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Charles-Marie Gébis est ancien Colonel.
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L'implantation de la "Légende"
L’envoi en mission
Nous y sommes. L’agent est fin prêt. Il a été sélectionné, formé. Il s’est aguerri. Il va pouvoir être envoyé en mission. C’est un moment qu’il attend, qu’il redoute. La rumeur du départ le transporte d’allégresse, et lui rappelle les dangers qu’il court.
Que va-t-il découvrir ? Les trésors de ressources insoupçonnées en lui ou les affres d’une vie sur la brèche ? Une chose est certaine, il ne sera plus le même. Il ne reviendra pas immaculé. Il va affronter une chose inconnue, qui l’observe, le guette. La peur de mourir.
Elle s’imposera à lui, s’appropriera ses pensées, sa respiration. Il la découvrira, subitement, au détour d’une action, d’une parole, d’un regard échangé. Elle ne l’abandonnera plus. Il la portera seul. Il devra l’accepter, la dompter, s’en faire une alliée. Elle deviendra son alerte, un secours. Et bien plus que ça, le moyen d’exercer son courage et d’atteindre à l’héroïsme.
L’implantation de la légende
Mais, avant tout roman, il y a l’histoire. Le descriptif prosaïque des faits quotidiens.
L’agent, sous couverture, est missionné sur un territoire pour pénétrer une organisation criminelle. S’il veut pouvoir opérer sur ce territoire, il devra y justifier d’une existence légale, afin d’être crédible aux yeux de ses interlocuteurs. Il doit donc trouver le moyen de s’y implanter. Le moyen le plus évident est la création d’une entreprise à dimension internationale.
Il devra particulièrement soigner le choix de son activité, en tenant compte, à la fois, des besoins sur zone, mais également de ses propres affinités : préfère-t-il travailler dans l’import/export, le marché de l’art, le monde de la finance, à lui de le déterminer, l’important étant qu’il puisse déployer dans son activité une compétence réelle et y faire montre d’une connaissance parfaite du secteur. Il devra également veiller à ne pas négliger un aspect particulièrement nécessaire à sa mission : la nécessité de justifier de multiples déplacements auprès de tous types de fournisseurs, d’acheteurs ou de contacts et de pouvoir se conserver du temps libre.
S’agissant de la forme sociale, il devra faire simple et privilégier la souplesse, plutôt que d’élaborer des montages juridiques ou financiers sophistiqués et contraignants. Les formes individuelles, en particulier, sont à préférer. Elles sont rapides à ouvrir, supposent peu de documentation et, surtout, présentent l’avantage de ne pas requérir d’associés. Seule une aide ponctuelle d’un partenaire ou d’un collaborateur, en rapport avec l’objet de la société, devra être sollicitée par l’agent.
Quant à la localisation de ses bureaux, il optera, par préférence, pour les sociétés de domiciliation, qui lui offriront une adresse et un bureau éphémères, sans qu’il ait à fournir de justificatifs.
Les formalités administratives réglées, et désormais pleinement opérationnel, l’agent devra alors rechercher l’occasion d’entrer en relations, sous son identité fictive, avec un HC d’infrastructure, qui lui mettra le pied à l’étrier et lui ouvrira les premiers accès nécessaires à son activité. À partir de là, il pourra se mêler aux expatriés. Il lui faudra se créer un réseau de connaissances, s’ouvrir à tout le monde et multiplier les contacts : s’il doit éviter le milieu interlope, il ne devra en revanche pas fuir les entreprises ou les personnes qui naviguent à la limite de la légalité. Elles renforceront sa couverture et lui seront utiles pour intégrer le milieu fermé des organisations criminelles en le faisant remarquer. Il ciblera en particulier le groupe des expatriés marginaux, ceux qui ont eu maille à partir avec les autorités de leur pays. Il les distinguera à des traits caractéristiques, qui sont autant de frustrations qu’il pourra exploiter pour s’en faire accepter : échecs scolaires, sentiment d’être incompris dans leur pays d’origine, convaincus de leur potentiel, mais persuadés qu’on ne leur a pas donné leur chance, volonté de prendre leur revanche et de prouver leur valeur. Un autre groupe pourra lui être d’une aide tout autant précieuse pour pénétrer le milieu des organisations criminelles : les coteries spécialisées dans une technique particulière, impénétrables pour le profane, notamment le monde du marché de l’art ou de la finance. Ces petits groupes fermés concentrent des personnes liées par un sentiment de supériorité social et culturel, qui les entretient dans un certain mépris à l’égard du vulgum pecus et des règles communes. Il devra savoir y jouer sa partie et y démontrer un talent hors pair, sous peine d’en être rejeté.
Quel que soit le monde qu’il voudra intégrer pour toucher sa cible, l’agent ne pourra y réussir que s’il parvient à s’y fondre, sans attirer l’attention, en mettant en jeu des qualités d’adaptation et une intelligence des situations hors norme, mais, surtout, un savoir-faire technique réel, qu’il ne pourra acquérir que grâce à une méthodologie rigoureuse.
La vérification des antécédents
Une fois implanté et parvenu à susciter de l’intérêt autour de lui, comme petit marginal ou col blanc talentueux, l’agent sera immanquablement contacté, à un moment ou à un autre, par un petit malfrat ou par une personne qui, sans en être, gravite autour du milieu de la criminalité organisée, l’un ou l’autre tout gonflé de leur importance. Il sera alors soumis à une phase inévitable de vérification de ses antécédents, qui débutera presque toujours de la même façon : cette personne invitera l’agent sous couverture à séjourner chez lui pour discuter de son avenir et lui indiquer comment il pourrait lui être utile. La jeunesse de l’agent sera ici un atout particulièrement important, car, à terme, elle favorisera chez cette personne la volonté de le prendre sous son aile et endormira sa méfiance.
Mais avant d’y atteindre, pendant une durée de trois à six mois, cette personne invitera régulièrement l’agent afin de l’interroger, de façon très précise, sur ses antécédents, ses fréquentations, etc. Celui-ci, qui a suivi une préparation minutieuse, comprendra assez aisément que les questions qui lui sont posées sont orientées par les renseignements que cette personne a déjà recueillis sur lui ou par les moyens dont elle dispose pour vérifier les informations qu’il lui donnera en réponse. L’agent, qui doit protéger son identité fictive en faisant croire qu’il a bien vécu les situations évoquées, ne devra omettre aucun détail, ni oublier aucun recoupement. Les mêmes questions lui seront reposées à d’autres moments, sous d’autres formes, tout sera tenté pour le piéger. S’il s’est totalement approprié son personnage, il parviendra à donner le change.
Un autre écueil le guette, cependant, celui de se montrer, de son côté, trop indiscret. Qu’il soit soumis à une batterie de questions, ne doit à aucun moment l’inviter à en faire de même, au risque d’éveiller le soupçon chez son interlocuteur, voire sa colère. Les malfrats sont généralement très susceptibles et prompts à faire usage de leurs armes. Il devra être tout autant vigilant avec les cols blancs, qui, s’ils n’ont pas de calibre à la ceinture, sont néanmoins souvent prêts à en découdre afin de s’imposer et d'exercer leur domination.
Pendant toute cette phase de vérification, l’agent, qui est l’objet d’une surveillance constante, même dans ce qu’il considère être des endroits sûrs et à l’abri des regards, devra éviter d’entrer en liaison (que ce soit par un moyen physique, électronique, ou autre) avec le SR. Rester transparent est la clé de la réussite.
Cette phase, je l’ai baptisée : « regarder l’herbe pousser », en référence à un souvenir personnel : pendant une période de près de six mois, je me souviens être resté, presque tous les matins, assis sur une chaise longue à la terrasse d’un café en train de siroter des cognac-coca[1], occupé à attendre les questions des petites têtes de réseau qui m’accompagnaient, tout en regardant le gazon du parterre pousser. Garder son calme et ne pas vouloir prendre la parole est l’un des meilleurs moyens pour se faire accepter.
La poursuite du jeu de dupes
À force de discussions, la confiance s’installera. L’interlocuteur finira par se relâcher, par s’ouvrir à l’agent : il évoquera avec lui son travail, ses amis, ses amours, ses emmerdes. D’arrogant et de distant, il deviendra proche et courtois. Puis, arrivera le moment où il invitera l’agent à rencontrer son supérieur qui se présentera à lui comme un chef d’entreprise. Celui-ci requerra alors immédiatement ses services, contre un dédommagement, parfois très important. Il lui soumettra une première affaire qu’il prétendra banale et tout à fait légale, par exemple d’assurer le transit d’un colis dans un conteneur que l’agent viendra juste d’affréter ou de décoller pour Florence, New-York ou Hong-Kong afin d’aller y vérifier la qualité esthétique d’une œuvre d’exception de Picasso, Richier ou Bonnard. Il se justifiera de ne pouvoir s’en occuper lui-même en invoquant une erreur d’un employé qui aurait oublié d’inscrire ce colis dans la liste des biens à affréter ou un manque de temps pour s'y rendre.
La fois d’après, ce chef d’entreprise proposera à l’agent d’affréter en commun un conteneur afin de réduire les coûts de transport, mais en lui demandant, comme un service, de ne pas faire apparaitre leur nom sur la location. L’agent ne pourra s’y opposer, mais il devra essayer de faire accepter ses conditions, en particulier que les noms des deux loueurs soient mentionnés sur la lettre de connaissement et qu’un droit de regard réciproque sur les marchandises emportées soit prévu afin de se prouver que chacun ne cache rien à l’autre.
Le jeu de dupes va cependant se poursuivre, car le chef d’entreprise voudra nécessairement négocier les termes de ces conditions. Il importera alors que l’agent fasse preuve d’autorité et qu’il montre qu’il n’est en rien crédule, en faisant comprendre qu’il ne veut pas participer à quelque chose d’illégale, par exemple une opération de blanchiment avec la vente d’une œuvre d’art. S’il n’obtient pas gain de cause pour ses conditions, ce qui est le plus probable, il ne lui restera alors qu’à mettre fin, fermement, à l’entretien. Il ne faut en effet pas qu’il oublie qu’il a affaire à une tête de réseau dont le caractère est souvent porté à être joueur. S’il parvient à trouver le juste équilibre, il aura gagné en crédibilité, dans un monde où la docilité prévaut habituellement. Il gardera ainsi ouverte la possibilité d’être recontacté à une autre occasion ou pour dissiper le malentendu. Quoi qu’il arrive, il ne devra jamais céder sur le fait qu’il ne veut pas sortir de la légalité.
Ces différents échanges auront l’avantage, pour l’agent, de lui permettre de pénétrer plus avant dans le milieu mafieux qu’il poursuit, d’en découvrir les rouages et d’enrichir son carnet d’adresses.
Limites de l'implantation
Le travail de l’agent touchera cependant à certaines limites, à commencer par la difficulté pour lui de rester en liaison avec son traitant.
Il ne pourra le rencontrer que de manière furtive et après de longs intervalles de temps, avec des échanges qui seront courts et des messages et des comptes rendus brefs et succincts. Le clandestin ne pourra pas non plus répondre aux questions du rédacteur final du rapport qu’il ne rencontrera jamais.
Une autre limite, bien plus importante, s’imposera à lui : contrairement aux idées reçues, l’agent ne pourra, en aucune façon, entrer dans l’illégalité. Sa mission est de combattre la criminalité organisée, non de participer à leurs actions. Il devra ainsi, en toutes occasions, faire preuve de discernement.
Charles-Marie Gébis
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[1] Cognac-coca, en référence au cognac français (les asiatiques ne jurent que par un cognac « trois étoiles ») et un coca, la boisson gazeuse américaine. En Asie du Sud-est, certains pays ont été occupés par ces deux nations, d’où ce choix de boisson. Pour se rappeler ces périodes, de prospérité ou de malheur, ils ont mélangé ces deux boissons.
09/07/2023