"Traverser la mer sans que le ciel le sache" ou comment un battement d’aile de papillon dans une province chinoise a mis en lumière notre perte de souveraineté
23/09/2020 - 19 min. de lecture
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Cet article est tiré de l’ouvrage “les leçons d’avenir du covid-19”, publication du Centre d’Analyse Prospective (CAP) de l’ISSEP de Lyon, sous le titre 'Quand la Chine exporte son virus et les traitements pour le soigner, chronique d’un dependance française’.
Claude Jaeck est Conseiller en stratégie.
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瞞 天 過 海 "Traverser la mer sans que le ciel le sache" est le premier stratagème d’un traité chinois sur la guerre. Cette idée est issue de l’histoire d’un ingénieux général des Tang, qui considérait que chaque manoeuvre militaire a deux aspects : le mouvement apparent et l’intention cachée, tromper l’adversaire avec des actions prévisibles tout en affichant une certaine vulnérabilité alors qu’en réalité nous sommes prêts à passer à l’action et prendre l’adversaire par surprise.
N’en déplaise aux disciples de la théorie du cygne noir (1). Le risque pandémique est depuis longtemps considéré et, par de nombreux États, comme un enjeu de sécurité nationale. Attachés à leurs services publics, les français ont constaté avec stupéfaction et colère l’incapacité de l’État à prévoir et à mettre en place les politiques publiques du long terme dont il a la charge. L’électrochoc Covid-19 a mis en lumière les failles de la puissance publique, de l’administration et de notre modèle social.
Il fallait bien se douter qu’un jour nous dussions faire les frais d’avoir, ces trente dernières années, succomber à l’idéologie du consommateur et à la course effrénée au profit. La crise sanitaire et ses conséquences économiques ont servi de révélateur et d’accélérateur, démontrant les limites de la mondialisation et exposant l'inquiétante dépendance de notre économie à la Chine et notre perte de souveraineté.
Il aura donc suffit d’un battement d’ailes de papillon dans une province de l’Est de la Chine pour compromettre la vaste logistique du commerce mondial, au risque de priver des millions d’Européens de téléphones portables, d’ordinateurs et de robots de cuisine, de mocassins, de chaussettes et de peluches fourrées, mais aussi de médicaments (2).
Nous savions cet équilibre fragile. Nos grands patrons étaient, la plupart d’entre eux, comme hypnotisés par un rêve d’Orient. Naïvement, nous avons laissé faire. Donnant la corde pour nous faire pendre (3).
L’"usine du monde", en fabriquant produits et composants d’une importance vitale ou stratégique pour nos pays, et occupant désormais une place centrale dans les chaînes de valeurs mondiales (CVM), nous a rendu tellement dépendant que notre survie est tributaire de fournisseurs à l’autre bout du monde.
La Chine est au centre de la chaîne de valeur de l’industrie automobile par exemple. Elle domine aussi la production textile et celle des composants électroniques. 70% des smartphones sont produits en Chine, pour les jouets, c'est 80 %. Quant aux produits pharmaceutiques, le pays produit 90 % de la pénicilline, 60 % du Doliprane, 50 % de l’Ibuprofène, etc. (4).
Dans une récente interview donné à Marianne, Pierre Lelouche ne disait-il pas : "Quand j’étais secrétaire d’État au Commerce extérieur, je me levais tous les matins obsédé par nos déficits commerciaux avec la Chine, qui ont explosé. À elle seule, la Chine représente la moitié de notre déficit extérieur".
Comme si soudainement nous prenions conscience que des pans entiers de notre économie ont disparu du paysage tricolore et que la facture de nos politiques passées était dans notre boîte aux lettres un matin de printemps de 2020.
L’idéologie mondialiste qui a présidé aux choix politiques de nos États ces dernières décennies est désormais mis à nu. Les défenseurs acharnés du dogme de la compétition libre et de la mondialisation ont déjà changé de discours et qualifient notre hyperdépendance à la Chine d’"irresponsable et de déraisonnable"(5) et "de déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner à d’autres, une folie"(6).
Les lois du marché avec leur logique de maximisation technico-économique auraient-elles eu raison de notre souveraineté ? Une chose semble certaine, elles ne peuvent plus être les seuls déterminants dans nos prises de décisions. Nous devons revoir l’organisation d'un grand nombre de filières qui ont été fragilisées, sinon décimées.
L’optimisation des chaînes d’approvisionnement, les flux tendus à l'extrême, la division internationale du travail, qui ont presque exclusivement décidé du sort de nos économies doivent être repensés afin de reconquérir la souveraineté de nos États.
En arrière-plan, n’oublions pas que les tensions commerciales entre Pékin et Washington se sont aggravées pendant la pandémie. Les relations entre les deux puissances sont désormais au plus bas depuis 1974, avec pour conséquence immédiate la réduction de leur interdépendance économique et en perspective, une nouvelle guerre froide. L’Europe et la France devront adroitement trouver un moyen de tirer leur épingle du jeu et ne pas servir de terrain d’affrontement au choc des deux superpuissances du XIXe siècle.
Comment en est-on arrivé là ? Encouragé par les pays européens qui pensaient forcer l’accès au "milliard de consommateurs chinois", la Chine fut admise à l’OMC en 2001. Le monde occidental était persuadé qu’en adoptant les principes du capitalisme globalisé, la Chine allait accélérer son développement vers une économie de marché moderne et inévitablement adopter une démocratie libérale.
20 ans après, force est de constater que la Chine d’aujourd’hui n’est plus celle qui est entrée à l’OMC, mais que tout ou rien ne s’est déroulé comme les stratèges occidentaux l’avaient envisagé. L’économie s’est développée de manière exponentielle avec l’aide de l’État dont le pouvoir en fût renforcé.
Aussi est-elle toujours officiellement classée comme un pays en développement, ce qui lui autorise des dérogations pour soutenir son économie (subventions, crédits étatiques, mesures tarifaires). Le niveau de financement reste cependant difficile à prouver et donc pas de recours legal effectif pour les entreprises étrangères (7).
D’autre part, l’OMC ne réprime et ne punit de sanctions internationales que le seul protectionnisme douanier stricto sensu. Or, la Chine a eu recourt à d’autres formes de protectionnisme : monétaire (sous-évaluation du Yuan), social (faible couverture sociale), environnemental (pollueurs longtemps non réprimés), par des directives qui consistent à encourager directement ou indirectement la population à préférer les produits locaux aux produits étrangers (8).
Pékin a beau clamer son attachement à la libre circulation des marchandises et au multilatéralisme, les faits démentent cette posture. Toute sa stratégie conquérante a été bâtie sur l'injustice de ce dispositif de l’OMC. Les Occidentaux payent aujourd'hui leur naïveté face aux réalités du monde chinois.
Cadre réglementaire flou, protectionnisme, information fragmentée, gigantesques marchés publics chinois difficiles, sinon impossibles d’accès pour les entreprises étrangères, alors que l’Europe généreusement joue souvent le jeu de l’ouverture et du libre échange(9).
Comment la Chine a-t-elle pu, en si peu de temps, se forger une place aussi centrale à l’échelle planétaire ?
Dans les années 1970, la Chine est l'un des pays les plus pauvres du globe. C’est Deng Xiaoping qui réhabilite la notion de profit tout en maintenant une emprise politique sur le pays et le pousse à se moderniser en optant pour un libéralisme économique et l’ouverture aux échanges mondiaux.
Aujourd’hui, on peut dire que le régime chinois est de nature hybride. Les réformes lancées depuis 1980 sont conduites de façon autoritaire par une élite dont l'objectif n'a pas été de créer un système capitaliste, mais d'utiliser au mieux les ressources du marché pour développer la richesse de la Chine, renforcer sa puissance et préserver le monopole politique du parti. Car celui-ci demeure la clé de voûte de ce système, un parti qui tire sa légitimité non plus de l'idéologie mais de la croissance et de l'exaltation nationaliste(10).
C’est le volontarisme de l’État chinois et sa foi dans sa destinée qui explique son émergence sur la scène internationale. En instaurant des barrières tarifaires et réglementaires, il a aussi su préserver son énorme marché intérieur de 1,4 milliards d'habitants des appétits étrangers permettant à ses champions nationaux de grandir avec l’aide de l’État. Chaque année, le pouvoir central dépenserait l'équivalent de 4 % de son PIB, soit près de 500 milliards d'euros par an, en subventions et sont concernés autant les industries de l'acier et du verre, que du papier ou encore des pièces détachées dans l’automobile. Depuis, ces mastodontes sont à l’assaut du monde.
Déployant avec raffinement "L’Art de la Guerre" et les "36 stratagèmes", l’Empire du Milieu a courtisé et séduit investisseurs et exportateurs.
Attirées par son milliard de consommateurs, les entreprises du monde entier se sont engouffrées dans cette ouverture, chacun voulant sa part de gâteau, la plupart prêt à accepter tous les risques en négligeant les plus élémentaires mesures de prudence face à de redoutables négociateurs : "soumettre l’ennemi sans combattre est l’art suprême".
Mais la date que le Parti Communiste chinois a en tête reste l'année 2049, centenaire de la naissance de la République populaire de Chine. L'objectif est de faire de la Chine un "pays socialiste moderne" qui se "hissera au premier rang du monde", prenant sa place "avec une plus grande fierté" dans le concert des nations. Bref, l'Empire du Milieu ambitionne de dessiner un nouvel ordre mondial dans lequel la Chine serait hégémonique.
L'historien John King Fairbank, père de la sinologie américaine, a noté en 1948 que pour comprendre les politiques et les actions des dirigeants chinois, la perspective historique n'est "pas un luxe, mais une nécessité".
Pour saisir la formidable ascension de la Chine ces 30 dernières années, il faut donc se plonger dans l'histoire mouvementée des deux siècles passés et de ses rapports avec l’Occident. Elle y puise sa force et sa détermination.
La Chine n’a pas de visées coloniales mais de superpuissance. Preuve en est le projet des "nouvelles routes de la soie" (BRI). Loin d’être un corridor touristique ou "un gentil clin d’œil sentimental à Marco Polo", il est une révolution considérable. Elle est passée d’un continent fermé à une nation ouverte sur le monde. La Chine a une formidable capacité d’adaptation.
Ce que les Chinois cherchent avant tout c’est de sécuriser leurs approvisionnements en matières premières et à consolider les marchés pour leur économie exportatrice jusqu’à ce que leur marché domestique et de proximité puisse prendre la relève.
Aspirateur à matières premières, la Chine importe une bonne partie des matériaux mondiaux pour ensuite les transformer en produits finis qu’elle exporte à travers le globe. Une situation qui place aujourd’hui les pays exportateurs dans une dépendance envers Pékin : "l’Afrique exporte près de 85 % de ses matières premières vers la Chine", rappelait, lors d’un Davos, le Président de la Banque Africaine de Développement (11).
Pays des superlatifs, pour nourrir sa croissance, la Chine est très énergivore. Peuplé avec près de 1,44 milliards d’habitants en 2019, il est le plus important producteur mondial d’énergie depuis 2009, le principal consommateur depuis 2011 et le premier importateur net d’hydrocarbures liquides devant les États-Unis depuis 2013. Pour soutenir sa croissance, il est aussi le pays le plus dépendant de ses importations. C’est bien le charbon qui occupe la place centrale dans son mix énergétique et qui satisfait près des deux tiers de la consommation en exploitant près de 12’000 mines (12).
Afin de sécuriser leur approvisionnement en pétrole et en gaz naturel, les sociétés pétrolières nationales chinoises ont acheté des actifs internationaux de pétrole et de gaz naturel dès 2008, ce qui leur a également permis d’acquérir l’expertise technique dont ils ont eu besoin par la suite. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), la Chine aurait investi quelques 73 milliards de dollars entre 2011 et 2013, en actifs (gisements de pétrole en eau profonde, gaz naturel et de méthane de houille, sables bitumeux, gaz de schiste) au Moyen-Orient, en Amérique du Nord, en Amérique Latine, en Afrique et en Asie (13). Outre un parc hydroélectrique déjà très développé, la Chine compte notamment s’appuyer sur l’énergie nucléaire : 10 des 53 réacteurs en cours de construction dans le monde sont en Chine (14).
En juillet 2018, la Chine comptait 42 réacteurs nucléaires opérationnels (et 15 en construction), produisant 4 % de l'électricité chinoise (15). Des efforts d’investissements à l’échelle du pays sont aussi en cours en faveur de l’éolien et du solaire, avec comme pour le nucléaire, une aspiration exportatrice affirmée.
Mais au-delà de ces intérêts matériels, ils veulent rester fort afin que, plus jamais, ils ne soient la proie de nations plus puissantes et ne puissent se reproduire la déchéance et l’humiliation qu’ils ont connu entre 1839 et 1950.
Quiconque s’intéresse à la Chine finira toujours par entendre parler du "siècle de l’humiliation", ce "long siècle" de 110 ans qui s’est ouvert en 1839 avec la première guerre de l’opium qui l’opposa à l’Angleterre, l’obligeant à ouvrir leurs ports et marchés au commerce de l’opium. D’autres pays ont suivi avec des revendications similaires d’accès au marché. Invasions armées, traites inégaux, concessions territoriales, sac du palais d’été, guerres civiles ont constitué les faits marquants qui suivirent.
Les contacts soutenus de la Chine avec l’Occident ont mis en évidence la faiblesse militaire et diplomatique de la Chine impériale face à la puissance occidentale.
Siècle de souffrance et de rédemption, creuset dans lequel s’est forgé le narratif national, il explique en grande partie l’attitude de la Chine aujourd’hui. Pour faire prévaloir ses intérêts, elle doit se constituer une zone d'influence et devenir la puissance dominante de cette nouvelle mondialisation. Au 17ème siècle, la France fut la puissance dominante avant de laisser sa place au Royaume-Uni, maîtresse des mers au 19ème siècle. Au 20ème, ce fut le tour des États-Unis. Au 21ème, les Chinois en sont convaincus, leur heure est venue.
Nos aïeux nous apprenaient qu’il ne fallait pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. Dans nos écoles de commerce, on nous enseignait qu’il était risqué d’exposer son compte d’exploitation à un client ou à un fournisseur devenu trop important au fil du temps. Arrivé dans la vie active, ce fut le tour des commissaires aux comptes, des comités d’audit interne, des conseils d’administration ou de surveillance de prendre soin de bien déclarer aux actionnaires ces déséquilibres qui pourraient mener au désastre en nous recommandant de retrouver une gestion plus saine de l’entreprise qui nous a été confiée. J’aime à penser qu’il en est de même pour un état.
De la dépendance au sursaut national, l’exemple des IPA en illustration
Pour rappel, les IPA sont les molécules essentielles responsables des effets bénéfiques utilisés dans la composition de tout médicament.
En 2019, les exportations chinoises des Ingrédients Pharmaceutiques Actifs (IPA) s’élevaient à environ 30 milliards de dollars, une dynamique qui est appelée à se poursuivre alors que des médicaments brevetés d’une valeur estimée à 160 milliards d’euros passeront, ces prochaines années, dans le do-maine public (16). En France, 60 à 80 % des IPA utilisés par notre industrie pharmaceutique sont importés de Chine et d’Inde. Alors qu'il y a encore trente ans, les importations de substances actives ne représentaient que 20 % du marché européen. Il resterait dans cette filière 270 entreprises en France employant 21’000 personnes (17).
Aujourd'hui, l'Inde représente 60 % de la production mondiale de vaccins. Le pays assure environ la moitié de la demande des vaccins DPT et BCG et 90 % de la demande de l'OMS pour le vaccin contre la rougeole. Mais le vrai laboratoire pharmaceutique du monde reste la Chine qui fournit 80 % des besoins de l'Inde en ingrédients pharmaceutiques actifs.
Les deux pays se sont, en quelque sorte, spécialisés chacun dans un domaine : l'Inde pour les médicaments finis et la Chine pour les substances actives, le cœur du médicament (18).
Dans un communiqué de presse du 24 février 2020, Sanofi annonce un plan de montée en puissance de sa production d’IPA en Europe, à travers le regroupement, en une entité indépendante de premier plan dédiée à la production et à la commercialisation des tiers d’IPA, avec l’ambition de devenir le second acteur mondial du secteur d’ici 2022 avec 1 milliard d’euros de ventes. Elle devrait employer 3’000 personnes et avoir son siège social en France (19).
Avec l'augmentation des pénuries de médicaments qui ont un impact critique sur les soins aux patients, la nouvelle entité contribuerait à soutenir et à sécuriser la fabrication d'IPA ainsi que les capacités d'approvisionnement pour l'Europe et au-delà. En Europe, le nouveau champion de l'industrie des IPA devrait aider à équilibrer la forte dépendance de l'industrie à l'égard des IPA provenant de la région asiatique.
Il n’y a pas d’investissements directs chinois dans les grandes sociétés pharmaceutiques européennes. En revanche, il y a sûrement des starts up ou PME qui sont financées par des chinois. Cela étant, les partenariats qui existent entre groupes pharmaceutiques étrangers et sociétés chinoises sont très nombreux et sans être des prises de parts, ils sont des facteurs d’interdépendance.
Une collection d’investissements stratégiques en France, des acquisitions massives dans de nombreux domaines
De 2000 à 2018, les investissements chinois en France ont totalisé au moins 14,3 milliards d’euros et cherchent à se faire une place toujours plus importante sur le marché français. De dépenses somptuaires aux investissements rationnels, rares sont les secteurs de l’économie française qui y ont échappé. De l’hôtellerie aux transports, des vignobles à l’agroalimentaire et au luxe, la frénésie d’investissements chinois n’épargne que de rares secteurs de l’économie française, très souvent accompagné d’inévitables tensions qualifiées de "culturelles".
Toujours selon Pierre Lelouche, "les Chinois développent clairement une stratégie de prédation, ils n’investissent pas dans des entreprises françaises, ils se contentent "d’emprunter" les technologies ou d’acquérir des infrastructures stratégiques".
Des opérations spectaculaires sont à noter. Parmi elles, la prise de participation de Jin Jiang au capital d’Accor, le rachat du groupe SMCP (marques Sandro, Maje et Claudie Pierlot) par Shandong Ruyi, l’un des principaux groupes de textile chinois, le projet du groupe Wanda avec Auchan dans le parc EuropaCity et la décision de BYD de construire une usine d’assemblage de bus électriques près de Beauvais.
Fin 2016, les 700 filiales d’entreprises chinoises et hongkongaises établies en France employaient plus de 45’000 personnes. L’attrait d’un grand marché très bien connecté au reste de l’Europe reste une motivation essentielle pour de nombreuses entreprises, de même que le souhait d’acquérir des technologies avancées et des marques. Certaines entreprises chinoises choisissent la France pour implanter des centres de R&D (Huawei, TCL) et tirer parti d’une main d’œuvre qualifiée et de clusters technologiques. Des entreprises en difficulté ont aussi été reprises par des groupes chinois (par exemple, CTI1 par Yantai Taihai). Enfin, l’implantation à Paris de quatre banques chinoises est aussi motivée par la proximité du continent africain.(20)
Autres prises de participations notables :
- Dongfeng devient le premier actionnaire du groupe PSA en 2014
- Acquisition de 10 % d'Air France-KLM par China Eastern
- Le conglomérat Fosun augmente sa participation au capital du Club Med (2015)
- HNA, maison mère de Hainan Airlines, entre au capital de Pierre et Vacances
- Le Groupe hôtelier Jinjiang achete Louvre Hotel Group (Campanile, Kyroad, Premiere Classe)
- Le Groupe Plateno, associé à des américains, possède 80 % des parts de l'OGC Nice (2016)
- Achat de l’aéroport de Toulouse-Blagnac par le consortium Casil en 2016 (cédé depuis pour une importante plus-value)
- Terres céréalières dans l’Indre et l’Allier
- Vignobles avec 165 châteaux dont plus de 150 dans le Bordelais
- Agro-alimentaire Justin Bridou, St Hubert, Aoste, Cochonou, laits infantiles Biostime
- Luxe avec Lanvin, Sonia Rykiel, le chausseur Robert Clergerie, Marionnaud et Baccarat
- Energie GDF Suez annonçait céder 30 % de sa branche d’exploration-production
- Naf Naf revendu depuis
- Football Olympique Lyonnais, FC Sochaux et l'AJ Auxerre
- 14 hectares d'entrepôts du port du Havre sont passés sous contrôle chinois, comme les 600 hectares de l'ancienne base américaine de Châteauroux
Notons aussi que fort de sa puissance de séduction économique, le "Dragon a mille têtes" espionne tous azimuts ses partenaires occidentaux et s’intéresse de près à l’innovation technologique dans le spatial, l’aéronautique et la biologie médicale, au monde universitaire et au milieu dirigeant français. "À tout moment, tout membre de la communauté chinoise, particulièrement les étudiants et les stagiaires dans les entreprises technologiques de pointe", est utilisable "pour une mission de renseignement" (21).
Réjouissons-nous de l’arrivée des capitaux chinois sans être naïfs. Est-il sain de dépendre des investisseurs chinois dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, les technologies du futur ou notre industrie agroalimentaire ? La réponse est dans la question.
Investissements français en Chine : une présence forte mais en ralentissement
La présence française en Chine est ancienne. Les entreprises françaises s’y sont très tôt impliquées dans des projets emblématiques (construction de la centrale nucléaire de Daya Bay par EDF initiée en 1994). En 2020, plus de 2’000 entreprises françaises, essentiellement des grands groupes, sont présentes en Chine, générant près de 64 milliards d’euros de chiffre d’affaires et près de 500’000 emplois. Cette présence est très diversifiée sectoriellement (agroalimentaire, industrie, transports, urbanisation, grande distribution, services financiers). 40 % des investissements français en Chine ont lieu à Wuhan, le Detroit chinois. Les investissements français en Chine semblent néanmoins ralentir ces deux dernières années, sous l’effet de divers facteurs : perte de compétitivité, saturation de certains marchés, lassitude face aux difficultés du climat des affaires.
Durant le quart de siècle qui a précédé, la Chine a encouragé les investissements industriels étrangers en concédant des facilités et à force d’incitations financières, à la clé était un marché de consommateurs qui n’avait pas d’équivalent au monde. Chacun voulait sa part de gâteau et un peu naïvement était souvent prêt à faire nombre de concessions inimaginable ailleurs. Le cadre légal et fiscal se révélera d’ailleurs être très contraignant pour les étrangers.
La Chine investie dans la dette sociale française
Vous aurez appris dans la presse que la dette française est majoritairement détenue par des investisseurs étrangers mais personne, ou presque, ne sait qui sont ces investisseurs étrangers. Selon des données de la Banque de France, ils posséderaient 53,6 % de la dette négociable de l’État français. Aujourd’hui, il est difficile d’en savoir plus. Un pays est d’autant plus sensible aux questions de conjonctures que sa dette est placée sur des marchés internationaux. La Grèce ou le Portugal, qui avaient également une dette majoritairement située à l’étranger, en ont ainsi payé les conséquences (22).
80 % de notre dette sociale est détenue par l'Asie (Chine et Japon). C’est donc la Chine qui paye notre retraite. Pourquoi la Chine ? Car il faut qu’elle place ses énormes réserves de change et que la France est un placement plus sûr que les marchés traditionnels plus opaques, que l’Europe est son premier marché d’exportation et qu’il est dans son intérêt de la maintenir en bonne santé pour continuer à lui vendre ses produits.
Nous devons retrouver l’autonomie stratégique et reprendre le contrôle de nos approvisionnements en intégrant la Chine dans notre réflexion
Être souverain au 21ème siècle signifie avoir des alternatives.
Aucun pays ne peut produire seul tout ce dont il a besoin. Nous dépendons tous des relations commerciales. Diversifier nos approvisionnements est donc dans notre intérêt et probablement le seul moyen de rester indépendant et souverain.
La Chine est à nouveau dans son rôle de superpuissance mondiale qu’elle considère être le rôle naturel qui lui revient et cela indépendamment de notre consentement. Il est dans notre intérêt de bénéficier de cette évolution et non pas d’entrer dans une guerre commerciale qui ne ferait qu’augmenter nos coûts et ne changerait rien à la situation.
Il en va de même du projet Belt & Road, qui peut s’avérer un ajout précieux à l'économie mondiale en devenant un vecteur de développement des pays d’Asie et d’Europe centrale.
Comme chaque nation devrait le faire, la Chine suit sa stratégie de superpuissance et se concentre sur son intérêt national avant toute chose.
Alors que les politiciens européens présentent au monde entier leur programme de gauche libérale, la Chine concentre tous ses efforts, avec rationalité, sur l’économie.
Si nous voulons être un acteur mondial indépendant, nous devons entretenir des relations saines avec la Chine comme partenaire commercial et éviter de céder à la tentation d’un "découplage". Ces relations doivent surtout être empreints d’une culture de réciprocité dans les échanges et l’ouverture, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, comme nous l’avons mentionné plus haut.
Pour nous repositionner vis-à-vis de la Chine, il nous faut, dans un grand élan national, le vouloir. Et puis, ce seront les pouvoirs publics qui devront jouer le rôle essentiel si nous voulons retrouver notre autonomie stratégique. Concevoir un nouveau paysage industriel français ne pourra donc se faire qu’avec une politique clairvoyante de l’État, qui seul dispose des leviers des recettes fiscales pour lesquelles il décide montant et allocations. Notre régime fiscal doit aussi inciter nos entreprises à oser et à rester innovantes.
"Préférence nationale 2.0", voilà une terminologie qui, il y a encore peu, aurait choquer la bien-pensance mondialiste ambiante. Mais, aujourd’hui, une forte unanimité semble se dégager pour concevoir "le monde d’après" avec un nécessaire recentrage colbertiste, avec des prises de participations étatiques dans les entreprises ou les filières qu’il faut soutenir et relancer. L’État doit être moteur dans la création de champions nationaux ou européens dans les cas où un pays seul ne pouvait y parvenir en suivant le modèle Airbus.
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(1) Voir la théorie du cygne noir de Nicholas Nassim Taleb, https://fr.wikipe- dia.org/wiki/Théorie_du_cygne_noir
(2) https://voxeurop.eu/en/2020/pharmaceutical-industry-5124425
(3) "Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons", phrase généralement attribuée à Lenine.
(4) https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-mot-de-l-eco/le-mot-de-l-eco-leconomie-mondiale-dependante-de-la-chine_3826615.html
(5) Bruno Lemaire, Ministre de l’Économie
(6) E. Macron, 12 mars 2020
(7) https://www.touteleurope.eu/actualite/chine-union-europeenne-quelles-relations-commerciales.html
(8) https://www.atlantico.fr/decryptage/2272620/protectionnisme-marche-interieur-chinois-averait-etre-grande-deception-entreprises-etrangeres-an- toine-brunet
(9) https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-chine-est-le-pays-le-plus-protectionniste-vis-a-vis-de-leurope-1029884
(10) https://www.franceculture.fr/oeuvre-chine-le-nouveau-capitalisme-d-etat-de-marie-claire-bergere
(11) https://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/dessous-chiffres/2019/03/22/29006-20190322ARTFIG00003--quel-point-sommes-nous-dependants- de-l-economie-chinoise.php
(12) https://www.connaissancedesenergies.org/situation-energetique-de-la-chine-150521
(13) https://www.connaissancedesenergies.org/situation-energetique-de-la-chine-150521
(14) https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_réacteurs_nucléaires_en_cons- truction
(15) https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_réacteurs_nucléaires#Chine
(16) Comme (2)
(17) https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_- de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf
(18) https://www.ipa-india.org/static-files/pdf/publications/position-papers/2019/ipa-way-forward.pdf
(19) http://gbessay.unblog.fr/tag/chinois/
(20) http://institut-du-pacifique.org/category/actualite-du-pacifique/asie-du-nord-est/page/7/
(21) https://www.liberation.fr/futurs/2015/02/16/l-espionnage-chinois-passe-a-l-echelle-industrielle_1203962
(22) www.revivall.org/article-qui-detient-la-dette-de-la- france-81565519.html
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