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Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Au cours d'une soirée, on a évoqué la composition extraordinaire de Gérard Depardieu dans le Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Dès le lendemain, j'ai ressenti l'envie, qui ne pouvait souffrir aucun retard, d'acheter la pièce en livre de poche. Durant trois heures, je l'ai relue d'une traite et cela a été un éblouissement comme lors de ma découverte de ce texte.
Davantage même, car l'homme d'aujourd'hui a une connaissance de l'existence, une expérience, des doutes, des certitudes, des désillusions, des élans, un enthousiasme dont l'adolescent d'il y a longtemps était privé. Il est mieux à même d'appréhender la richesse inouïe de cette oeuvre en cinq actes.
Non seulement elle n'a pas vieilli mais son indéniable, époustouflante virtuosité, sa brillante superficialité ne masquent plus trop, comme à une certaine époque, ce que les morceaux de bravoure de Cyrano - ses grandioses refus et ses dilections épiques - ont de profondément contemporain et, parfois, de tristement actuel. Ils éclairent et pourfendent, avec une salubre vigueur, lucidité et une ravageuse dénonciation, des comportements, des attitudes, des lâchetés, des indignités et des médiocrités de toutes sortes dont la vie sociale, politique, intellectuelle, culturelle, médiatique et judiciaire fournit de trop nombreux exemples.
On va me rétorquer, pour ne pas changer, que c'est de la naïveté et qu'il est puéril de confondre le fictif avec le réel. Que le monde est tragique et qu'on n'a que faire du panache comme style d'existence face aux monstruosités de maintenant. Les poètes, même bretteurs, ne pèseraient pas lourd, confrontés aux bourreaux.
On va peut-être aussi traiter de haut Edmond Rostand, son clinquant et ses trouvailles. On va se moquer de ce versificateur vulgaire et trop spirituel comme si, dans son texte, ne se glissaient pas quelques pépites de poésie pure comme, par exemple, cette merveille dite par Cyrano : "... Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus...".
Rien ne me détournera d'une admiration ravivée par ma maturité.
Le tour de force d'avoir réussi, en ayant choisi un personnage central de noble volée, d'émotion vraie et d'esprit sans cesse inventif, à créer "une comédie héroïque" à sa hauteur où pas un instant la tension ne retombe, le langage ne se banalise, la pensée ne s'abaisse et le sentiment ne s'affadit.
Les tirades, qui sont devenues mythiques tant elles ont été incorporées dans cette culture élémentaire qui est bien plus de la culture : l'appropriation par tous au lieu du savoir pour quelques-uns, notamment celles du "nez" et du "non merci", dépassent, de très loin, les limites d'un art même au comble de l'excellence pour atteindre une sorte de vérité universelle qui sert à toutes les générations.
Le personnage de Cyrano représente, dans son être multiple que les contrastes enrichissent, un modèle pour une société qui, encore plus aujourd'hui que dans son siècle, aspire à la sincérité, à l'intégrité, à la loyauté, au courage, à la dignité et à l'allure. Qui y aspire certes mais comme on rêve. Qui tend vers ces exigences mais en est de plus en plus éloignée. Au point que domine la nostalgie sans même l'espérance pour consoler.
Cyrano est ce qui nous manque. L'incarnation, pour beaucoup, du héros français met cruellement en évidence tout ce qui, de nos jours, l'a désertée, abandonnée et trahie.
Quand le courage tourne à la sauvagerie, la foi à l'intolérance meurtrière, la dignité à la vulgaire exhibition, l'ambition à l'arrivisme forcené, l'orgueil au narcissisme, la liberté à l'étouffement des adversaires, la fraternité au copinage obligatoire, l'art à une grande foire et le pouvoir à une domination partisane, on oserait soutenir que Cyrano de Bergerac est inutile ?
Des personnalités comme la sienne ne meurent pas. Elles s'effacent apparemment, elles rôdent, sont aux aguets, aux alentours. Prêtes à dégainer, à tirer l'épée contre la bêtise et l'indécence. Contre les petits maîtres et les grands faiseurs. Contre coquins et gredins de luxe ou de bas étage. Il n'est que temps de le proférer, de le hurler, de l'appeler.
Cyrano, reviens !
20/11/2021