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Marin pendant 38 ans, l'Amiral Olivier Lajous a commandé trois navires de combat, participé à de nombreuses opérations extérieures (Liban, Iran-Irak, Afghanistan, Tchad-Libye, Yémen-Erythrée) et été DRH de la Marine nationale. Élu DRH de l'année en 2012, il a ensuite été Président du Directoire de BPI Group de 2018 à 2019.
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Si je devais un jour répondre à la question : "avez-vous une certitude concernat la vie ? ", je répondrai : "aucune…et beaucoup !". Puis, je développerai cette réponse en apparence paradoxale en m’inspirant de cette citation de Jean Guehenno : "chaque homme doit inventer son chemin de vie et trouver en lui la force de refuser la vraie trahison qui est de suivre le monde comme il va et d’employer son esprit à le justifier".
À force d’avoir peur du futur, à force de regretter le passé, à force de reporter sur d’autres le poids de nos interrogations et de nos inquiétudes, on se prive de la capacité d’être libre et engagé.
Une liberté engagée, voilà encore un paradoxe. Mais la vie n’est-elle pas un paradoxe ? Dans la perpétuelle incertitude de la seconde à venir que l’être humain a tant de mal à accepter, être libre et engagé c’est, avec patience, réflexion, détermination et passion, comprendre que rien n’est jamais sûr pour demain, que tout est à bâtir, patiemment, avec pour principal compagnon soi-même, mais aussi avec l’Autre.
L’Autre, celui qui me permet de poursuivre ma réponse : "dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calcul sur la nébuleuse d’Andromède". De cette phrase extraite du roman Terre des Hommes d’Antoine de Saint-Exupéry, je nourris sans cesse la certitude (aucune… et beaucoup, souvenez-vous !) que la créativité de chacun d’entre nous emprunte sa "foudroyance" dans la rencontre avec l’autre.
Aucune idée n’est véritablement la propriété de celui qui l’émet. Notre créativité est toujours le résultat d’un travail en équipe, de la conjugaison de plusieurs sensibilités. Encourager la créativité en instaurant un climat favorable au partage des idées, voilà ce à quoi il faut veiller afin d’éviter que ce soit la tendance paranoïaque de la défiance et de la jalousie qui l’emporte.
"L’incertitude" et "la foudroyance": ces deux fondements de la stratégie m’ont été enseignés par le Cice-amiral d’escadre Guy Labouérie lors de mon passage à l’École supérieure de guerre navale il y a trente ans, alors que venait de tomber le mur de Berlin et que le monde retrouvait sa naturelle incertitude.
Du changement ?
À force de tout remettre en cause sous prétexte que le monde change et que la société évolue, on peut "perdre le Nord" et, "dans la nébuleuse d’Andromède", ne plus savoir quel cap suivre ! Tenir le cap, c’est conjuguer "incertitude" et "foudroyance", en permanence conduire le changement sans oublier l’essentiel. Pour nous, militaires, l’essentiel tient en quelques mots : neutralité, disponibilité et discipline.
NEUTRALITÉ
Dans une démocratie, l’usage de la force armée est soumis à la volonté du peuple qui, par l’exercice de son droit de vote, confie aux décideurs politiques le soin de défendre les intérêts de la Nation. Les armées constituent l’un des outils dont dispose l’État pour assurer cette fonction. Parce qu’ils sont appelés à user de la force armée à tout instant, partout où l’ordonne le pouvoir politique, les militaires sont soumis à l’obligation de neutralité politique et syndicale. Il leur est interdit d’adhérer à un parti politique et à une association professionnelle. Cette privation d’un droit citoyen majeur les place dans une situation unique au sein de la fonction publique d’État. Représentés par le biais de leur hiérarchie et du pouvoir politique, ils doivent s’impliquer avec détermination au sein des instances de concertation mises en place dans chaque armée et service (CFM) et au niveau du ministère (CSFM) afin d’exprimer leurs attentes. La pérennité de ce dispositif de représentation repose essentiellement sur la capacité de la hiérarchie militaire et du pouvoir politique à instaurer et à entretenir un climat de confiance favorable au dialogue et au partage des idées. Elle repose également sur la volonté des membres des conseils à participer de manière responsable et active à la concertation en s’interdisant la défense d’intérêts personnels ou corporatistes.
DISPONIBILITÉ
Être prêt en permanence à partir, sans ou avec très peu de préavis, pour accomplir une mission dont la durée, le lieu géographique précis et les conditions exactes d’exécution ne sont parfois définis que sommairement tant la réalité du terrain s’imposent au fur et à mesure du déroulement des opérations suppose, de la part de chaque militaire, une préparation psychique, intellectuelle, morale et physique de tous les instants. Ne pas savoir combien de temps on sera séparé des siens, vivre la mission sans défaillance, inscrire avec détermination son action dans le strict respect du droit international et de la maîtrise de la violence quelles que soient les provocations de l’adversaire, résister au stress du combat et à la vision de la mort, travailler en équipe de manière solidaire, maîtriser les technologies les plus modernes sont autant de capacités que le militaire doit acquérir et entretenir pour accomplir les missions qui lui sont confiées. "L’incertitude" et "la foudroyance" sont bien les fondements de sa condition. Il doit s’entraîner à résister au doute de l’attente tout en l’utilisant pour mieux penser l’action et agir avec pertinence lorsque celle-ci survient, soudaine, brutale et fugace. L’exigence de cette préparation est permanente. Dans les armées, elle conduit à une gestion très sélective et exigeante des individus. Admis jeunes dans les armées, les militaires sont nombreux à devoir quitter précocement le service au terme de leur emploi en unité opérationnelle.
DISCIPLINE
Les structures hiérarchiques qui prévalent dans toutes les organisations humaines peuvent être perçues comme peu compatibles avec la conjugaison des sensibilités. Elles sont cependant nécessaires car, sans une organisation minimale des relations entre les individus d’une collectivité, il n’y a pas de créativité possible. Toute la difficulté réside dans le bon dosage de cette hiérarchisation : trop de hiérarchie formelle désespère les uns, trop peu de hiérarchie décourage les autres ! Pour conduire le changement, les chefs doivent pouvoir compter sur la motivation de tous en veillant à donner à chacun le sentiment de leur participation active et réelle à la créativité d’ensemble du groupe. Ils doivent encourager le travail collégial et la conjugaison des sensibilités, partager l’ensemble des informations qu’ils détiennent pour alimenter la créativité commune, écouter, comprendre et respecter leurs subordonnés tout en les guidant sur le chemin de "l’incertitude" et de "la foudroyance" avec fermeté et détermination. Toute l’alchimie de la discipline réside alors dans la capacité des chefs à donner du sens à l’action et aux valeurs qui la guident : la paix repose sur la détermination des peuples à défendre la démocratie, les droits de l’homme, la dignité humaine et les libertés individuelles et collectives. Aucune de ces valeurs n’est, hélas, définitivement partagée par tous. Il suffit pour s’en convaincre d’assister au triste spectacle quotidien de la violence qui, en de nombreux endroits de la "Terre des Hommes", égrène son chapelet de misère et d’injustice.
Faire partager la conviction que pratiquer le métier de militaire, neutre, disponible et discipliné est une manière "d'inventer son chemin de vie et de trouver en soi la force de refuser la vraie trahison qui est de suivre le monde comme il va " est sans aucun doute un défi. Je le relève en affirmant que pour ma part, 38 années de vie militaire m’ont permis de vivre libre et engagé au service d’une cause qui me dépassait : celle de la défense de la dignité de la personne humaine partout où elle était menacée.
30/03/2021