L’hôpital magnétique

08/02/2022 - 6 min. de lecture

L’hôpital magnétique - Cercle K2

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Michel Tsimaratos est PU-PU, Pédiatrie Multidisciplinaire Timone, AP-HM, Aix-Marseille Université. Guillaume Gorincour est Médecin Radiologue libéral, ancien PU-PH, Vice-Président du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône de l’Ordre des Médecins. Rodolphe Bourret est Directeur Général du Centre Hospitalier de Valenciennes et Cynthia Fleury Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Titulaire de la Chaire Humanités et Santé.

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La pandémie a aggravé la crise systémique de l'organisation des soins en France. Les déclarations des parties prenantes et la campagne présidentielle ne semblent pas credibles pour proposer une sortie de crise. En attendant la réforme systémique ambitieuse, une vision optimiste, engagée, peu coûteuse et simple à mettre en œuvre est possible et elle n'est pas si lointaine pour qui veut ouvrir les yeux.

À l'hôpital, la crise est une transformation lente, continue et normative vers la dégradation de la qualité des soins, guidée par la recherche permanente d'un "Autre" responsable, et nourrie par la subvention publique. On ne parle (presque) plus des patients. 

Après quinze ans d'une démarche d’inspiration tayloriste[1] pour atteindre la "one best way" des soins, l’hôpital, incarnant l’ensemble de ses agents, semble acculé dans l’aliénation des Temps Modernes décrite en 1936 par Chaplin avec un humour grinçant et théorisée par David Bills en 1995[2], entre autres. 

Crise après crise, l’hôpital s’enfonce dans sa période post-tayloriste, avec des manifestations comparables (dépression, douleur), l’absentéisme et le désintérêt empruntant le même vocabulaire (perte de sens, burn-out, bore-out, etc.)[3] et recherchant dans la démocratie sanitaire des ressources analogues à celles de la démocratie industrielle[4].

Dans ce contexte, la pandémie n’aura été qu’une pause paradoxale, qui aura mis en évidence la contradiction entre l’idée initiale de l’hôpital entreprise, et du vocabulaire tayloriste qui l’accompagnait (l’organisation de la chaîne de soins autour du parcours du malade[5]), et les pratiques déshumanisantes qu’elle a entrainées[6]. L’exercice incantatoire du lancement de la tarification à l'activité (T2A) (qui devrait permettre de rationaliser l'organisation de l'hôpital et ainsi de réaliser des économies)[7] s’est arrêté devant un mur de souffrances et d’incompréhension[8]

Alors, sommes-nous (simplement) devant un déni[9], une surdité aux plaintes des personnels hospitaliers[10], qui "incarnent un sens exigeant du bien commun, (…) et expriment un sentiment d'abandon, voire de mépris" ? Faut-il refonder[11] le système dans son ensemble, en allant vers plus de lean, et encore s’inspirer du Nouveau défi industriel[12], qui veut privilégier une organisation horizontale du travail ? 

Après autant de réorganisations, de restructurations, d’efforts productivistes, comment sortir de la nasse et surmonter l’épuisement cognitif[13] qui s’ajoute à la fatigue physique et mentale, sans heurter tous ceux qui y ont contribué, bien malgré eux le plus souvent, et qui pensent (de bonne foi, c’est d’autant plus grave) qu’il ne s’agit que d’un problème de communication[14]

Un drame qui se joue devant nos yeux, de façon presque absurde, alors que se multiplient les départs au rythme des incantations, nourries par l’argent public, qui est peu utile parce que souvent mal dépensé. Le système ne s’effondre pas parce que les ressources sont de qualité et l’infrastructure solide (et coûteuse). 

Les soignants, qui sont la première ressource de l’hôpital, ont le sentiment d’une rupture du contrat psychologique qui les lie à leur institution, une rupture qui se manifeste par l’absence manifeste de respect des "attentes non écrites qui s’opèrent entre les employés et l’organisation[15]". En cas de rupture de ce contrat psychologique, il se met en place un processus d’ajustement dynamique où l’individu va "réparer" son contrat en tentant de redonner du sens. La multiplication des crises et l’absence de réponse de l’institution polarisent les échanges à l’extrême. Comprendre les raisons de la rupture et imaginer comment recréer du lien ne suffit pas pour "réparer" et apaiser. Il faut d’abord créer les conditions pour renoncer à la colère et l’amertume, qui font le lit du ressentiment, et de la "rumination victimaire"[16]

À l’hôpital, la quête du sens est partout, mais les soignants se sentent bien seuls et vont chercher ailleurs les ressources de leur résilience. Les collectifs et autres coordinations canalisent les souffrances et les mécontentements, et servent d’objet transitionnel du réconfort, de l’engagement et de la joie de poursuivre un but commun. Ces collectifs se substituent à l’institution hospitalière pour partager l'expérience du malheur des autres, les soignants étant devenus eux-mêmes des souffrants.

Les traitements testés et validés pour l’organisation hospitalière existent depuis longtemps[17]. Ils rendent l’hôpital accueillant et les soignants heureux en rétablissant les comptes de l’assurance maladie par le biais de la qualité et de la performance[18]. Ils ont fait l’objet de nombreuses expérimentations et sont maintenant utilisés en France où ils sont disponibles dès aujourd’hui en soins courants[19]. Ils sont peu coûteux et ne blessent que l’orgueil de ceux qui les méprisent et rechignent encore à s’y former. Il ne tient qu’à nous de les choisir, en faisant confiance à ceux qui en ont l’expérience, sans lutte ni combat, pour quitter la rue et les collectifs et retourner enfin s’occuper des patients. 

Pour ne pas accepter de faire de ce marasme le seul moteur des histoires individuelles et collectives, pourquoi ne pas s’inspirer du seul exemple qui existe en France depuis dix ans, celui d’un hôpital repensé sur le modèle de l’hôpital Magnétique ? Au début des années 2010, le Centre Hospitalier de Valenciennes a fait le choix d’un management innovant et organique[20] : renverser la pyramide hiérarchique de gouvernance pour former les acteurs de première ligne (une triade managériale : médecin, soignant, cadre administratif) et leur déléguer la prise de décisions opérationnelles. Près de 90 % des prérogatives (recrutement du personnel médical et non médical, gestion du temps de travail, dépenses à caractère médical, dépenses hôtelières et générales, investissements mobiliers et immobiliers, etc.) du Directeur général sont ainsi déléguées. À côté, et en appui de ce niveau de délégation important, la gestion des projets de l’établissement implique et engage les médecins concernés dans la vie institutionnelle. Cette organisation souple a fait ses preuves, à travers son efficience, en simplifiant les circuits administratifs bien sûr, mais aussi en permettant à l’institution d’afficher un budget excédentaire depuis une dizaine d’années, alors que son projet d’établissement est réellement centré sur le patient et s’appuie sur la qualité des soins. Un choix managérial qui privilégie l’action et favorise l’autonomie et le dynamisme[21]. Chacun participe à son niveau et selon ses prérogatives, et l’organisation se tourne vers le résultat et la qualité de soins, plutôt que sur la techno-structure et son mille-feuilles de paliers hiérarchiques. Privilégier la confiance et réduire les contrôles laissent la place aux initiatives et à la créativité, un fonctionnement plus fluide, plus "magnétique", qui respecte d’avantage les professionnels et leurs pratiques. La satisfaction du personnel augmente alors que le pôle administratif se réduit. Au Centre Hospitalier de Valenciennes, il ne pèse que 5 % du budget total de l’établissement[22]. Imaginez 25 % de ressources supplémentaires immédiatement disponibles pour les acteurs de première ligne et les patients. Une piste de plus pour repenser l'hôpital et sortir de la spirale infernale…

Michel Tsimaratos, PU-PU, Pédiatrie Multidisciplinaire Timone, AP-HM, Aix-Marseille Université.

Guillaume Gorincour, Médecin Radiologue libéral, ancien PU-PH, Vice-Président du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône de l’Ordre des Médecins.

Rodolphe Bourret, Directeur Général du Centre Hospitalier de Valenciennes.

Cynthia Fleury, Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Titulaire de la Chaire Humanités et Santé.

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[1] The Principles of Scientific Management. Frederick Winslow Taylor Harper & Brotehrs Publishers. New york. 1911. https://archive.org/details/principlesofscie00taylrich

[2] The new modern times : factors reshaping the world of work. Edited by David B. Bills. State University of New York Press, 1995.

[3] Bertrand Blancheton, Maxi fiches de Sciences économiques, Paris, Dunod, coll. "Maxi-Fiches", 15 juin 2016, 3ème éd., 296 p. (ISBN 978-2-10-074537-1 et 2-10-074537-9), p. 100-101 fiche 35 Le Taylorisme.

[4] Walther Müller-Jentsch, "Industrial Democracy : Historical Development and Current Challenges" [archive], in Management Review, 19 (4), 16 décembre 2007, pp. 260–273.

[5] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_Larcher_definitif.pdf

[6] http://www.senat.fr/commission/enquete/gestion_de_la_crise_sanitaire.html

[7] http://www.senat.fr/rap/a03-425/a03-42568.html

[8] https://www.lequotidiendumedecin.fr/hopital/politique-hospitaliere/la-lecon-dhistoire-du-pr-tsimaratos

[9] https://www.leparisien.fr/politique/deni-de-democratie-debats-houleux-a-lassemblee-autour-du-passe-sanitaire-20-10-2021-JTUAYRVV6JDQBOVYB52BZQVW3M.php

[10] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/entendons-enfin-la-souffrance-des-personnels-de-l-hopital-public-20211029

[11] https://www.fredericbizard.com/pour-une-protection-sociale-universelle-active-solidaire-et-autonome/

[12] Kiyoshi Suzaki, Le nouveau défi industriel : les techniques et les hommes, traduction de la version américaine parue chez InterÉditions, Paris, 1991, (ISBN 978-2-7296-0306-9).

[13] https://www.cairn.info/la-fabrique-du-changement-au-quotidien--9782810905454-page-191.htm

[14] https://www.apmnews.com/depeche/184874/374586/fermeture-de-lits-hospitaliers-une-situation-qui-touche-surtout-l-ile-de-france-%28conferences-de-chu%29

[15] Rousseau D.M., Dir. (1995), Psychological Contracts in Organizations: Understanding written and unwritten agreements, Sage Publications.

[16] Ci-git l’amer. Cynthia Fleury. Gallimard eds 2020. ISBN 2072858550.

[17] Magnet hospitals. Attraction and retention of professional nurses. Task Force on Nursing Practice in Hospitals. American Academy of Nursing. ANA Publ. 1983;(G-160):i-xiv, 1-135. PMID: 6551146.

[18] Karim SA, Pink GH, Reiter KL, Holmes GM, Jones CB, Woodard EK. The Effect of the Magnet Recognition Signal on Hospital Financial Performance. J Healthc Manag. 2018 Nov-Dec;63(6):e131-e146. doi: 10.1097/JHM-D-17-00215. PMID: 30418374.

[19] https://www.mazars.fr/Accueil/Insights/Publications-et-evenements/Newsletters/Newsletter-Transfo-Sante/News-Transfo-Sante-5-La-sante-s-engage/Des-hopitaux-magnetiques-qui-inspirent

[20] La transformation de l’organisation hospitalière – le modèle valenciennois, Bourret R., Guicheteau J., Jahan, LEH édition 2021.

[21] Une décision de changer un matériel défectueux est prise immédiatement, le recrutement de personnel est décidé par le responsable d’équipe sans avoir les contraintes pesantes administratives.

[22] Alors que, dans les autres établissements, il peut atteindre 33 %.

08/02/2022

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