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Yves Perez est ancien Doyen de la Faculté de droit, économie et gestion de l'Université Catholique de l'Ouest à Angers, Professeur émérite & Enseignant au sein des Écoles militaires de Saint-Cyr Coêtquidan.
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Un fantôme hante l’Amérique : celui du souvenir de la défaite subie par la marine impériale russe devant la flotte japonaise dans le détroit de Tsushima en 1905. La question que se posent un certain nombre d’experts américains est la suivante : est-ce que demain l’US Navy ne pourrait pas connaître pareille mésaventure face à la marine chinoise quelque part en mer de Chine ? Que doit-on penser d’une telle crainte ? S’agit-il d’un fantasme infondé ou doit-on au contraire le prendre au sérieux ?
Pour répondre à cette question, je reviendrai tout d’abord sur ce que fut le désastre de Tsushima. Ensuite, je montrerai pourquoi cette crainte resurgit maintenant aux États-Unis et ce qu’elle révèle des ressorts de la rivalité sino-américaine. Enfin, j’analyserai ce qu’il convient d’en penser sur le plan stratégique et à quoi s’attendre au cours des prochaines années.
Ce que fut le désastre de Tsushima
Le Tsar Nicolas II envoya la flotte de la Baltique au secours de la garnison de Vladivostok en Extrême-Orient, assiégée par l’armée japonaise. Comme le Japon s’était entendu avec la Grande-Bretagne, la flotte russe ne put emprunter le canal de Suez et dut contourner l’Afrique jusqu’au Cap de Bonne Espérance et l’Océan Indien pour se diriger vers Vladivostok. La bataille se déroula les 27 et 28 mai 1905. Elle opposa la flotte russe, commandée par l’Amiral Zinovi Rojestvenski, et la marine japonaise, sous les ordres de l’Amiral Togo Heihachiro, le samouraï des mers, dans le détroit de Tsushima. La bataille fut aussi brève que sanglante. Les Japonais bénéficièrent de trois avantages majeurs. Premièrement, ils étaient proches de leurs bases alors que les Russes avaient dû accomplir un très long voyage. Deuxièmement, leurs navires étaient plus rapides que ceux des Russes et ils filaient à 16 noeux (30 km/h) contre 8 noeux (15 km/h) seulement pour les seconds. Troisièmement, l’artillerie japonaise était équipée de télémètres qui augmentaient la précision de tir de leurs canons et d’obus explosifs contenant la fameuse poudre Shimosa qui enflammait les coques des navires ennemis. Par ailleurs, et derrière leur artillerie lourde, les Japonais pouvaient compter sur une artillerie légère équipée de canons britanniques à tir rapide d’une portée de 5 km.
La quasi-totalité de la flotte russe, composée de 45 navires, fut détruite. Les torpilleurs japonais achevèrent le travail entamé par les croiseurs de bataille et les destroyers. Seuls réussirent à s’échapper le croiseur Almaz et deux destroyers, qui rallièrent Vladivostok, et trois autres croiseurs, l’Aurore, le Jemtchoug et l’Olag, qui rejoignirent la base américaine de Manille où ils furent désarmés. Les Russes perdirent 5000 hommes au combat et 6000 des leurs furent faits prisonniers tandis que les Japonais ne déplorèrent que 3 destroyers coulés et 700 tués. Cette défaite eut un grand retentissement à travers le monde. C’était la première fois qu’un pays non-blanc infligeait une défaite militaire sur terre et sur mer à un pays blanc. L’évènement ne passa pas inaperçu en Asie auprès des milieux nationalistes. Le régime tsariste fut profondément ébranlé et il dut faire face à la révolution de 1905. Celle-ci échoua mais le Tsar Nicolas II en sortit durablement discrédité. Il dut se résoudre à signer le Traité de paix de Portsmouth aux États-Unis, préparé sous les auspices du Président Théodore Roosevelt. En Extrême-Orient, l’étoile de la Russie pâlissait face à la montée en puissance du Japon.
Pourquoi le souvenir du désastre de Tsushima resurgit-il maintenant aux États-Unis et que révèle-t-il des ressorts cachés de la rivalité sino-américaine ?
"L’Amérique me rappelle l’amirauté russe en 1905, avant le désastre de Tsushima", écrit David Goldman, éditorialiste à l’Asian Times. Pourquoi ? Parce que la Chine s’est engagée dans une stratégie de grignotage des positions américaines autour de Taïwan et en Mer de Chine. Il ne se passe pas de jour sans que les avions chinois ne violent l’espace aérien taïwanais et que leurs bateaux de guerre ne défient les navires de l’US Navy dans cette région. La reconquête de Taïwan, que Pékin considère comme étant son Alsace-Lorraine, demeure un objectif majeur de la politique étrangère chinoise. Face à cette inlassable guerre psychologique, Washington fait le plus souvent profil bas. Ainsi, consigne a été donnée aux pilotes de l’US Air Force d’éviter le contact avec la chasse chinoise. Les États-Unis se cantonnent dans une posture défensive. En face, la Chine ne cesse de renforcer son potentiel militaire, en particulier aéronaval, face aux États-Unis. Selon certaines estimations, la Chine consacrerait un tiers de son budget militaire à la préparation de l’invasion de Taïwan. Elle a, de longue date, tracé ses lignes rouges. Selon elle, le scénario de l’inacceptable serait une déclaration d’indépendance proclamée par les autorités de Taïpeh. Pékin y répondrait par la guerre. Mais cela reste pour l’instant un scénario stratégique parmi d’autres. En attendant, la guerre d’usure continue au large des côtes de Taïwan et dans les airs. Les Chinois agitent le sabre de bois et miment la guerre. Quand la Chine décidera-t-elle d’envahir l’île rebelle ? Mystère ! Mais une chose est sûre : elle ne cesse d’y penser et elle fait tout son possible pour acquérir la supériorité stratégique en Mer de Chine. Selon une étude de la Rand Corporation, la Chine disposerait déjà dans cette zone d’un avantage ou d’une quasi-parité dans six des neufs domaines principaux des forces conventionnelles. Cette étude conclut que la prédominance américaine en Asie, qu’elle soit économique, politique ou militaire, ne cessera de reculer dans les dix ou quinze ans qui viennent. C’est bien pour cela que le souvenir du désastre de Tsushima est revenu hanter les stratèges américains.
Que penser sur le plan stratégique de la crainte d’un nouveau désastre de Tsushima et à quoi doit-on s’attendre dans les relations sino-américaines au cours des prochaines années ?
N’oublions pas que, contrairement à la pensée stratégique occidentale, la "bataille finale" ne rentre guère dans la vision stratégique chinoise : "l’excellence stratégique, écrivait Sun Tzu, n’est pas de remporter toutes les batailles, mais de vaincre l’ennemi sans jamais se battre". Accumuler sans cesse des forces, créer un rapport de force défavorable à l’adversaire afin de le placer devant l’alternative suivante : mourir pour Taïwan ou finalement l’abandonner à la Chine. Le but est d’amener l’Amérique à penser que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ce jeu est d’une certaine façon plus risqué pour l’Amérique que pour la Chine. En effet, plus l’Amérique attendra et plus elle s’exposera en cas de confrontation militaire à la réédition du désastre de Tsushima. Si, au contraire, elle décidait d’agir plus tôt, elle courrait le risque de connaître un mini-Tsushima. Il suffirait qu’au cours de cet engagement, la Chine obtienne une partie nulle ou pire qu’elle perde l’un de ses porte-avions pour que la Chine apparaisse comme le vainqueur de cette mini-guerre. Mais, il y a peu de chance que l’Amérique encoure un pareil risque. Elle attendra, et plus elle attendra, plus le rapport de force lui sera défavorable. En ce sens, Tsushima est une menace à venir et l’objectif de la stratégie chinoise est que le jour où elle passera à l’action, les États-Unis acceptent le fait accompli. Ce serait une sorte de remake de l’annexion de la Crimée par la Russie. Un tel camouflet signifierait la fin de la prédominance américaine en Asie. Les États-Unis perdraient à la fois la face et leurs derniers alliés. Que resterait-il de la confiance dans le parapluie américain à Tokyo ou à Séoul si Washington abandonnait Taïwan ? Bien sûr, l’histoire n’est jamais écrite à l’avance. Un accident peut toujours se produire qui redonnerait l’initiative à l’Amérique. Mais, si l’on se situe non plus sur le terrain de la tactique mais sur celui de la stratégie, on peut pronostiquer que l’Amérique va vivre désormais avec la menace de Tsushima au-dessus de sa tête, une sorte de Tsushima au ralenti mais dont les effets géopolitiques stratégiques pourraient être plus redoutables encore que ceux occasionnés par le Tsushima de 1905 entre la Russie et le Japon. En effet, il acterait la transition définitive vers un monde post-occidental dominé par la Chine.
11/03/2021