Alerte et information des populations à l'ère des crises hors-cadre et du chaotique
12/03/2022 - 35 min. de lecture
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Patrick Lagadec est Directeur de recherche honoraire à l’École Polytechnique. La Tribune est rédigée avec les appuis de Matthieu Langlois, Patrick Lions et Sabine Cariou.
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Avertissement
Dans ce texte, après le rappel succinct de données désormais bien documentées, appuyées sur des expériences également robustes, je tente d’aller au-delà du connu et de reprendre le dossier de l’alerte et de l’information des populations en tenant compte des nouveaux horizons auxquels nous confrontent les méga-crises actuelles, et l’état de grande fragilité de nos socles sociétaux.
Je mesure le caractère délicat de la démarche et l’état encore limité des considérations proposées.
C’est pourquoi cet article doit être avant tout considéré comme un document de travail.
Remerciements
Je tiens à remercier tout particulièrement Matthieu Langlois (2), avec qui nous échangeons en continu sur les dimensions les plus complexes des crises actuelles et des inventions qu’elles exigent, sur tous les fronts – des visions stratégiques aux modalités opérationnelles tactiques.
Je remercie aussi très vivement Patrick Lions (3) : les dynamiques qu’il a impulsées et conduites sur la zone du Havre, et ses notes d’une grande richesse m’ont beaucoup inspiré pour le présent texte, qui rend toutefois bien imparfaitement de la richesse de ses travaux.
Merci aussi à Sabine Cariou (4), psychologue clinicienne, spécialiste du trauma, qui m’accompagne dans mes interrogations, à commencer par les plus difficiles à cerner et traiter.
Bien entendu, je suis seul responsable des limites et erreurs du présent article.
Le temps des réticences, le refrain des sirènes
Depuis des décennies, la question de l’alerte des populations lors d’événements accidentels graves a été un thème récurrent d’examen. Avec toujours la question des sirènes, jugées tout à la fois indispensables et insuffisantes, indépassables et dépassées… La discussion débouchant inévitablement sur une plaidoirie tout à la fois justifiée, inusable et commode, pour une "culture du risque" – celle-ci étant censée constituer le socle essentiel pour qu’une alerte soit effectivement perçue, comprise et prise en considération par "les populations", le tout finissant de façon rituelle par une ode à la "sensibilisation" des citoyens "dès l’école maternelle".
Il ne faut certainement pas en rester à ces viscosités qui ont marqué le passé (5), qui n’ont pas empêché des germinations fécondes – par exemple autour des sites industriels à risque avec le développement des S3PI (6) qui furent une belle avancée due à Robert Andurand, suivis, après la catastrophe d’AZF (2001), par les CLIC (Comités locaux d’Information et de concertation) qui, eux, n’ont jamais su atteindre le public et ont fini par être "transformés". On observe d’ailleurs une tout autre approche désormais des questions de sécurité civile, de crise et d’information des populations (7).
Il faut toutefois rester vigilant : les réticences de fond, culturelles, historiques… (8)
- Peuvent toujours peser, nécessitant encore et encore une solide énergie pour qu’information et préparation soient bien au cœur de l’ensemble des actions de prévention - formation - réaction.
- Plus encore – c’est le point essentiel de cet article – ressurgir violemment, lors de confrontations à des circonstances de très haute intensité – comme celles qui sont désormais en gestation, et qui elles-mêmes peuvent transformer profondément le dossier.
I. DES DYNAMIQUES DE PROGRÈS - Nouvelles technologies, nouvelles alliances
Les nouvelles technologies disponibles pour des alertes plus efficaces qu’avec les seules sirènes – dans leur modèle ancestral issu du Réseau National d’Alerte post 39-45 –, et plus généralement une attention croissante à la gestion des crises et l’information des citoyens, ont fortement contribué à ouvrir de nouvelles perspectives.
Pour prendre connaissance d’efforts déployés dans le temps long, on peut examiner avec grand intérêt le parcours suivi au long des dernières décennies – de 1988 à fin 2019 – sur la zone industrielle du Havre et de la baie de Seine, tel que le relate l’un de ses principaux architectes et acteurs, Patrick Lions (9). On y découvre des avancées, des reculs, des volontés, ainsi que de nombreuses conditions cardinales d’une information et d’une alerte efficaces des populations, dans ce cas plus orientées vers les risques industriels (mais sans négliger les risques naturels – par exemple la submersion marine – qui pourraient se combiner avec les risques au centre de la démarche).
Pour se focaliser sur le passé immédiat, on peut se reporter au colloque Cap’Alert organisé à Avignon en 2019, sous la conduite notamment de Béatrice Gisclard (Université d’Avignon, puis de Nîmes) et de Gilles Martin (ATRISC). Il a constitué l’un de ces moments phares où la question de l’alerte a pu recevoir une attention particulièrement stimulante. La participation de grands innovateurs à l’échelle internationale – Benoît Ramacker pour le Centre de Crise National de Belgique et Guylaine Maltais de Planif’Action au Québec – n’a pu que rendre encore plus manifeste le retard de la France dans le domaine. En réponse, il fut souligné de voix officielle que, "d’ici deux ans", l’Hexagone se remettrait dans le concert des Nations pour la raison simple qu’il y serait bien obligé du fait des exigences européennes.
Pour aller de l’avant, on peut notamment s’appuyer sur l’étude qui a prolongé cette rencontre de Cap’Alert. S’appuyant sur leurs investigations menées dans différents pays étrangers très innovants, ses auteurs examinent avec précision les dimensions techniques, organisationnelles, stratégiques à considérer pour définir des modalités nouvelles en matière d’alerte (10).
Il ne reste qu’à mettre en œuvre de façon résolue, rapidement et non "à terme" [expression signifiant "aux calendes grecques"], les progrès nécessaires, et moins pour nous soumettre aux exigences imposées par l’extérieur que pour rehausser, comme il convient, l’efficacité de nos systèmes d’alerte et au final la protection effective des citoyens.
Dans le registre des aléas "technologiques" (11), l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen en 2019 a montré que tant l’information préalable des populations que l’alerte souffraient encore de graves limitations.
Dans le registre des aléas "naturels", la tempête Alex (octobre 2020) a montré, elle aussi, l’urgence de cette mise à niveau. À Saint-Martin Vésubie, notamment, on découvrit que la sirène ne fonctionnait pas et que le tocsin n’était plus opérationnel. Heureusement, l’alerte rouge put fonctionner, les écoles de la vallée furent fermées avant le déluge, des habitants furent avertis par des connaissances extérieures à la zone (avant d’être privés de tous les réseaux pour plusieurs jours).
L’effort à engager et soutenir est assurément lourd et exigeant. Comme le souligne l’étude de Cap’Alert, il s’agit de trouver les meilleurs outils et leurs combinaisons pour de nombreuses configurations d’aléas et cela en phase avec les vulnérabilités particulières et les caractéristiques sociétales des lieux concernés, elles-aussi très diverses.
Bien entendu, on retrouve la nécessité d’une préparation active des citoyens à recevoir, comprendre et agir à la réception d’une alerte. À Saint-Martin Vésubie, à la réception de l’alerte rouge, le réflexe de certains fut de penser "qu’une fois encore certains allaient en profiter pour quitter le travail" ou que "c’était encore une exagération" des services de la météo (perception réflexe que l’incroyable déluge se chargea de démentir le lendemain).
Un lourd travail de design inventif, de mise en musique technique, organisationnelle, opérationnelle, et d’acculturation de tous, est donc à lancer, ou plus exactement à poursuivre car des efforts remarquables sont déjà engagés qui mobilisent de nombreux acteurs, que l’on se réfère par exemple aux avancées mises en œuvre par des préfectures, des SDIS comme celui du Var sous la houlette du Colonel Éric Grohin ou encore de réseaux comme VISOV12 particulièrement actifs sur les réseaux sociaux d’urgence. On note aussi des initiatives intéressantes de municipalités comme à Nice (13), Cannes (14) ou Orléans avec le CEPRI (15).
Ce qui marque ces avancées, au-delà des consolidations techniques, c’est bien la recherche de nouvelles visions et dynamiques d’alliance entre les organismes en charge et les citoyens (16).
La vision n’est plus : "si on les alerte, si on les informe, ils vont paniquer et plonger dans les pires désordres", mais bien : "le citoyen est un chaînon premier et essentiel dans la maîtrise des situations de crise, et pour qu’il soit actif et positif, il faut le préparer, l’alerter, l’informer".
C’est l’aboutissement de tous les travaux menés par la sociologie des désastres, engagés depuis les années 1950 sous la houlette du Disaster Research Center et de Enrico Quarantelli aux États-Unis (17). La qualité et la pertinence de la vision fondamentale en matière d’information du citoyen est ce qui va permettre penser et de pratiquer une alerte efficace.
On pose ici les conditions d’une "résilience proactive" – j’emprunte l’expression à Matthieu Langlois.
Il reste donc à avancer à marches forcées – les catastrophes ne nous attendront pas –, en tenant toutes les dimensions clés du dossier, de l’innovation technique (en accélération constante) à la confiance (le maillon le plus délicat).
Cela appelle davantage que des réunions publiques (nécessaires) ou même des actions dans les écoles (très utiles) : des initiatives fortes pour une implication des citoyens dans la conception et la mise en œuvre des exercices. Pour résumer, il faut passer d’une culture : "ne bougez pas les cars militaires vont arriver" à "qu’est-ce qui vous serait utile que l’on teste dans le prochain exercice et comment pourriez-vous y être acteur, à votre place précise dans la chaîne d’alerte et de réponse ?", ou plus loin encore comme Gaël Musquet (Hackers Against Natural Disasters) en a donné l’exemple avec succès aux Antilles ou sur d’autres terrains : "mobilisons-nous, construisons et pratiquons un exercice, même en l’absence d’une initiative officielle".
En matière d’alerte, il serait fort intéressant, notamment, de lancer des retours d’expérience sur les meilleures observations, initiatives, propositions que l’on peut recueillir en allant interroger les acteurs au plus près du terrain (18). Ce n’est pas utopique, cela avait été fait à Porto Marghera, le Port industriel de Venise il y a déjà longtemps.
Mais tout cela, qui est déjà beaucoup, ne va pas suffire. Certes, il faut refaire les retards accumulés, mais le terrain général n’est plus ce qu’il était.
Avant de passer aux nouvelles donnes qui commencent à structurer le champ du risque, et des crises, de l’information et de l’alerte, je souhaiterais reprendre ici certaines remarques très importantes que Patrick Lions a eu l’amabilité de me communiquer (note personnelle du 19 février 2022, dont je retiens ici quelques clés) :
– Importance des délais disponibles pour la réaction : orages, anticipés de 24h-48h à l’échelle départementale ; vapeurs toxiques, laissant seulement quelques minutes ; explosions, phénomène instantané, sauf quand elles sont secondaires à un évènement initiateur. Il est ainsi critique d’adapter les délais de réaction des circuits de décision et d’information à la cinétique des phénomènes.
– Vigilance et alerte : deux objectifs différents qu’il ne faut jamais confondre.
– Redondances des vecteurs d’alerte : il faut tout à la fois renforcer, moderniser, fiabiliser et rendre plus robustes les dispositifs de sirènes et sans aucun doute adopter le CellBroadcasting; mais aussi utiliser toute la variété possible des dispositifs d’alerte et d’information. En utiliser plusieurs ensemble renforce la perception de la population.
– Abolir le dogme du confinement comme seule réponse : dans certains cas, on dispose du temps voulu pour évacuer ou bien on ne peut pas laisser des personnes dans une zone critique (impossibilité de confiner). C’est donc un choix tactique qui doit résulter d’une analyse préalable méthodique des situations en fonction de tous les paramètres à considérer, permettant ainsi des décisions en temps réel ou immédiates à choix.
– Passer de la "culture du risque"… "et de la sécurité" à une véritable "politique publique de protection de la population" : dans le cadre de Relations Publiques de Crise (telles que définies par Didier Heiderich (19)), sur les bases d’un modèle de communication sur les risques.
II. NOUVELLES DONNES
2022 – : Le "hors domaine de vol"
En matière d’alerte et d’information, il faut appliquer le principe général qui domine dans le monde des crises : le plus essentiel est ce qui se trame et se développe dans l’angle mort. Il nous faut donc faire, ici aussi, un pas de côté et aller au-delà des perspectives que l’on vient de mentionner, alors que nos crises sont en mutations profondes, à des rythmes de plus en plus accélérés.
Il ne faudrait pas qu’un travail d’excellence sur les retards à combler soit brutalement submergé par des défis que nous n’aurions pas suffisamment interrogés et travaillés. Il faut tolérer l’interrogation, si l’on ne veut pas subir de terribles défaites surgies "d’ailleurs" : Quelles questions nous poser désormais en matière d’alerte alors que nos crises sortent du "domaine de vol" de nos visions, de nos organisations, de nos outils ?
Les aléas mutent en échelle comme en qualité, les vulnérabilités mutent en complexité et en potentiel dynamique, les socles sociétaux sont en proie à des dissociations profondes et accélérées.
En d’autres termes : et si les pistes de progrès ardemment recherchées, et parfois même effectivement et brillamment mises en œuvre, constituaient des avancées sur un terrain qui n’est plus le terrain le plus décisif désormais ?
Ne sommes-nous pas invités, et même condamnés, à devoir reprendre l’examen de la question de l’alerte, de l’information – et plus largement de la navigation, du pilotage, du leadership, de la place du citoyen dans nos sociétés marquées par les crises hors-cadre et le chaotique ? (20)
Les caractéristiques intrinsèques des chocs en développement, les environnements dans lesquels ils s’inscrivent bouleversent tout à la fois nos cartographies géographiques et nos cartes mentales de référence – ce qui appelle des révisions souvent très sérieuses.
Retenons déjà les dimensions suivantes :
– Le hors-échelle : l’inédit. On passe de l’accident grave au cataclysme qui dépasse toutes les expériences historiques. Ainsi, en est-il de la tempête Alex : ce n’est pas un cours d’eau qui balaye un camping situé dans le lit de la rivière, ni un torrent qui dévale la rue principale d’une agglomération. C’est un inédit qui emporte tout sur son passage : le lit historique de la rivière, les routes, tous les réseaux, éventuellement la ville elle-même… Des panneaux d’information dans la montagne du Mercantour se retrouvent sur les plages de l’Hérault.
Comme l’estimait un préfet lors d’un séminaire : "je veux bien faire évacuer les zones à risque, mais cela signifie évacuer les deux tiers du département". La controverse toujours citée et re-citée entre Rousseau et Voltaire prend désormais un tout autre tour.
En matière d’aléas, sur tous les tableaux, nous sommes passés à "autre chose". Il suffit de songer, au vu des nouveaux risques climatiques, au scénario d’une crue de la Seine, supérieure à celle de 1910 – dont la probabilité sort désormais des fourchettes jusqu’à présent tenues pour pertinentes, et rassurantes. Ce fut, en réel, l’expérience subie en Allemagne (2021) avec cette interrogation : "why did Europe's flood warning system so lethally fail ?" (21).
– Le hors-expertise : l’inconnu et l’incompréhensible. Les centres d’expertise n’auront plus seulement à s’interroger entre un fléchage "orange" ou "rouge" : les phénomènes à considérer de façon prioritaire sortent des épures balisées et ne répondent plus aux paradigmes de référence. Tout est à la fois trop barbare, trop rapide, trop mutant, trop global ou/et trop localisé. On est rapidement en zone "noire" : on ne comprend plus, on ne sait plus. Ainsi, des tempêtes explosives Lothar et Martin, ou des trombes marines ou tornades sur Ajaccio (2016) ou autre lieu, ou de la tempête Alex.
– Le hors-qualification : l’hybride et le systémique. La "culture du risque" dominante nous a trop accoutumé à réfléchir par typologies bien spécifiques, délimitées, isolées : inondation, incendie, cyclone, séisme, explosion, nuage de gaz, attentat, etc. Voici le temps des crises hybrides combinant plusieurs types d’aléas, rebondissant en fonction des vulnérabilités qui donnent rapidement, plus encore que des effets dominos, une dimension systémique aux événements. Très vite, l’ébranlement systémique déclenche d’autres chaînes de crises, donnant rapidement un tableau fulminant, où se multiplient et se recombinent les foyers de crises particulières, les vagues de turbulences et autres vortex qui n’ont plus grand-chose à voir avec le phénomène de "l’accident".
– Le hors-rythme : survitesse et effets diaboliques. Nous sommes accoutumés à découper le temps en séquences, appelant des séries successives d’action. Voici que ce séquençage mute, un premier choc attirant par exemple une nuée d’attaques cyber, venant de partout à la fois (et non d’un hacker localisé), profitant à fond et sans délai de la vulnérabilité décuplée d’un système. Les plages d’opportunités pour l’action deviennent de plus en plus furtives, éphémères, trompeuses. L’habituel "on n’est pas à quelques jours près" n’est plus de mise. Au moment où les réseaux de communication sont les plus essentiels, les voici mis hors d’état, notamment, d’acheminer l’information, de lancer, de compléter, de corriger une alerte – d’autant plus qu’on ne s’est pas questionné sur le besoin de sécuriser particulièrement ceux nécessaire à l’alerte et à l’information de crise. Et les délais laissés à l’information, la perception, la réaction, encore moins la pédagogie, ne sont plus dans les ordres de grandeur requis.
– Le hors-socle : défiance et rejet, dissociation et violence. Nous avons coutume de penser le citoyen comme en attente d’une parole des autorités. Certes, cela fonctionne toujours comme exigence. Mais le terrain est désormais traversé de failles profondes et actives, qui peuvent se montrer explosives quand on rencontre l’inconnu et le chaotique – "La plus profonde terreur des humains", comme le dit Maurice Bellet. Il faut notamment compter avec :
- la perte de confiance, qui prend une place centrale, ancrée en France dans l’expérience de Tchernobyl, consolidée par l’incendie de Lubrizol, réactivée encore par l’épisode des masques dans la crise Covid ;
- la perte de légitimité prêtée aux autorités, et même parfois le rejet violent de toute autorité, de l’idée même de quelque représentation que ce soit (comme on l’a vu dans l’épisode des Gilets Jaunes) ;
- la démonétisation de la science et l’expertise, avec la fuite dans les vérités alternatives et la confiance totale, viscérale, donnée à toute croyance dès l’instant où elle peut prendre racine dans un complotisme radical et fusionnel ;
- la perte de référence à la rationalité, que l’on tient pour responsable de tous les maux ;
- la perte de sens de la démocratie, quand chacun exige tous les droits pour lui-même et aucun devoir, aucune responsabilité – le "Me, Myself and I" devenant l’exigence primordiale, l’horizon identitaire.
Et bien sûr, il faut continuer à prendre en compte la difficulté des récepteurs – même les plus aguerris – à percevoir et tenir compte des alertes les plus claires. J’ai connu moi-même une alerte par sirène interne au beau milieu d’une conférence de retour d’expérience sur les attentats du 13 novembre, conférence réunissant uniquement des intervenants de secours : personne n’a bougé. Expérience qui rejoint celle relatée par Gilles Martin sur les réseaux : "quand les sirènes se déclenchent en pleine conférence sur les risques et les crises, et que personne ne bouge, je comprends pourquoi le sujet de l’alerte des populations n’est pas pris au sérieux".
Beaucoup de travail doit être fait sans attendre pour mieux comprendre ces phénomènes. Et il faut aussi être vigilant – je dois cette piste de réflexion à Patrick Lions – à l’apparition de nouvelles pistes toujours possibles comme cette découverte, à l’INSERM (22), que l’anxiété peut provoquer le blocage de certains récepteurs du cerveau, déstabilisant ainsi la prise de décision en favorisant certaines informations qui confortent des choix pouvant s’avérer erronés et provoquant l’émergence d’idées improbables, celles-ci se renforçant d’elles-mêmes sans pouvoir être invalidées par des informations extérieures. Le champ des investigations à mener devra sans doute s’ouvrir aussi aux sciences du comportement et aux neurosciences cognitives.
Sabine Cariou, psychologue clinicienne, co-pilote de la Maison de la psychologie de Toulouse et intervenante dans le post-traumatique, et ancienne sapeur-pompier, me signale à l’instant les derniers avatars en date : des réactions de blocage mental lors de la tempête Eunice qui vient de frapper le nord-est de la France et des pays du nord de l’Europe (20 février 2022) : des automobilistes qui n’arrêtent pas de circuler, en dépit du nombre de véhicules emportés par les bourrasques, de camions déjà couchés sur la chaussée ; des bateaux de sauvetage contraints d’aller secourir des embarcations qui n’ont pas jugé bon d’aller s’abriter alors qu’il y avait une tempête précisément annoncée, des creux de 9 mètres ; des badauds restant contempler – sans recul ni mise à l’abri – la chute des tuiles d’un toit emporté par les vents en furie (23).
Cela vient en écho avec ce que me rapporta un jour le Préfet Christian Frémont. Il avait demandé à 8 000 habitants d’évacuer un quartier qui allait subir une crue violente et imminente…
"Peu acceptèrent d’évacuer. Il fallut les hélitreuiller pendant la nuit, ce qui comportait des risques très élevés. Et le lendemain, alors que je circulais en bateau dans les rues de ce quartier, des habitants m’insultaient depuis leurs fenêtres : “Vous êtes un salaud, vous auriez dû nous évacuer de force !"
Et le Préfet d’ajouter : "Il faut vivre avec ces contradictions” (24).
2022 – : L’information et l’alerte pour le "hors domaine de vol"
Il nous faut bien entendu conserver la recherche d’excellence telle que dessinée dans les meilleurs textes de référence.
Mais un grand nombre de questions se posent désormais :
– L’expertise initiale : dans le plus grand embarras. Il est traditionnellement entendu que tel centre d’expertise (spécifique à l’événement en cause) lance l’information qui sera le point de départ du processus général d’alerte. Il faut désormais envisager une grande difficulté de l’expertise à capter, qualifier, mesurer, calibrer l’information à mettre dans les tuyaux. On rencontre là des problèmes à la fois scientifiques, organisationnels, culturels et éthiques. Comment mettre en mots et en échelle ce qui n'est pas compris, qui ne rentre pas dans les modèles de référence, dans les conceptions qui ont cours tant chez les experts que chez leurs interlocuteurs voire commanditaires ?
Comment passer de l’expression de référence : "voici ce qu’il en est" à cette ouverture :
"Nous ne savons pas ce qu’il en est, et risquons fort de ne pouvoir vous éclairer dans le temps de la décision et de l’alerte que vous pourrez être amenés à déclencher".
On l’a vu sur la première tempête de 1999 : il "fallait" vérifier, obtenir les validations internes… avant de lancer une alerte inédite conduisant à envisager la destruction de tous les réseaux vitaux du pays.
On l’a vu sur la tempête Alex : les estimations ne cessaient de s’aggraver, obligeant les autorités à recalibrer en permanence, en accéléré, la qualification de l’événement en cours. Il aurait été utile de recevoir la mention : "attention, nous ne savons pas où cela peut aller – ce n’est plus de l’alerte rouge, nous risquons d’être hors de toutes les références historiques, nous sommes dans le noir, nous vous donnerons des éléments plus assurés au fur et à mesure, mais prenez déjà cet inconnu pour base de travail".
Nos cultures d’expertise sont-elles prêtes à ce type de posture ?
– L’expertise explosée : dans la confusion. Il est traditionnellement entendu, comme on l’a dit, que tel centre d’expertise (spécifique à l’événement en cause) lance l’information qui sera le point de départ du processus. Il faut désormais compter avec une profusion de sources d’expertises, avec de multiples points d’entrée dans le système d’information.
Compter aussi, d’emblée, avec le grand écart entre les experts qui clament l’inexistence d’un phénomène ("grippette"), et ceux qui annoncent la fin du monde – l’extravagance étant instantanément une assurance de position forte, voire triomphante, aussi bien dans les médias que dans de nombreux cercles influents. Et les changements de posture ne sont pas interdits.
Avec la meilleure volonté du monde, on peut aussi émettre ou relayer des messages totalement hors-sol, comme lors de la tempête de 1999, quand un journaliste d’une radio nationale annonce au petit matin : "vents de 175 km/h sur la région parisienne, soyez prudents sur les routes".
Un point central – jamais évoqué – est la préparation des experts à opérer en situation extrême (25), à des moments où toute parole peut entraîner les décideurs dans des impasses, déclencher des refus, des retraits, des terreurs. Il y a un monde entre l’excellence académique validée par concours dans le calme, et la capacité à opérer en pleine lumière, sous stress intense, en temps écrasé, dans l’incertitude extrême, voire l’inconnu.
Le tout avec la question posée en matière de "conflits d’intérêts", à la fois grave en elle-même (intervenir sans déclarer ses intérêts), délicate (les experts totalement hors du champ considéré et des enjeux en cause sont tout à la fois sans conflits, mais aussi "sans intérêt" pour ce qui est de leurs éventuelles lumières), et aussi instrumentalisée (quand les dénonciations sont, non pas fondées et devant être pointées, mais utilisées pour nuire et dégager le terrain pour qui brandit la dénonciation en lieu et place de compétence – afin de garantir un culte permettant une enflure de l’ego jusqu’à implosion finale).
L’expert doit aussi, et sans rien perdre de sa rigueur d’analyse, pouvoir se confronter à la question des effets crisogènes de ses dires. Lui-même, ou plutôt les collectifs d’experts, doivent pouvoir éclairer sur cette dimension d’une complexité inouïe, qui ne peut non plus conduire à masquer les questions les plus préoccupantes…
– Le processus de l’alerte : du séquentiel linéaire au multipolaire instantané. Il est traditionnellement entendu que "le" centre d’expertise informe "le" premier chaînon d’autorité qui informera ensuite les points successifs de la chaîne, puis atteindra le citoyen après validations et mises en forme adaptées. Les schémas de référence sont soigneusement dessinés et diffusés.
Les nouvelles cartes et dynamiques d’acteurs conduisent à des processus bien différents : de multiples sources d’expertise inondent d’emblée le champ de l’information, sans processus contrôlé et centralisé de validation.
La chambre d’écho médiatique et les réseaux donneront instantanément des porte-voix à toutes ces sources, avec l’inquiétude d’avoir raté la meilleure analyse, et l’angoisse d’avoir insuffisamment rendu compte du diagnostic le plus extrême et le plus loin des sources officielles – par réflexe tenues pour suspectes et moins "vendables", et chacun peut se mettre dans les processus avec, comme on l’a vu sur Rouen lors de l’accident de Lubrizol, l’expression : "si l’État n’y arrive pas, alors fais-le toi-même".
– Le contenu des messages : la transparence, oui, mais encore ? Lorsque l’expertise fait défaut, que la situation est peut-être très sérieuse, la question se pose très vite pour le décideur : on met quoi dans les tuyaux ? C’était bien moins délicat avec les sirènes…
On a beaucoup critiqué, à juste titre, le Préfet de Rouen pour la communication sur l’incendie de Lubrizol et il a lui-même admis des insuffisances. Mais il faut aller au-delà et affronter la question : si on avait eu SMS et CBC, on aurait dit quoi à deux heures du matin ? Sans doute quelque chose comme : " incendie en cours dans une usine Seveso, confinez-vous ; informations complémentaires à venir". Mais probablement pas ce qui aurait rapidement déferlé en torrent sur les réseaux les plus divers : "incendie en cours, produits inconnus, effets ne seront connus qu’après longues analyses", ou ce qui fut dit à Three Mile Island par un Maire à l’adresse de ses administrés : "utilisez votre propre jugement. Nous n’osons pas vous dire de quitter votre domicile" (26) ou encore ce qui fut dit par un envoyé spécial : "le propriétaire de la centrale dit que tout est sous contrôle, c’est évidemment un mensonge. Nous ne savons pas ce qui va arriver".
Sachant que tous ces types de messages seront déversés par d’innombrables sources, qui viendront toutes en concurrence acharnée avec la source officielle – qui, a priori, sera tenue pour la moins crédible par des populations peu portées à la confiance, mais bien plutôt à la défiance-pavlovienne. Et qui voudrait vraiment faire au mieux se trouve au bord d’abysses bien déroutantes : rappelons-nous AZF. Première représentation : "il y a des bombes dans tout Toulouse". On dit quoi sur le Cell Broadcast ? Message d’alerte peu après, dans le creuset des messages convenus : "fermez les vitres et les entrées d’air" – il n’y a plus de vitres, il n’y a que des entrées d’air. Et comment calibrer un message d’alerte en cas de menace de crue de la Seine supérieure à l’expérience de 1910 ? Probablement pas : "situation rapidement évolutive et d’une gravité inédite, prenez vos dispositions, perspective d’une évacuation de la capitale pour les trois ans à venir".
On mentionnera ici le cas de la crise du verglas en janvier 1998 au Québec (et en Ontario). À un moment dans l’épisode, Montréal fut plongée dans le noir. Les usines de traitement de l’eau étaient privées de courant. On était à quelques heures de la fin de l’alimentation en eau de Montréal. Des autorités se firent la réflexion qu’une alerte sur cette coupure imminente aurait pu conduire chacun à remplir les baignoires et, par là, à une absence d’eau dans l’heure. Il fut dit, de façon prudente : "si l’on veut de l’eau, il faut d’abord la faire bouillir" (27).
– La confusion fulminante : de sourdes inquiétudes et attentes, des déclencheurs les plus divers, une réactivité flash, des emballements dans les réseaux…
Une anecdote montre ici les turbulences dans lesquelles tout le monde peut être entraîné à l’ère des réseaux sociaux et des fulgurances dans les réactions collectives.
"Un bourdon provoque une alerte attentat au lycée Cézanne d'Aix-en-Provence – Mercredi 6 novembre 2019 (28)
Ce mardi après-midi, une classe de seconde du lycée Cézanne a déclenché sans le vouloir une alerte attentat. Les élèves ont paniqué en voyant un gros bourdon tourner autour d'eux. Des cris apeurés parce que le professeur refusait d'ouvrir la porte pour faire sortir l'insecte.
Un bruit inquiétant pour les élèves et les enseignants de l'étage inférieur, notamment pour une classe en cours de philosophie. Le professeur, inquiet, a appliqué les consignes de confinement prévues en cas d'attentat.
Un exercice avait d'ailleurs eu lieu quelques semaines plus tôt : tout le monde se cache. Mais des élèves ont pris leur téléphone et envoyé des vidéos et SMS à leurs proches.
Les parents ont aussitôt composé le 17.
"Il y a eu plusieurs appels en même temps, confie un des commissaires d'Aix. Alors on s'est inquiété et j'ai demandé qu'on appelle tous les équipages disponibles. Y compris la BAC".
Au total, une douzaine de policiers a filé vers le lycée où des élèves ont vu arriver des agents armés d'un fusil d'assaut. Ils sont entrés dans l'établissement où, immédiatement, le responsable de la vie scolaire les a rassurés : pas de panique, c'était un bourdon, rien de plus.
– La correction des messages en cas d’erreur majeure : le risque de graves déclenchements ? Ce fut le cas à Hawaii lors d’une alerte infondée sur une attaque nucléaire imminente (13 janvier 2018) (29).
– La guerre des messages : quand on passe à un autre niveau que la simple concurrence. On ne peut exclure des messages d’alerte volontairement faux, destinés à semer le plus de chaos possible du type : "fuite au Laboratoire X ; danger immédiat ; démenti officiel inévitable et en attente".
– Les processus de décision : il faut naturellement conduire la dynamique d’alerte, de façon plurielle en relation avec la profusion des cibles à atteindre, chacune appelant des contenus, des tonalités, des rythmes spécifiques. Les difficultés ne sont pas minces : viscosité des processus, erreurs d’interprétation et de formulation, barrages culturels à des expressions par trop claires et directes, incapacité à se mettre dans le rythme de la crise, etc, avec un frein à l’expression, la prise de décision, en raison des craintes majeures et désormais débordantes en matière de risque juridique.
Le caractère flou de la signification d’une sirène était plus protecteur que la précision d’un message explicite envoyé sur les réseaux. S’il n’y a pas eu d'exercices réitérés pour entraîner les équipes à traiter des situations "impossibles", "inconcevables", les circuits officiels ont toute chance de se révéler peu performants, à la merci des circuits non officiels, et plus encore des éventuels circuits malins, internes et externes.
III. EXIGENCES ET INVENTIONS
"Faire servir le désordre à l’ordre n’est possible qu’à celui qui a profondément réfléchi aux événements qui peuvent survenir", Sun Tsu (30).
1. Des lignes d’action simultanées
Bien connaître et mettre en œuvre les meilleures pratiques tirées de l’expérience et des études à disposition (jusqu’à certaines limites difficiles à définir). On se référera tout particulièrement au document de 2013 déjà cité, publié par la Direction de la Sécurité Civile (31).
Favoriser, développer et accélérer le partage des connaissances notamment entre les centres d’expertises, les experts reconnus (par leurs pairs et pas uniquement par les médias) avec suffisamment de moyens pour ne pas faire trois pas en avant et deux en arrière en fonction du taux de renouvellement des "sachants". S’attacher à mettre en place ou maintenir un transfert fluide des connaissances entre eux et les "opérationnels" et veiller à leur bonne exploitation. Il y aura toujours de l’inconnu dans le hors-cadre, mais il est grave que du connu soit ignoré quand on en aurait besoin.
S’entraîner sur "feuille blanche" à percevoir des questions inédites, ciseler des modes et des messages d’alerte, préparer les acteurs de toute la chaîne décisionnelle et opérationnelle, préparer la société à naviguer dans ces mers inconnues qui prévalent désormais dans le domaine des crises, et engager des retours d’expérience recherchant au premier chef, non les erreurs, mais bien les meilleures trouvailles, inventions, ajustements en matière de visions, d’initiatives, de pratiques aussi bien dans les centres d’expertise, les circuits décisionnels et les chaînes opérationnelles, que dans les multiples biotopes sociétaux concernés (32).
L’alerte, comme toutes les autres dimensions du pilotage de crise est à réinventer. Elle aussi peut bénéficier grandement d’une institutionnalisation des méthodes de type Force de Réflexion Rapide (33) qui apportent le plus précieux en cas de crise majeure : la capacité à prendre du recul, à ouvrir le questionnement, à inventer avec d’autres que l’on ne connaît pas obligatoirement, des voies et des pratiques jusqu’alors inédites.
La plus grande difficulté étant de faire le saut entre la vision classique d’un état du monde stable (marqué à la marge par des accidents à anticiper, limiter, et résorber de la façon la plus efficace pour retrouver la stabilité de référence) à un monde marqué par le désordre, la mutation rapide, les ruptures, qui obligent à de tout autres visions et modes opératoires, et par là à des logiques de préparation, d’alerte et d’information qu’il s’agit de réinventer.
2. Au-delà du connu, des questions abyssales
Il nous faut reconstruire notre vision du citoyen dans les crises. Pour les situations extrêmes, deux lignes de réflexion-action s’imposent.
Construire la confiance. D’une part, il nous faut passer d’une vision ancienne du citoyen - paralysé attendant tout de l’État -, à la vision du citoyen en charge, bien préparé, bien informé car c’est bien sur lui-même qu’il lui faudra compter, surtout dans les situations les plus graves (34).
Sans aveuglement. On touche ici à des ancrages de grande profondeur – ouvrir la question de la confrontation à des tableaux de crises d’intensité extrême. Questions : et si, dans ces univers barbares, l’information, l’alerte, la préparation, étaient des fardeaux – pour certains, ou pour beaucoup – trop difficiles à porter ? Et si, effectivement, cette confrontation provoquait des réactions de rejets violents, viscéraux, ouvrant sur des tableaux que toute la sociologie des désastres a su démentir, de façon convaincante et réitérée, au long du dernier demi-siècle ?
On croit pouvoir discerner ce type "d’excursion" (terme qui fut employé dans le nucléaire pour désigner les situations "hors dimensionnement") dans l’épisode du Covid 19 et de la vaccination, avec les comportements de fuite dans le délire verbal, l’irrationnel et la violence.
J’ai conscience du fait que, poser ce type de question revient à franchir un Rubicon – et pourra être dénoncé comme une sombre résurgence d’un projet anti-démocratique, à dénoncer et combattre avec la dernière énergie.
Mais ne vaut-il pas mieux accepter la question – ce qui ne signifie pas abandonner ses convictions sur ce qu’il convient de faire –, plutôt que d’attendre que le réel donne son verdict ? Et installe une situation dans laquelle beaucoup de citoyens, trop assiégés de risques et de chaotique, exigeraient que l’on arrête de les entretenir de ce qu’ils ne peuvent plus supporter, rejetteraient avec la dernière énergie toute contrainte, brandiraient l’étendard désormais si tendance du "Liberticide" opposé à toute contrainte ou tout inconfort. Comme si, finalement, les seules contraintes tolérées seraient celles imposées par un pouvoir tout sauf démocratique.
Lors d’un de mes nombreux entretiens personnels avec Enrico Quarantelli, Fondateur du Disaster Research Center, je lui avais demandé si le paradigme qu’il avait institué et documenté au fil des décennies, sur tous les continents – à savoir qu’il n’y avait pas de "panique" et autres "comportements anti-sociaux" lors des catastrophes – ne pourraient jamais être pris en défaut.
J’avais à cœur de lui poser la question pour être certain que ce qui avait été effectivement bien documenté par maintes études de cas, qui était devenu la référence désormais, ne souffrait aucune exception.
L’idée était d’être au clair avec la responsabilité que l’on pourrait avoir au cas où, au milieu d’un désastre, on affirmerait aux décideurs qu’en aucun cas il n’y aurait de problèmes de désordres et autres pillages.
Il me répondit qu’il avait connu au moins une exception : lors d’un désastre qui avait frappé Sainte-Croix (Iles Vierges des États-Unis). Il précisait que, quand il y a déjà un état des lieux de haute intensité en matière de violence et autres désordres, la catastrophe peut rester dans ce contexte, et donc ne pas répondre aux observations générales des études de référence.
Mon questionnement – s’il est permis – est le suivant : dans une société connaissant des déchirements majeurs et endémiques des tissus sociaux, des effondrements de la confiance, des ruptures de légitimité… ne pourrait-il pas y avoir, surtout en cas de méga-choc de très grande envergure, des réactions collectives qui ne correspondraient pas aux théories désormais tenues pour admises ?
Cela ne veut pas dire qu’il faille oublier les études réalisées. Cela veut tout de même dire qu’il est peut-être désormais sage d’au moins garder la question ouverte. Ici comme ailleurs, les expertises doivent tolérer l’interrogation sur les limites de leurs observations, recomman- dations, et assurances. Les régularités les mieux documentées ne sauraient devenir des dogmes.
Et, une fois encore, les qualités intellectuelles, l’honnêteté profonde d’Enrico Quarantelli étaient confirmées, s’il en était besoin.
Mon parti est de garder l’exigence de travail avec le citoyen avec l’assurance que plus le travail sera intelligent, inventif, déterminé, avec le citoyen, moins il sera porté à rejeter en bloc la raison et la démocratie.
Avec toujours ce mot de Karl Jaspers : "il est certain que la raison ne peut poser en principe qu’elle gouverne le monde ; mais elle peut affirmer qu’elle doit être elle-même et qu’elle doit agir sans apporter de restriction à la force de ses moyens" (35).
Comme je l’indiquais dans ma thèse d’État, en 1980, face aux abysses : "à la limite de ce que nous pouvons faire, il y a le sérieux de notre liberté" (36).
PostScript : l’univers du désordre…
Pour nous mettre sur la voie, on peut se mettre à l’écoute de Matthieu Langlois – non pas pour se former à l’intervention en contexte d’attaque terroriste, mais pour entrer, par l’intérieur et non en surplomb théorique, dans le hors-cadre et le désordre (37).
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1. Patrick Lagadec, https://www.patricklagadec.net
2. Matthieu Langlois, "HOT ZONE RESCUE" : https://www.linkedin.com/in/matthieu-langlois/?originalSubdomain=fr
3. Patrick Lions, Pharmacien DE, Officier Supérieur Sapeur-Pompier Professionnel, Ingénieur Territorial en Chef de Classe Exceptionnelle, Ancien Directeur pour l’information sur les Risques Majeur, E.R.
4. https://www.linkedin.com/in/sabine-cariou-53a4474b/?originalSubdomain=fr
5. Je n’oublie pas avoir vu le Préfet Di Chiara, Directeur des services opérationnels de la Sécurité civile recevant l’ordre de détruire les 200 exemplaires préparés pour son intervention lors d’un colloque à Cannes en décembre 1981 sur la gestion des crises et l’information du public, en présence d’Haroun Tazieff. Une intervention particulièrement intelligente et novatrice qui soulignait la nécessité d’une ouverture à la population en matière d’alerte, mais qui fut jugée inopportune par Paris et dut subir le sort de Carthage.
In Patrick Lagadec, "Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques", Manitoba/ Les Belles Lettres, 2015, p. 46-47 : http://www.patricklagadec.net/fr/livres/Lagadec-Le-Continent.pdf
6. Secrétariats Permanents pour la Prévention des Pollutions industrielles, Structures de concertation locales pour concilier industrie et environnement. Voir Robert Andurand : La Saga des S3PI, Préventique, 2001. Par exemple : https://www.spi-vds.org/fr/Les-SPPPI-ou-S3PI-131.html
7. Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, Guide Orsec, Alerte et Information des populations, Tome G4, Juin 2013 : https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/Securite-civile/Documentation- technique/Planification-et-exercices-de-Securite-civile
8. Alexis de Tocqueville : "ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux Français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas". L’Ancien Régime et la Révolution, chapitre VI. Haut Comité français pour la défense civile : "la population est largement écartée de l’information sur les dangers, sur les comportements à tenir en cas de péril, et surtout peu responsabilisée, lʼÉtat et les pouvoirs publics étant là pour assurer la sécurité et la protection de tout un chacun et en toutes circonstances, vœu pieux, posant le problème réel et crucial, si la crise prend le dessus, de la crédibilité des postures gouvernementales. La culture des gouvernants français a toujours été caractérisée par un manque de volonté politique d’envisager les situations catastrophiques, au prétexte de ne pas affoler la population. Le moment n’est semble-t-il jamais propice pour l’informer, un événement politique ou social étant toujours là pour empêcher une communication sereine. Cette attitude de défiance déniant tout sens civique au citoyen, entretient la méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics, soupçonnés au mieux d’incompétence, au pire de masquer délibérément la réalité". Haut Comité pour la défense civile, rapport défense civile 2008 : Constats et propositions pour une vision globale de la sécurité, p. 11-12.
9. Patrick Lions, La protection de la population face aux risques majeurs technologiques: de l'Information Préventive sur les Risques Majeurs industriels de l’origine 1988 à aujourd’hui 2019 et tout ce qui y a contribué sur le bassin de risque "Havre-Seine" à une Relation Publique de Crise – Guide méthodologique", Le Havre ALERTE ORSEC, 1er décembre 2019, https://t.co/9GaoozeEfY
10. Avignon Université, "Quel concept pour l’alerte à la population à l’horizon 2021 en France", Rapport final, juillet 2020 : https://capalert.univ-avignon.fr/wp-content/uploads/sites/60/2020/10/Rapport-CHEMI-TERMINE- FR-Complet.pdf
11. Je reprends ici, pour faire court, la catégorisation habituelle, certes de moins en moins pertinente.
12. https://www.visov.org
13. https://www.nice.fr/fr/gestion-des-risques/la-tele-alerte-et-l-alerte
14. https://cli.inscription-volontaire.com/cannes/inscription.php
15. https://www.cepri.net
16. Voir aussi : Inspection Générale de l’Administration, Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable, Conseil Général de l’Économie, de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies : "Organisation de l’alerte, de l’information et de la gestion de crise en cas d’accident industriel dans la perspective de la création d’une force d’intervention rapide", établi par Philippe Sauzey, Laurent Raverat et Alain Dorison, mai 2013.
17. Pour un accès direct :"Entretien avec Enrico Quarantelli, fondateur du Disaster Research Center, 1992", sur le site de Patrick Lagadec, section Vidéos Grands Témoins, enregistré à Paris : https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/
18. Sur la tempête Xynthia (2010), un témoignage éblouissant, notamment en matière d’alerte : Gilles Duval, maire de Saint-Clément-des-Baleines sur l’Ile de Ré, entretien avec Patrick Lagadec, "La Mairie, une petite lumière dans la nuit", juin 2011 : https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/
19. Président de l'Observatoire International des Crises : http://www.didierheiderich.com
20. Patrick Lagadec, Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique, Éditions Préventique, juillet 2019 : http://patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf
21. https://www.garyparkinsonmedia.com/all-writing/2021/7/17/why-did-europes-flood-warning-system-so- lethally-fail
22. Communiqué, 17 janv. 2022, 16h, par INSERM (salle de presse), Valentin Wyart, Directeur de recherche INSERM au sein du Laboratoire de Neurosciences Cognitives et Computationnelles (Inserm/ENS-PSL).
23. https://twitter.com/francedeuxlille/status/1495095085553364997?s=24 - https://twitter.com/vg2020d/status/1494242382174474244?s=24, https://twitter.com/jeansba92465217/status/1494969229120000000?s=24
24. Voir mon site : "À l’écoute de Christian Frémont : Gouvernance et responsabilité dans des mondes explosés", https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/
25. Patrick Lagadec : "L’expertise aux prises avec l’extrême", dans le dossier "Expertise et décision", dossier établi par Hubert Seillan, Préventique, n° 127, janvier-février 2013, p. 21-23 : https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/Prev127_p21_Dossier-Lagadec-p.pdf
26. Report of the President’s Commission on the accident at Three Mile Island, New York, Pergamon Press, Octobre 1979 (p. 111).
27. Line Pagé, Radio Canada, "Prisonniers de la glace", 1998.
26. Par David Aussillou, France Bleu Provence, France Bleu Provence, https://www.francebleu.fr/infos/faits- divers-justice/un-bourdon-au-lycee-cezanne-a-aix-en-provence-provoque-une-alerte-attentat-1573040967
29. https://www.francetvinfo.fr/societe/nucleaire/hawai-une-fausse-alerte-au-missile-balistique-seme-la- panique_2561301.html
30. Cité par Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Laffont, Paris, 1990, p. 290.
31. Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises, Guide Orsec, Alerte et Information des populations, Tome G4, juin 2013, https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/Securite-civile/Documentation- technique/Planification-et-exercices-de-Securite-civile
32. Patrick Lagadec & Matthieu Langlois, "La pratique du RETEX face aux situations complexes et incertaines", Propos recueillis par Julien Nessi, Horizons Publics, revue bimédia dédiée à la transformation publique, janvier 2022 : https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2022/01/la-pratique-du-retex-face-aux-situations- complexes-et-incertaines.pdf
33. Patrick Lagadec, "La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises", Préventique-Sécurité, n° 112, juillet-août 2010, p. 31-35 : https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS112_p31_Lagadec-p.pdf
34. Patrick Lagadec, "Le citoyen dans les crises – Nouvelles donnes, nouvelles pistes", Préventique-Sécurité, n° 115, janvier-février 2011, p. 25-31 : https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS115_p25_Lagadec-p.pdf
Patrick Lagadec, "Responsabilité… citoyenne, au temps des crises existentielles", 16 décembre 2021, publié sur LinkedIn le 16 décembre 2021 : https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/12/RESPONSABILITÉ-…-citoyenne-16-12-bis- 2021.pdf
Michel Séguier, "Populations en danger de mort – Voies de survie collective", à l’écoute de l’expérience de Michel Séguier, "Accompagnant d’inédits viables", entretien avec Patrick Lagadec, Montage Aurélien Goulet, janvier 2006.
35. Karl Jaspers, La Bombe atomique et l’avenir de l’homme, Buchet Chastel, Paris, 1963 (Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, Piper, München, 1958 (p. 677-678).
36. Patrick Lagadec, Le Risque technologique majeur - Politique, risque et processus de développement, Pergamon, collection Futuribles, 1981.
37. Témoignage de Matthieu Langlois, ancien du groupe médical du RAID, HOT ZONE RESCUE, dans "La Grande Interview", Estelle Farge reçoit Matthieu Langlois, ancien médecin chef du RAID : https://www.youtube.com/watch?v=7g16LZ2kPBw - https://www.youtube.com/watch?v=CzcFPhTMf3E
12/03/2022