[Groupe K2] Vaincre en mer au XXIe siècle - Entretien avec François-Olivier Corman et Thibault Lavernhe
30/04/2024 - 12 min. de lecture
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Thibault Lavernhe, Capitaine de vaisseau et François-Olivier Corman, Capitaine de frégate sont auteurs du traité de tactique navale "Vaincre en mer au XXIe siècle" publié aux éditions des Équateurs.
Vaincre en mer au XXIe siècle
Entretien réalisé par Marie Scotto, chargée de relations publiques au centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), dans le cadre du rapport K2 "Marine et société civile".
Marie Scotto : Pourquoi avoir voulu écrire un traité de tactique navale accessible au grand public ? Quel était le projet derrière cette volonté de ne pas le cantonner aux bibliothèques d’académies navales ?
François-Olivier Corman (F.-O. C.) : Les questions navales soulèvent généralement des problématiques globales qui doivent être abordées de manière large et diversifiée. C’est pourquoi notre livre s’adresse certes aux marins, mais aussi à un public bien plus large intéressé par le fait maritime et naval : ingénieurs, universitaires, historiens, passionnés et autres ship lovers. Nous avons aussi constaté que les ouvrages de tactique navale américains ou britanniques sont en général accessibles au grand public, ce qui en fait des « grands classiques » largement répandus, régulièrement réédités et donc plus pérennes. Enfin, si les ouvrages de géopolitique et de géostratégie maritime se sont multipliés ces dernières années pour tenter d’analyser les soubresauts du monde, rares sont ceux qui ont osé s’aventurer jusqu’au domaine concret de l’emploi des forces navales au combat. Il n’existe tout simplement aucune référence publique solide et récente, là où la tactique terrestre dispose d’assises consistantes, y compris en langue française. Nous avons donc essayé de combler ce qui nous paraissait être une lacune d’autant plus flagrante que la guerre revient en Europe et se décline de manière tragique en mer Noire, par exemple.
M. S. : Au travers de votre traité, vous vous fondez sur de nombreux exemples de combats navals historiques. En quoi est-il pertinent de s’appuyer sur de tels exemples pour aborder la tactique navale actuelle, alors que les spécificités de nos navires et moyens ont bien évolué ?
Thibault Lavernhe (T. L.) : Vous avez raison : en apparence, les moyens de guerre navale sont en perpétuelle évolution. Cette nécessité du perfectionnement technique continu s’impose à toutes les marines de guerre, et, plus qu’ailleurs, dans le domaine naval, le décrochement technologique ne pardonne pas. En distinguant cinq âges du combat naval (dans l’ordre : voile, canon, avion, missile puis robotique), nous plaçons d’ailleurs chacune de ces périodes sous la symbolique d’un moyen de la guerre navale, suggérant ainsi le primat apparent des outils de la conflictualité sur les ressorts de la tactique navale. Mais cela ne doit pas nous leurrer : si les procédés sont volatils, les grands principes de la guerre en mer n’ont bien souvent pas pris une ride. Entre De Grasse à la bataille de Chesapeake en 1781 et Woodward au large des Malouines en 1982, les ingrédients de la victoire sont souvent les mêmes : information tactique, puissance de feu, engagement en premier, prise d’initiative, utilisation de l’environnement, leadership tactique d’un homme, etc. C’est d’ailleurs tout le sens de notre propos lorsque nous invoquons le recours à l’histoire dans notre introduction puis au fil des chapitres. Loin d’être des condensés "d’histoire bataille", nos encadrés qui émaillent l’ouvrage permettent ainsi de montrer comment les affrontements navals du passé mobilisent des ressorts de victoire et de défaites qui sont encore valables aujourd’hui : Trafalgar (1805) a encore beaucoup à nous dire sur l’audace tactique et l’importance de la valeur des équipages, par-delà les seuls déterminismes technologiques.
M. S. : Vous publiez cet ouvrage alors que, justement, le conflit ukrainien occupe les esprits et l’actualité. Croyez-vous au retour du combat naval ? Est-il encore pertinent ?
T. L. : Parler du combat naval en 2023 n’est pas en décalage par rapport aux évènements en Ukraine, au contraire. Certes, la guerre d’Ukraine est d’abord une question d’invasion territoriale et de combats aéroterrestres, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt : même dans la petite mer Noire, même avec des marines aux moyens très dissymétriques, c’est un combat acharné pour le contrôle de l’espace maritime qui se joue depuis février 2022, ponctué de phases plus ou moins intenses. La perte du croiseur russe Moskva a été une manifestation éclatante de cette lutte en environnement littoral, à laquelle s’ajoutent les combats pour la reprise de l’île aux Serpents, mais aussi les récentes attaques de navires de renseignement russes par des drones ukrainiens, parfois à plusieurs centaines de kilomètres de bases navales ukrainiennes. Mais la vraie question est celle de la finalité : les affrontements navals en mer Noire et en mer d’Azov s’intègrent dans des stratégies plus globales, qui illustrent parfaitement les trois grandes modalités d’utilisation de la guerre navale, qui n’ont pas changé depuis des siècles. D’abord, la "guerre des côtes" : frapper la terre depuis la mer, comme le font régulièrement les navires russes avec leurs missiles Kalibr, ou encore miner les approches maritimes d’un pays, comme l’ont fait les Ukrainiens au début du conflit. Ensuite, la "guerre d’escadre" : c’est l’affrontement entre forces navales, qu’elles soient basées en mer ou à terre, comme dans les exemples que je viens de citer. Enfin, la "guerre de course" : c’est la frappe contre le commerce adverse, modalité très visible au début du conflit avec le blocus russe et les frappes contre plusieurs navires civils venant des ports ukrainiens. S’y ajoute la guerre amphibie, largement pratiquée par les Russes pour transporter leurs troupes et créer des dilemmes tactiques pour les forces terrestres ukrainiennes. Donc oui, tant que le Sea Power sera un levier pour peser sur le destin des peuples à terre, la question du combat naval restera pertinente.
M. S. : La loi de programmation militaire est largement revenue sur le sujet du porte-avions, la question du successeur du Charles De Gaulle étant étudiée. Un tel navire est-il aujourd’hui toujours pertinent, notamment à l’aune de nouvelles technologies, comme le missile hypervéloce ?
T. L. : Votre question comporte un volet politique, sur lequel je ne me prononcerai pas. En revanche, j’observe que la question de la pertinence des porte-avions est un débat vieux de plusieurs décennies. Depuis leur avènement au cours de la Seconde Guerre mondiale, les porte-avions ont fait l’objet de deux critiques récurrentes : leur coût et leur vulnérabilité. Or, dans ces débats, deux arguments majeurs à la source de la pertinence des porte-avions sont souvent oubliés, avant de s’imposer aux observateurs : premièrement, leur puissance offensive (c’est d’ailleurs cet argument qui fait que les porte-avions surclassent les cuirassés dans les années 1940), deuxièmement, leur mobilité à la fois stratégique et tactique, qui leur permet d’appliquer la puissance aérienne à l’endroit choisi, en tirant parti de la liberté d’accès (même relative) des mers. L’histoire est frappante : à chaque fois que l’on annonce la fin des porte-avions (face à l’arme atomique, face aux sous-marins nucléaires, face aux missiles basés à terre, face aux satellites soviétiques, etc.), la conflictualité se charge de prouver leur pertinence. C’est le cas en Corée (1950), au Vietnam (années 1960 – 1970), pendant les trois guerres du Golfe (1980-1988, 1991, 2003), en Afghanistan en 2001, mais encore plus aux Malouines en 1982, où les porte avions britanniques, alors prévus d’être vendus à d’autres nations, se révèlent être le fer de lance de l’opération Corporate. Aujourd’hui, l’argument de la vulnérabilité revient en force avec les armes hypervéloces. Bien sûr, cette menace doit être prise en compte, et nul doute que les couches défensives existantes autour d’un porte-avions devront s’adapter pour relever ce défi, comme elles l’ont toujours fait au cours de l’histoire récente des marines de guerre. Mais il faut aussi dire que trouver, suivre et désigner un porte-avions mobile opérant en haute mer pour pouvoir le frapper est une gageure, dont rien n’indique à ce stade qu’elle ait été relevée par nos compétiteurs. Les Soviétiques ont longtemps essayé, avec une débauche de moyens, sans succès. Au XXIe siècle, tout ce qui est fixe est vulnérable... et tout ce qui est mobile l’est moins. Last but not least, j’observe que les mêmes nations qui développent des armes hypervéloces s’équipent aussi à marche forcée de porte-avions. Il faut donc sortir du débat sunset / sunrise capacities, qui est biaisé. Enfin, n’oublions pas que doter la France d’un porte-avions qui succédera au Charles De Gaulle jusqu’en 2080 est au premier chef un choix politique.
M. S. : Vous examinez dans votre ouvrage le rapport entre tactique offensive et défensive en mer. Pourquoi et comment concluez-vous à l’avantage de l’offensive dans le combat naval ? La Marine nationale se prépare-t-elle à mener une action offensive dans le cas où cela serait nécessaire ?
F.-O. C. : Les grands penseurs navals, de Mahan (USA) à Corbett (GB) en passant par Castex (FR) sont unanimes : en mer, la défense n’a jamais dominé l’offensive, parce que la guerre navale est une guerre de mouvement et d’attrition. Si à terre, une force repliée en posture défensive peut sérieusement entraver l’avance de l’attaquant (voyez donc ce qui se passe en Ukraine à l’heure de la contre-offensive lancée par Kiev), en mer, se replier revient à ne plus exister et à abandonner l’usage de l’espace maritime à l’adversaire. Une flotte peut certes choisir de s’abriter près d’une côte pour bénéficier de ses moyens de protection, mais l’histoire montre que cela s’avère rarement concluant, comme en témoignent les batailles de Getaria (1638), Palerme (1676), Lagos (1693), La Praya (1781), Aboukir (1793), Mers-el-Kébir (1940), Tarente (1940), Pearl Harbour (1941), Géorgie (2008) ou encore de Libye (2011). Rappelons toutefois que l’offensive n’est pas une "recette magique" pour le combat naval : outre le fait qu’elle nécessite un ratio de forces favorable, une flotte employée selon un schéma offensif, mais mal entraînée et sans agressivité, n’ira pas loin face à un opposant performant résolu à se défendre. En outre, une stratégie de déni d’accès, que la terminologie moderne nommerait A2/AD (Anti-access / Area denial), peut s’appuyer sur la masse terrestre pour renforcer la force de la défensive, comme en témoigne par exemple l’échec de l’expédition alliée aux Dardanelles en 1915. Il s’agit donc d’éviter tout dogmatisme et d’en déduire simplement qu’une posture offensive est à favoriser dans la majeure partie des cas dès que le rapport de force le permet. En corollaire, une posture tactique défensive ne saurait être une fin en soi, et ne se conçoit que pour gagner du temps avant de rebasculer dans une posture d’attaque ou de contre-attaque. L’écueil absolu à éviter, c’est la passivité.
T. L. : S’agissant de votre question sur la préparation à une action offensive : dans tous les grands exercices auxquels la Marine nationale a récemment participé, comme POLARIS (2021) ou ORION (2023), les moyens navals et aéronavals français ont systématiquement fait valoir leur potentiel offensif. Au cours des dernières décennies, les opérations conduites par la Marine nationale ont prouvé son potentiel offensif en appui des campagnes aéroterrestres, depuis la guerre du Kosovo en 1999 jusqu’à l’opération Hamilton en 2018, en passant par l’opération Harmattan en 2011. L’inflexion actuelle, dans un contexte de retour du combat en mer, c’est la réorientation de ce potentiel offensif vers la guerre navale. Le plan MERCATOR, qui remet le combat naval au centre des préoccupations, entend ainsi valoriser et entretenir la "létalité" des moyens aéronavals français au plus haut niveau.
M. S. : En quelques mots, comment résumeriez-vous ou caractériseriez-vous le combat naval aujourd’hui ? Pourquoi ?
F.-O. C. : Le combat naval est par essence destructeur, rapide et décisif. Il est destructeur car la décision sur mer s’emporte par l’attrition davantage que par l’encerclement. Il est rapide en raison de la nature du milieu maritime où la concentration des forces peut s’effectuer brusquement et où les armes rencontrent potentiellement moins d’obstacles physiques. Il est enfin souvent décisif car une partie tactique nettement remportée sur mer est généralement irréversible, et car le temps de régénération d’une flotte de combat après une défaite est comparativement long. Ces caractéristiques traversent l’histoire navale sans pâlir et restent parfaitement actuelles aujourd’hui.
T. L. : Pour autant, nous entrons dans une période particulière, que nous avons nommée le cinquième âge du combat naval, car elle présente des tendances propres. Sans revenir en détail sur toutes celles que nous identifions dans le livre, je citerais le fait que la multiplicité, la complémentarité, la montée en gamme et la mise en réseau des capteurs contribuant à la guerre navale, ainsi que les capacités de traitement de l’information qui leur sont associées, rendent aujourd’hui la dissimulation plus difficile. Dès lors, la question ne sera pas tant de masquer son dispositif que de masquer ses intentions, de manière indirecte (ruse, dissimulation, dilution...) ou de manière directe (action offensive contre les capteurs adverses). Cet écart entre l’état d’un dispositif aéronaval et ses intentions tactiques est d’autant plus exploitable qu’il se creuse encore sous l’effet de la tendance des armes et des équipements à aller plus loin, plus vite, et à être plus létal : paradoxalement, les moyens aéronavals deviennent en quelque sorte moins prédictibles grâce à leur allonge, à leur vélocité, et dans certains cas à leur autonomie, offrant de nouvelles capacités de manœuvre tactique... et faisant donc encore la part belle à la surprise.
M. S. : Votre dernier chapitre traite du rôle du commandement ou du leadership tactique en mer. Quelles compétences ou caractéristiques sont recherchées dans un chef de guerre navale aujourd’hui ?
F.-O. C. : Il est aussi difficile qu’illusoire de vouloir établir le décalogue du bon chef tactique en mer. Nous avons toutefois essayé de discerner les qualités les plus saillantes qui ont traversé l’histoire navale, qui ont directement influé sur la tactique, et que les enjeux contemporains rendent aussi évidentes que décisives. Cela nous a conduit à retenir l’audace, la ténacité et la capacité à entraîner ses hommes à sa suite, ces trois qualités n’étant rien sans un but à atteindre. En somme, il faut l’audace pour enclencher l’action, la ténacité pour la poursuivre face aux aléas, et la capacité à entraîner les marins à sa suite pour l’animer.
Pour autant, cet assemblage de qualités théoriques ne relève pas d’une science exacte, et l'histoire regorge de cas où des marins ont donné tout ce qu'ils possédaient en matière de leadership, de patriotisme, d'héroïsme, et parfois jusqu’à leur vie, sans parvenir à remporter la victoire tactique espérée.
Il convient donc de rappeler que le combat naval est un chaos, et que c’est justement en tirant parti de ce désordre que le véritable chef pourra trouver les moyens de prendre l’ascendant. Nous avons donc besoin de chefs qui soient capables de s’adapter rapidement et de décider en toute autonomie pour tirer parti des opportunités.
Notre époque n’est pourtant pas propice à cette liberté d’action : le risque médiatique, la judiciarisation des opérations militaires, la généralisation du principe de coalition ou encore le recours aux armes de longue portée sont autant d’arguments potentiels pour rigidifier la chaîne de commandement, qui risquerait alors de privilégier plus naturellement le contrôle au commandement, la pusillanimité à l’audace et l’inertie à l’initiative.
Nous pensons donc que l’enjeu consistera demain à préserver la liberté d’action du chef tactique dans un contexte qui ne s’y est pourtant jamais autant opposé. Parce qu’elle limite le recours aux moyens de communication, la subsidiarité est la meilleure réponse aux stratégies de dégradation des réseaux de commandement. Parce qu’elle favorise la surprise et l’audace, elle est un avantage comparatif fort de l’Occident face à un adversaire autoritaire, qui conserve souvent un contrôle serré de ses autorités militaires. Parce qu’elle réduit les possibilités d’interférence ou d’ingérence, elle est le meilleur antidote aux stratégies d’influence. Parce qu’elle repose sur des principes simples, elle est garante de la sobriété et de la lisibilité de nos organisations menacées par l’hypertrophie et la macrocéphalie. Parce qu’enfin elle est motivante et stimulante, elle améliore l’attractivité du chef et accroît donc la qualité du vivier où il sera choisi.
M. S. : Finalement, et ce sera le mot de la fin, que devons-nous retenir absolument de votre traité ?
T. L. : Que si le XXIe siècle sera riche de surprises en mer, les grands équilibres de la guerre navale, qui découlent au premier chef des caractéristiques du milieu maritime, resteront. Que la victoire sourira à ceux qui les auront intériorisés et fécondés de leur créativité. Que le cinquième âge du combat naval sera celui des "généralistes éclairés", qui devront plus que jamais dépasser la science des experts pour ne pas s’y enfermer.
F. O. : Et enfin, comme l’expliquait l’amiral Daveluy au début du siècle dernier, que ce sont les plus têtus qui gagnent !
30/04/2024