l’ACFE Chapitre français, Président de l’Institut Français de Prévention de la Fraude (IFPF)

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Alors que les États-Unis amorcent une vague de dérégulation sous l’impulsion de l’administration Trump et que la Chine continue d’adapter ses règles aux besoins de ses champions économiques, l’Europe fait le choix inverse : celui d’une réglementation accrue sur l’intelligence artificielle, la finance durable, les critères ESG et la responsabilité des entreprises. Cette stratégie, perçue par certains comme une entrave à la compétitivité, pourrait pourtant être un atout stratégique si elle est bien calibrée. Mais l’Europe peut-elle réellement imposer ses standards sans pénaliser son économie ?

L’Europe, prescriptrice de normes mondiales ?

Depuis plusieurs années, l’Union européenne s’est imposée comme un régulateur mondial, un rôle que l’on qualifie souvent d’"effet Bruxelles". En structurant des règles strictes sur des domaines clés, elle oblige les entreprises souhaitant accéder à son marché à s’y conformer, créant ainsi un standard mondial.

Des précédents marquants :

  • Le RGPD, devenu la référence en matière de protection des données personnelles, influençant des législations aux États-Unis et en Asie.
  • La taxonomie verte, qui définit les critères de durabilité pour la finance et contraint les investisseurs à revoir leurs allocations.
  • L’AI Act, qui pourrait être la première régulation mondiale sur l’intelligence artificielle, encadrant son utilisation et ses risques.

Si cette approche fonctionne, elle positionne l’Europe comme un leader de la régulation responsable, notamment dans un contexte où les risques environnementaux et technologiques préoccupent de plus en plus les citoyens et les entreprises.

Une compétitivité fragilisée par l’excès de régulation ?

L’Europe ne risque-t-elle pas d’être victime de son propre zèle réglementaire ? À force d’empiler les normes, certains craignent qu’elle désavantage ses propres entreprises face à des concurrents bénéficiant d’un cadre plus souple aux États-Unis et en Chine.

Les principaux risques :

  • Fuite des investissements : Des groupes comme BASF préfèrent investir aux États-Unis, attirés par des politiques fiscales et des subventions plus incitatives.
  • Charge administrative accrue : Les PME européennes peinent à suivre la cadence des nouvelles obligations de reporting ESG ou de conformité numérique.
  • Innovation freinée : Les géants de la tech comme OpenAI ou Google avancent sans contraintes comparables à celles de l’UE, risquant de laisser l’Europe à la traîne.

À titre d’exemple, la dérégulation américaine dans l’industrie technologique permet aux start-ups de lever des fonds et de croître rapidement, tandis que les jeunes pousses européennes doivent composer avec une réglementation de plus en plus complexe.

La finance durable, un levier de croissance ?

L’un des arguments en faveur de cette sur-réglementation réside dans la capacité de l’Europe à capter les flux financiers en quête de stabilité et de responsabilité environnementale. La finance durable devient un critère essentiel pour les investisseurs, et les entreprises alignées avec les standards européens pourraient bénéficier d’un accès facilité aux capitaux verts.

Atouts stratégiques :

  • Une transparence accrue : Un cadre réglementaire clair réduit les risques financiers et attire les investisseurs en quête de sécurité.
  • Un marché de la finance verte en forte croissance : L’UE peut devenir la référence mondiale en matière de finance durable.
  • Une réduction des scandales financiers : La multiplication des exigences de transparence limite les fraudes type Wirecard ou Dieselgate.

En somme, si l’Europe parvient à structurer un écosystème de financement avantageux pour les entreprises qui respectent ses critères, elle pourrait transformer sa régulation en avantage compétitif durable.

Un modèle à exporter à l’international ?

L’autre enjeu majeur réside dans la capacité de l’Europe à convaincre ses partenaires internationaux d’adopter ses standards. À travers des accords commerciaux et des alliances stratégiques, elle peut imposer progressivement sa vision d’un capitalisme régulé.

Exemple concret :

  • La réglementation européenne sur l’importation de matières premières durables oblige les pays exportateurs à adapter leurs pratiques sous peine d’être exclus du marché européen.

Mais pour que cette approche fonctionne, encore faut-il éviter l’isolement réglementaire. Si les États-Unis et la Chine prennent une direction opposée, l’UE risque de se retrouver seule à porter ces exigences, réduisant son poids dans les négociations commerciales mondiales.

Réglementation et innovation : un équilibre à trouver

  • Pour sortir gagnante, l’Europe doit éviter l’écueil d’une réglementation trop rigide et créer un cadre incitatif plutôt que coercitif. Plusieurs pistes existent :
  • Adapter les normes aux secteurs stratégiques : L’IA et les biotechnologies nécessitent une régulation souple et évolutive.
  • Favoriser l’innovation par des incitations fiscales et financières : Compenser les contraintes réglementaires par des avantages concrets pour les entreprises.
  • Renforcer l’attractivité économique : Offrir des conditions favorables aux investisseurs pour éviter la fuite des capitaux.
  • Un personnel politique et des législateurs plus en phase avec les réalités économiques et technologiques : L’enjeu n’est pas seulement réglementaire, il est aussi politique. La capacité des décideurs à comprendre les implications des régulations sur la compétitivité et l’innovation sera déterminante.

Le défi est donc double : protéger les intérêts européens tout en restant compétitif face aux puissances économiques moins régulées.

L’Europe peut-elle réellement sortir gagnante de cette dynamique ? Si elle parvient à imposer ses normes comme références mondiales et à attirer des capitaux sur la finance durable, elle pourrait bien réussir son pari. Mais si elle freine son innovation et pousse ses entreprises à investir ailleurs, elle risque de perdre en compétitivité et de voir ses ambitions se heurter aux réalités économiques.

Tout dépendra de la capacité des institutions européennes à adapter leur cadre réglementaire sans étouffer l'innovation. Ce qui fera la différence :

  • Une régulation flexible et évolutive plutôt que rigide et uniforme.
  • Un soutien accru aux entreprises pour absorber les coûts de conformité.
  • Une diplomatie économique proactive pour éviter un isolement réglementaire.
  • Une classe politique et législative capable d’adapter la régulation aux réalités industrielles et technologiques.

Face aux tensions économiques mondiales, l'Europe ne pourra rivaliser avec les États-Unis ou la Chine sur la dérégulation ou les subventions massives, mais en devenant le modèle d’un capitalisme régulé, transparent et durable, elle peut attirer talents et investisseurs à long terme.

Francis Hounnongandji et Bruno Nicoulaud

15/04/2025

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