Les affrontements au Yémen sont-ils le prélude d’une véritable guerre entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

30/03/2015 - 9 min. de lecture

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Il suffirait de peu de choses pour que le conflit qui ensanglante actuellement le Yémen ne devienne une guerre ouverte entre l'Arabie saoudite et l'Iran.

Les medias français parlent peu d’un foyer de tensions qui est entré en éruption au Proche-Orient et qui peut conduire à une déstabilisation généralisée de la région. Cette dernière affecterait alors considérablement l’économie des pays européens. La guerre qui est lancée par neuf pays sunnites contre des rebelles yéménites. Pour tenter de comprendre cet imbroglio dramatique, il convient de reprendre le fil des évènements.

 

La situation au Yémen depuis 2014

Les al-Houthi sont à l’offensive depuis l’été de l’année dernière. Ces tribus de religion zaydite proche du chiisme, mais aux pratiques s’apparentant aussi à celles du sunnisme, sont soutenues discrètement par l’Iran qui a trouvé là le moyen de s’opposer à l’influence de l’Arabie saoudite en prenant le royaume à revers, l’autre front étant constitué par la zone syro-irakienne sans compter la menace plus sourde que fait peser la majorité chiite au Bahreïn.

Partis de leur fief de Saada situé dans le Nord-Est du pays, les al-Houthi emmenés par leur chef Abdel Malek ont conquis la capitale Sanaa en septembre puis les provinces de la côte ouest avec l’appui des forces restées fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Ce dernier qui est un chiite zaïdite, s’est opposé durant de longues années aux al-Houthi en raison de leurs aspirations autonomistes. Mais aujourd’hui, il est un farouche adversaire des Frères musulmans représentés au Yémen par le parti al-Islah qui soutient le pouvoir légal. Il s’oppose aussi aux salafistes-jihadistes d’Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA). Il a été contraint de quitter son poste après la « révolte yéménite » de 2011 qui entrait dans la suite des « printemps arabes ».

En janvier 2015, son successeur, Abd-Rabbo Mansour Hadi a été obligé de quitter à son tour ses fonctions sous la pression exercée par les al-Houthi et les militaires fidèles à Saleh. Il a été placé en résidence surveillée mais il est parvenu à s’enfuir et à rejoindre la ville sudiste d’Aden où sont stationnées des troupes loyalistes et des Comités de résistance populaires qui rassemblent des milices sunnites qui lui sont favorables. Il est alors revenu sur sa démission et a appelé la communauté internationale à son secours. Il est aujourd’hui en Arabie saoudite.

Le 20 mars, des forces d’AQPA s’emparent brièvement de la ville d’al-Houta, chef-lieu de la province de Lahj situé au nord d’Aden. Les Américains qui maintenaient une mission militaire de cent membres des forces spéciales sur la base aérienne d’Al-Anad implantée à une trentaine de kilomètres au nord d’al-Houta, l’évacuent alors en catastrophe. Cela fait suite à l’abandon de l’ambassade américaine de Sanaa à la mi-février. Les Marines qui assuraient la protection de la mission diplomatique avaient été contraints d’abandonner leurs armes après les avoir neutralisées[1]. Et pourtant, il y a six mois, le président Obama déclarait péremptoirement en parlant de la stratégie américaine de coopération avec le Yémen contre le terrorisme d’origine salafiste-jihadiste : « l’une que nous poursuivrons avec succès… pendant des années ». Les al-Houthi auraient saisi des documents détaillant les opérations secrètes menées par les services américains au Yémen avec, en particulier, l’identité d’une partie de leurs sources humaines [2].

Dans la foulée, les al-Houthi et leurs alliés s’emparent de l’aéroport de Taiz, la troisième ville du pays qui commande la route reliant Sanaa à Aden. De là, ils progressent vers le port de Mocha à l’ouest. Ce dernier donne directement sur le détroit de Bab el-Mandeb qui commande l’entrée de la Mer Rouge.

Le 25 mars, les al-Houthi se saisissent de la base d’Al-Anad (citée précédemment) dans leur marche vers Aden. Là, Le palais présidentiel est bombardé à plusieurs reprises par des avions « non identifiés ». Le président Hadi est alors exfiltré par la mer vers l’Arabie saoudite dans l’après-midi. En fin de soirée du même jour, les forces putschiste prennent l’aéroport d’Aden.

Le chaos s’étend à toute la ville qui est sujette aux pillages de groupes armés.

 

La riposte de l’Arabie saoudite

Les rebelles yéménites sont allés trop loin. Le Conseil de coopération du Golfe arabique (CCG) emmené par Riyad décide de réagir face à ce qu’il considère comme une agression directe qu’il attribue ouvertement à Téhéran. L’Arabie saoudite amasse quelque 150 000 hommes le long des 1 800 kilomètres de frontière commune avec le Yémen et accuse les rebelles de déployer des missiles Scud qui menaceraient le royaume et Aden. Bien sûr, cette information est fausse mais il faut bien justifier la suite. Dans la nuit du 25 au 26 mars, des appareils saoudiens, des Emirats arabes unis (EAU), du Bahreïn, du Koweït, du Qatar (qui pour la première fois se retrouve aux côtés de Riyad), de Jordanie, du Maroc et du Soudan se lancent dans l’opération Decisive storm . Les installations militaires, la défense aérienne, les aéroports, les dépôts dans toute la profondeur du pays sont visés. La majorité des 300 missiles Scud tombés aux mains des rebelles auraient été neutralisés, particulièrement dans un camp situé au sud de Sanaa, mais la source saoudienne qui annonce cette nouvelle est sujette à caution.

Plusieurs pays se portent volontaires pour dépêcher des troupes au sol dont l’Egypte, la Jordanie, le Soudan et même le Pakistan. Pour ce pays, il n’est pas question d’intervenir au Yémen mais de « défendre l’Arabie saoudite » contre toute agression extérieure. L’Egypte envoie en catastrophe des navires de guerre en Mer Rouge à la rencontre de vaisseaux iraniens qui croisent déjà en Mer d’Oman dans le cadre de la lutte anti-piraterie.

L’Arabie saoudite impose un blocus de tous les ports yéménites et décrète l’espace aérien de ce pays comme no fly zone. Les Américains apportent une aide logistique et en renseignements. Pour sa part, la Turquie conteste l’omniprésence de Téhéran au Moyen-Orient. La France, la Grande-Bretagne, l’Espagne et la Belgique applaudissent l’opération saoudienne. Moscou, Damas, Téhéran et le Hezbollah libanais protestent contre l’« intervention de forces étrangères » au Yémen.

Le 27 mars, des accrochages ont lieu entre des Al-Houthis et des miliciens sunnites aux portes d’Aden. Une colonne de véhicules des rebelles qui progresse depuis la localité de Shoqra située à 100 kilomètres à l’est d’Aden est prise à partie par l’aviation de la coalition.

L’ex-président Saleh propose un cessez-le-feu et le début de négociations.

Les derniers diplomates arabes encore présents à Aden (où ils avaient suivi la fuite du président Hadi) sont évacués à leur tour par la mer par la marine saoudienne. A Sanaa, une centaine d’employés des Nations Unies, et 250 membres de compagnies pétrolières et d’ONG sont évacués en raison des risques que représentent les bombardements. Il était temps, les pistes sont bombardée dans la nuit qui suit.

Le 28, les frappes reprennent sur l’ensemble du Yémen. L’aéroport de la localité côtière d’al Hodeïda est particulièrement visé. Il est vrai que la crainte de voir les Iraniens utiliser cette ville comme point d’entrée au Yémen est présente. Dans la plupart des agglomérations de l’ouest du pays, les approvisionnements en eau et en électricité sont partiellement, voire totalement coupés. La famine et les épidémies pourraient rapidement se répandre au sein des populations qui, comme dans toute guerre civile, sont les premières victimes.

 

Qui cherche quoi ?

L’ex-président yéménite Saleh souhaite revenir au pouvoir, si ce n’est officiellement lui-même, ce serait sans doute par l’intermédiaire d’Ahmed, son fils aîné ancien commandant de la garde républicaine. Pour leur part, les al-Houthi se sont toujours considérés comme abandonnés par le pouvoir central de Sanaa. De plus, ils sont en conflit ouvert avec les Frères musulmans qui soutiennent le régime de l’actuel président Hadi. Considérés comme des cibles privilégiées par AQPA, ils vouent une haine tenace à l’égard des salafistes-jihadistes.

AQPA, la branche affiliée yéménite d’Al-Qaida « canal historique », s’oppose simultanément au régime du président Hadi et aux al-Houthi considérés comme des « apostats » (traîtres à l’Islam). L’offensive victorieuse des al-Houthi provoque une « union sacrée » entre séparatistes du Sud-Yémen, tribus sunnites liées au président Hadi, les Frères musulmans et AQMI, même si aucun accord global n’est formalisé. Rien de tel qu’un ennemi commun pour créer des alliances de circonstances, même si elles sont éphémères. En plus, des chefs de guerre locaux indépendants profitent du désordre général pour consolider leurs fiefs.

En soutenant par des livraisons d’armes et de l’instruction les al-Houthi, Téhéran prend en tenaille son adversaire saoudien. De plus, si les al-Houthi s’emparent durablement des côtes occidentales du Yémen, les pasdaran pourraient y dépêcher secrètement des forces qui seront à même de menacer directement le détroit de Bab el-Mandeb qui commande la Mer Rouge et donc le canal de Suez. Ils sont déjà en mesure de fermer le Détroit d’Ormuz grâce, en particulier, aux nombreuses batteries de missiles sol-mer qu’ils ont déployées dans des abris fortifiés le long de la côte iranienne et dans les îles avoisinantes. Par contre, Téhéran se heurte à une difficulté géographique vitale : le Yémen est loin et le ravitaillement des rebelles peut être sérieusement contré par le blocus aérien et maritime qui est en train de se mettre en place. Sur le plus long terme, l’Iran n’a pas les moyens financiers de soutenir un gouvernement qui se mettrait en place -seulement sur la partie ouest du pays. En effet, quel qu’il soit, ce dernier va devoir subvenir aux besoins élémentaires des populations qui sont extrêmement pauvres. Enfin, les « conseillers » étrangers risquent d’être bloqués un certain temps dans le pays. Il y aurait des pasdaran [3], des membres du Hezbollah libanais et, selon la rumeur, des miliciens chiites irakiens. Pour ces derniers, il est permis d’avoir des doutes car ils sont déjà bien occupés « à domicile ».

Tous les pays sunnites de la région craignent la fermeture possible de la Mer Rouge, ce qui serait une véritable catastrophe pour les économies nationales. C’est même une question de vie ou de mort pour les régimes politiques en place en Egypte et au Soudan car un étranglement économique leur serait fatal.

L’Arabie saoudite est désormais directement face à face avec son adversaire iranien. Elle a réussi à s’assurer la coopération du Qatar, ce qui est politiquement une victoire, du Pakistan, ce qui lui donne un poids politico-militaire impressionnant, du Maroc et des pays du Golfe arabique, ce qui est parfaitement logique.

La libre circulation des hydrocarbures au Proche-Orient est le point nodal de cette crise. La contradiction provient du fait que Riyad a aussi deux autres ennemis mortels : les Frères musulmans et AQPA. Il semble que la famille Saoud ait choisi d’établir un ordre de priorité : s’occuper de l’Iran et de leurs alliés yéménites dans un premier temps avant de se retourner contre les Frères musulmans et AQPA. Il n’est pas sûr que ce soit le bon choix, les salafistes-jhadistes représentant aujourd’hui un danger de déstabilisation beaucoup plus important que l’Iran pour les gouvernements arabo-musulmans.

Seul point positif de l’affaire, les 22 pays membres de la Ligue arabe réunis à Charm el-Cheikh ce week-end ont jeté les bases d’une force de réaction rapide commune pour lutter contre les mouvements terroristes qui ne connaissent pas de frontières. L’opération Decisive Storm est un peu un test en grandeur nature pour le montage d’une telle entité [4]. Mais si cette force conjointe sert surtout à contrebalancer l’influence de l’Iran au Proche-Orient, il semble que l’objectif initial sera alors difficile à atteindre d’autant que Téhéran joue un rôle capital dans la lutte contre les salafistes-jihadistes.

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[1] Toutes proportions gardées, cela rappelle la triste évacuation dans la panique de l’ambassade américaine à Saigon en 1975 à la fin de la guerre du Vietnam.

[2] Comme les Iraniens avaient reconstitué la liste des sources de la CIA après l’assaut lancé contre l’ambassade américaine à Téhéran après la révolution de 1979. Ces dernières avaient alors connu un sort tragique.

[3] A quand une photo du général Qassem Suleïmani, le chef de la force Al-Qods, sur le front yéménite ? En effet, il aurait quitté Tikrit où l’armée régulière irakienne se débrouille désormais seule avec l’appui aérien américain pour tenter de venir à bout de Daech. En réalité, les milices chiites soutenues par Téhéran ne sont pas loin.

[4] Non seulement, ce sera très difficile à réaliser techniquement, mais les politiques de nombreux pays arabes ne convergent pas vers les mêmes objectifs.

 

30/03/2015

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