La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation

22/09/2021 - 5 min. de lecture

La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation - Cercle K2

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Francis Beau est Docteur en Sciences de l'information et de la Communication & Chercheur indépendant.

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Dans un tribune précédente[1] , je développais différentes approches politiques du rapport entre l’unité et le nombre, pour proposer un ordre républicain redonnant à l’État toute son autorité et au peuple sa souveraineté en favorisant un dialogue permanent reliant l’individu au collectif. L’individu y intervenait en tant que sujet moral, interprète majeur du jeu démocratique, qui porte personnellement l’action publique et anime l’échange, tandis que le collectif, réservoir de données dont se nourrit l’échange, y était impliqué en tant qu’objet physique prioritaire, sur lequel porte l’action publique. Pour faciliter ce dialogue, je proposais le développement de Systèmes d’Information conçus à l’image d’une mémoire collective prenant pour modèle nos mémoires individuelles qui utilisent le calcul et le nombre au service de nos actions réflexes aussi bien que la pensée et l’unité au service de nos actions réfléchies. J’indiquais que la mise en œuvre de ce dialogue impliquant tout autant, sinon plus, les métiers que la technologie, imposait des efforts d’organisation en matière de méthodologie analogique associée à la pensée, qui allaient bien au-delà des seuls développements de la technologie numérique associée au calcul.

Le problème qui se pose, en effet, est de trouver les moyens d’exploiter une intelligence collective dans cette immense mémoire commune, avec toute cette puissance nouvelle d’analyse et de synthèse que procure le calcul automatique. La numérisation des documents, leur interconnexion dans un espace virtuel ubiquitaire et leur traitement initial par des outils informatiques toujours plus puissants posent les premières briques d’une mutation culturelle sans pareille depuis l’invention de l’écriture. La mise en œuvre de tels systèmes d’information repose en effet, selon moi, sur l’adoption d’un langage commun dont la syntaxe peut s’appuyer sur une grammaire universelle qui structure ce lien éminemment politique entre le collectif et l’individu. Cette nouvelle tribune, avec d’autres qui suivront, se propose de fixer les grands principes d’une telle grammaire nécessairement simple, dont la première vertu est d’offrir à la politique un langage de raison, avant de pouvoir s’appliquer plus spécifiquement à l’organisation des connaissances dans un système d’information documentaire à vocation universelle.

Sous nos yeux parfois plus déconcertés que véritablement éclairés, une société dite de l’information prend en effet progressivement la suite d’une société industrielle aussi peu écologiquement soutenable qu’humainement supportable. Cette nouvelle société, que l’on souhaite naturellement plus humaine, se développe pourtant dans un espace cybernétique ne reposant actuellement que sur une technoscience informatique omnipotente. L’usage du mot cybernétique, pour caractériser ce nouvel espace de développement, s’est en effet imposé depuis quelques décennies, grâce en particulier à l’interconnexion des ordinateurs en réseau, formant un espace d’information et de communication mondial, consacré sous le nom de cyberespace. Cet usage très technologique du mot, qui a fait la fortune du préfixe cyber, ne doit pas néanmoins détourner notre attention du facteur humain, que nous suggère pourtant fortement l’étymologie (kubernêtikê, soit l’art de gouverner). L’humain doit impérativement jouer un rôle majeur dans l’avènement de cette nouvelle société de l’information.

La dimension humaine de cet "art de gouverner" est en effet bien absente de l’espace cybernétique qui envahit chaque jour un peu plus la connaissance et l’organisation de notre "maison" commune (l’écologie et l’économie). Le calcul ou l’algorithmique qui le porte, et la mathématique ou la rationalité qui la guide, y règnent en maître, au détriment de la pensée ou de la langue qui la porte et de l’esprit ou de la raison qui le guide. Pourtant, seule cette dernière, la raison, qui relie le nombre du calcul, objet de supputation portant sur le collectif, à l’unité de la pensée, sujet de réflexion porté par l’individu, peut donner tout leur sens aux masses de données accumulées et partagées en réseaux.

Ratio, en latin, c’est d’abord le calcul. Est rationnel, en tout premier lieu, ce qui relève d’un rapport arithmétique. Par extension, le terme s’est élargi pour caractériser ce qui relève d’une relation mathématique. Allant néanmoins bien au-delà de cette relation que l’étymologie nous suggère et qui s’applique en premier lieu au domaine numérique du calcul, la raison, quant à elle, serait plutôt ce qui relève d’une relation de cause à effet, s’appliquant au domaine analogique de la pensée. Synonyme en effet de cause ou de motif dans l’anglais "reason", son sens s’étend en français à une faculté de penser cette relation de cause à effet caractéristique de toute activité intellectuelle ou consciente. La raison, ou la pensée qui la porte, est donc indissociable de cette notion de cause associée à l’idée d’analogie que Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, assimile à une identité de relation, inspirée de l’égalité de proportion mathématique. L’analogie, selon lui, permet ainsi de formuler par inférence, un jugement sur les objets qui s’offrent à la connaissance, pour établir un savoir.

Sans ce lien fondamental que seule la raison peut tisser entre le nombre et l’unité, la démocratie (le pouvoir du collectif sur l’individu) se trouve amputée des deux jambes sur lesquelles repose son fragile équilibre, l’autorité de l’État et la souveraineté du peuple. Autorité et souveraineté sont en effet aussi indispensables l’une que l’autre, tant pour le traitement du collectif que pour la préservation de l’individu, qui sont les deux conditions premières de cette délicate alliance consubstantielle à la démocratie, entre confiance collective et responsabilité individuelle.

Ce lien entre le nombre et l’unité, donc entre le collectif et l’individu, s’avère en particulier essentiel, pour l’organisation de notre maison commune (l’économie) et gouverner la Cité. Il est, à ce titre, éminemment politique. Renforcé par une grammaire universelle qui en constitue la trame, il permet en effet d’offrir à l’espace politique la structure puissante d’un langage de raison pratiqué par tous. Particulièrement utile à la formation d’un esprit collectif et à l’organisation d’une pensée partagée, cette structure unique que procure à la politique, l’universalité du lien tissé par la raison entre collectif et individu, est également parfaitement adaptée à l’expression d’une intelligence collective. Elle peut en effet s’appuyer sur la mise en œuvre d’un grand système d’information, dont la nature universelle serait enfin à la hauteur des défis à relever par notre nouvelle société de l’information encore balbutiante.

Francis Beau

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[1] Le nombre et l’unité dans l’ordre républicain. Tribune, Cercle K2, 06/04/2021

22/09/2021

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