Irak/Syrie: Daesh, comment ça marche ?

07/06/2015 - 11 min. de lecture

Irak/Syrie: Daesh, comment ça marche ? - Cercle K2

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Les observateurs s’étonnent du fait que Daesh puisse continuer à progresser tout en gérant un « Etat » qui regroupe entre cinq et huit millions d’âmes. Cela peut s’expliquer par de multiples facteurs dont les trois principaux sont :

  • le fanatisme de ses activistes, lesquels, convaincus de la justesse de la cause salafiste-djihadiste, ne rêvent que de mourir au combat alors que leurs adversaires tiennent à la vie terrestre et à ses biens matériels;
  • l’intelligence de leurs dirigeants qui, s’ils sont désignés comme des « barbares » par les Occidentaux - lesquels ont décidément bien du mal à comprendre comment ils fonctionnent - n’en sont pas moins dotés d’un grand sens de l’organisation : ils ont eu la clairvoyance de prévoir une suite à leurs succès militaires ;
  • une connaissance approfondie et l’exploitation des faiblesses de leurs ennemis, qu’ils soient musulmans (les chiites, les dirigeants arabes, les « modérés », etc.) ou Occidentaux et Orientaux.

 

Une chaîne de commandement décentralisée

Abou Bakr al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim Awwad al-Badri al-Samarrai, est le calife autoproclamé de l’Etat islamique (EI). Membre de la tribu irakienne des Al-Bu Badri, il se dit descendant du prophète Mahomet, d’où le port de son turban noir comme les chiites. Ayant obtenu un doctorat en religion à l’université de Bagdad, il a combattu les Américains après l’invasion de 2003. Il a même connu quelques mois d’incarcération à camp Bucca, en 2004, où il aurait recruté de futurs adeptes. Autorité morale incontestée du mouvement, il se revendique encore d’Oussama Ben Laden mais, en fait, il se prétend chef de tous les croyants et ne reconnaît aucune autre tutelle religieuse, sutout pas celle du mollah Mohamed Omar qui est la « référence » pour Al-Qaida « canal historique ». Entouré d’une garde prétorienne réduite, Al-Baghdadi est obligé de se faire discret de manière à ne pas être repéré. C’est ainsi que pour communiquer avec ses subalternes, il n’utilise - comme feu Ben Laden - que des messagers. Afin de pallier à cette difficulté technique qui l’empêche de transmettre rapidement ses directives, il s’est entouré d’une hiérarchie qui jouit d’une grande indépendance d’action jusqu’aux échelons les plus bas. Globalement, la chaîne de commandement de Daesh est centralisée pour les orientations, mais décentralisée pour l’application sur le terrain.

Le noyau dur du califat, situé à cheval sur l’est de la Syrie et l’ouest de l’Irak, est logiquement séparé en deux bien que la frontière ait été officiellement abolie. L’Irak est placé sous l’autorité de Fadl Ahmad Abdullah al-Hiyali - alias Abou Muslim al-Turkmani -, un ancien lieutenant-colonel des forces spéciales irakiennes. La Syrie dépend d’Abou Ali al-Anbari, un Turkmène irakien, physicien de formation, qui a atteint le grade de major-général dans l’armée de Saddam Hussein. Ces deux hommes supervisent les opérations dans leur zone de responsabilité et y assurent également la vie de tous les jours via les gouverneurs (émirs) qui ont été désignés à la tête de douze provinces (wilayas) par pays.

Les gouverneurs emploient des « fonctionnaires » qui font « tourner la boutique ». Certains d’entre eux, qui étaient en fonction avant l’arrivée de Daesh – notamment en Irak -, passent une fois par mois dans les régions contrôlées par Bagdad pour y percevoir leur salaire en liquide. Maintenus en place par leurs nouveaux maîtres en raison de leurs compétences, ils doivent néanmoins reverser une partie de leur paie en tant qu’« impôt » à l’Etat Islamique (EI). Ceux qui été nommés par l’EI, en particulier pour remplacer les cadres qui ont été liquidés car jugés comme non fiables, perçoivent une rémunération correspondant à leurs responsabilités.

La population sous le contrôle de Daesh bénéficie de services qui vont de l’alimentation à la santé, en passant par la justice et l’éducation. Aussi étonnant que cela puisse paraître, une bonne partie du peuple sous tutelle islamique radicale se satisfait de cet état de fait car Daesh remplit les missions régaliennes qui sont celles d’un Etat. Il y a même parfois un mieux par rapport à l’administration précédente, notamment dans le domaine de la sécurité.

En effet, deux types de tribunaux existent : les tribunaux religieux qui sanctionnent toute déviance de comportement dans l’application stricte de l’islam salafiste, mais aussi des tribunaux « civils » où les juges appliquent rigoureusement la charia qui punit les infractions de droit commun de manière extrêmement sévère : amputations, flagellations, crucifixions… le tout accompagné d’un maximum de publicité pour que cela serve d’exemple. Les exécutions ont lieu en public, la population étant obligée d’y assister. C’est ainsi que la corruption traditionnelle semble avoir disparue. Même les activistes qui s’aventurent à se livrer au racket pour leur propre compte sont impitoyablement sanctionnés. Quand ce sont les autorités qui le font pour collecter les fonds nécessaires au bon fonctionnement du califat, cela s’appelle l’impôt.

Comme dans tous les mouvements djihadistes, l’organe de commandement central est la choura (conseil) qui regroupe plusieurs comités présidés par des « ministres » : Religion, Justice, Finances, Armées, Sécurité, Logistique, Action sociale, Renseignement, Propagande (appelée pudiquement « communication ») etc.

Ces deux derniers déploient une activité intense. Il semble que des anciens officiers de Saddam Hussein sont à la base du fonctionnement de ces deux entités car on y sent bien la « patte » des formateurs venus de l’ex-bloc de l’Est qui ont accompagné le parti Baas jusqu’en 1999. Cela est particulièrement vrai dans le domaine du renseignement qui a adopté des savoir-faire de la Stasi[1], à l’heure de sa splendeur. En effet, on y retrouve les techniques d’infiltration d’agents dans des zones cibles et la capacité à repérer les personnes qui peuvent représenter un risque et celles qui permettent de constituer des réseaux sur lesquels s’appuyer. Même le fait d’épouser des femmes bien placées (dans l’administration ouest-allemande pour la Stasi[2], dans des tribus qui apportent ensuite leur soutien pour Daesh) est presque similaire.

Les réseaux sociaux n’existaient pas du temps de la Stasi mais la propagande était largement utilisée pour construire des réseaux d’influence, particulièrement au sein de l’intelligentsia occidentale (phénomène qui se perpétue plus de vingt ans après l’effondrement de l’idéologie communiste à la soviétique). Les cibles actuelles sont les populations d’origine musulmane qui doivent être converties au salafisme-djihadiste et les responsables politiques et médiatiques occidentaux afin qu’ils ne fassent pas barrage aux sinistres desseins du mouvement. On retrouve le même mélange de séduction/terrorisation. Il est vrai que dans ce dernier domaine, Daesh va beaucoup plus loin dans l’horreur que les mouvements terroristes pilotés à l’époque depuis les pays de l’Est, même si ces derniers ont fait de nombreuses victimes.

 

Une organisation militaire rôdée

Les cadres de Daesh ont, pour la plupart, une longue expérience de la guerre. Certains d’entre eux sont d’anciens membres des forces armées irakiennes. En effet, ce mouvement est l’héritier d’Al-Qaida en Irak apparu après l’invasion américaine de 2003. Il a été porté sur les fonds baptismaux par le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui. A la mort de ce dernier en 2006, ces cadres ont alors rejoint l’Etat islamique d’Irak (EII) qui a durement affronté les armées américaine et irakienne, ainsi que les milices chiites et certaines tribus sunnites. En juillet 2012, après l’opération Briser les murs, qui a permis de libérer de nombreux cadres emprisonnés en Irak lors d’opérations coordonnées contre les centres de détention irakiens, ces hommes sont passés en Syrie pour participer à la guerre civile qui avait débuté en 2011. Le mouvement s’est alors baptisé Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL). Une fois une partie de l’est syrien conquis, l’EIIL a repris l’offensive en Irak en décembre 2013/janvier 2014. Le califat a été proclamé le 29 juin 2014.

La guerre asymétrique, qui oppose un « faible » à un « fort », comporte trois niveaux en fonction de la puissance militaire du « faible ». A mesure qu’il gagne en puissance, il passe des actions terroristes faciles à réaliser avec peu de moyens à la guérilla, qui harcèle les forces de sécurité adverses pour, au final, culminer avec des affrontements conventionnels. Atteindre ce dernier échelon n’empêche pas de poursuivre des opérations de guérilla et de terrorisme là où c’est nécessaire. Ce qui est symptomatique, c’est que Daesh est parvenu en très peu de temps au niveau de la guerre conventionnelle[3], même s’il ne bénéficie pas d’aviation[4] ni bien sûr d’une marine digne de ce nom, quoi qu’il utilise des embarcations fluviales sur le Tigre.

Jusqu’au déclenchement des frappes aériennes de la coalition internationale lors de l’été 2014, Daesh alignaitné des forces de type infanterie légère portée. La taille de l’unité de base était le bataillon d’environ 300/400 hommes embarquant à bord d’une cinquantaine de véhicules. La structure était généralement ternaire : trois compagnies à trois sections fortes de trois groupes de combats constitués d’une dizaine de combattants, sans compter les unités de commandement. Comme dans toute armée, les effectifs n’étant souvent pas complets, une compagnie, une section ou un groupe pouvaient manquer à l’appel.

Depuis le début de l’opération internationale, l’unité de base est redescendue au niveau de la section de combat, baptisée katiba, qui est moins repérable par l’aviation. Cela n’empêche pas d’effectuer des regroupements tactiques en vue d’actions spécifiques, notamment lors de la conquête de positions ennemies. C’est ce qui a été observé en 2015 à Ramadi en Irak et à Palmyre en Syrie[5].

Les groupes de combat s’articulent autour de deux armes collectives, un fusil mitrailleur RPK et un lance-roquette de type RPG7. Ils sont embarqués sur des 4X4, souvent des pick-up dont certains sont armés de mitrailleuses lourdes. Les appuis feu, majoritairement en tirs directs, sont assurés par des unités différentes dotées de chars -qui servent alors de canons d’assaut -, de mortiers, de quelques pièces d’artillerie et même de missiles antichars.

Daesh présente quatre spécificités dans l’offensive :

  • le recueil préalable de renseignements via des agents infiltrés ou retournés et des photos aériennes provenant du net ou de drones civils ;
  • la déception et l’intoxication. Il est vraisemblable que Daesh utilise de fausses liaisons radio pour saturer et tromper les écoutes adverses. Il harcèle en permanence les dispositifs ennemis afin que ces derniers ne découvrent pas là où va vraiment porter son effort. Les combattants revêtent parfois des uniformes des forces régulières ce qui augmente encore la confusion dans leurs rangs ;
  • l’emploi de véhicules - généralement blindés - chargés de 1 500 à 4 500 kilos d’explosifs (VBIED) permettant de créer des brèches dans les dispositifs ennemis par lesquelles les assaillants s’engouffrent en profitant de la panique provoquée par ces énormes déflagrations ;
  • le regroupement de snipers qui viennent délivrer des tirs à tuer en appui des attaques : liquidation des officiers, des sentinelles, des servants d’armes collectives. Si un assaut échoue, les combattants peuvent se replier couverts par les tireurs embusqués.

Les opérations défensives sont également marquées par les caractéristiques suivantes :

  • des petits éléments composés de snipers sont laissés en arrière pour ralentir la progression de l’ennemi depuis des positions préparées à l’avance, par exemple avec des chemins d’exfiltration passant par les sous-sols ;
  • le piégeage du terrain est systématique, en particulier grâce à des IED. Il n’est pas rare que des fourneaux soient constitués sous des édifices présentant un attrait pour l’assaillant qui choisira de s’y installer ;
  • l’usage intensif de leurres destinés à attirer les feux de l’adversaire, en particulier de l’aviation. Le déploiement systématique de bannières aux couleurs noires et blanches de Daesh entre dans ce cadre. Ces manières de procéder en phase défensive explique la lenteur de la reconquête de la ville de Tikrit, même si les attaquants bénéficiaient d’une supériorité de dix contre un avec, en sus, l’appui aérien américain.

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Les salafistes-djihadistes, bien qu’inférieurs en nombre[6] et surtout en puissance de feu, gardent aujourd’hui l’initiative attaquant là où ils ne sont pas attendus et évacuant les zones où ils se sentent menacés sans subir de pertes conséquentes. Les Américains d’affirmer que Daesh a perdu 25% des régions conquises en Irak, mais ils omettent de préciser que c’est parce que l’EI l’a bien voulu, au prix de pertes minimales. Les 10 000 activistes déclarés tués par la coalition depuis le début des frappes semble être un chiffre très exagéré, propagande oblige. De toute façon, le mouvement tente de préserver ses meilleurs combattants, utilisant les supplétifs comme « chair à canon » notamment lors des attentats-suicide. Il est d’ailleurs symptomatique de constater la capacité psychologique de Daesh de parvenir à convaincre cette « piétaille », souvent étrangère, à se sacrifier. La fourniture de drogues, phénomène aujourd’hui prouvé, n’explique pas tout.

L’action de Daesh ne se limite pas au « cœur » du califat positionné au Proche-Orient. Aux 24 provinces qui y ont été instituées viennent s’ajouter celles qui ont été décrétées au Sinaï, en Libye, en Algérie, dans le Caucase et bientôt ailleurs. Il suffit qu’un groupuscule - parfois inconnu jusqu’alors - fasse allégeance à Al-Baghdadi pour que ce dernier fasse déclarer la zone comme nouvelle wilaya. Pour l’instant, ces provinces ne fonctionnent pas comme celles d’Irak et de Syrie, peut-être à l’exception de la région de Syrte (Libye) et d’une petite partie du Sinaï. Mais, nul doute que le travail d’infiltration des agents de renseignement qui précède toute les opérations de Daesh n’ait déjà débuté.

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[1] Les services secrets de l’Allemagne de l’Est (République démocratique allemande/RDA).

[2] Ce que l’on appelait les « Roméo » de la Stasi.

[3] Le Vietminh avait mis quatre ans pour passer du terrorisme à la guérilla et le même temps pour atteindre le niveau de la guerre conventionnelle (Dien Bien Phu).

[4] Les aéronefs qui sont tombés entre les mains de Daesh lors de ses diverses conquêtes étaient hors d’état de voler.

[5] La prise de Palmyre soulève des interrogations. Comment la coalition internationale n’a-t-elle pas détecté les colonnes de Daesh - dont certaines comportaient des chars de bataille - qui ont du franchir des centaines de kilomètres de désert où les moyens de se dissimuler étaient inexistants ? Si elles ont été détectées, c’est que l’ordre d’intervenir n’a pas été donné. Dans ce cas, cela rappelle l’action de l’Armée rouge soviétique qui s’est arrêtée en 1944 à portée de canon de Varsovie pour laisser les nazis liquider l’opposition non communiste. Les Américains et les Britanniques n’ont alors pas pipé car ils préparaient déjà l’après-guerre et leurs futures relations avec l’URSS.

[6] Il est très difficile de donner des chiffres puisqu’il faut faire la différence entre les combattants, les « collaborateurs » et les sympathisants. En ce qui concerne les combattants présents sur le front syro-irakien, 25 000 à 30 000 hommes, dont une moitié de non Irako-syriens, paraît être une fourchette réaliste.

07/06/2015

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