L'immatériel, une révolution silencieuse

10/11/2020 - 6 min. de lecture

L'immatériel, une révolution silencieuse - Cercle K2

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Entretien avec Jérôme Julia à l'occasion de la sortie de son ouvrage "L'immatériel, une révolution silencieuse, (re)placer l'humain au coeur des organisations" (2020, éd. Des Ilots de Résistance).

Jérôme Julia est Senior Partner chez Kea, Président de l'Observatoire de l'Immatériel et Auteur de l’ouvrage.

L'Observatoire de l'Immatériel organise la 9ème Journée Nationale des Actifs Immatériels le 26 novembre 2020. Les inscriptions s'effectuent via ce lien.

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Quelle est la nouvelle vision de l’entreprise qui ressort de votre livre ? En quoi la crise que nous traversons peut-elle favoriser son émergence ?

Les évolutions récentes des méthodes de travail et des organisations rendues impératives par la crise peuvent-elles avoir un impact sur la place de l’humain dans les entreprises ?

Quelle entreprise ?

Une entreprise responsable qui puise dans son histoire et ses fondateurs les ressources pour survivre, se développer et attirer les talents ; une entreprise connectée avec ses écosystèmes qui engage ses équipes et les fait grandir ; une entreprise inclusive qui crée et partage de manière plus juste la richesse et le pouvoir ; une entreprise qui pense le temps court, c’est-à-dire s’adapte aux chocs, aux tendances exogènes, et le temps long, la durabilité ; une entreprise qui minimise ses externalités négatives et maximise ses externalités positives.

La crise actuelle interroge les organisations sur leur raison d’être et leur apport au monde : l’offre de biens ou de services est-elle utile ? L’accès est-il facile, aisé pour les plus démunis ? Le débat sur la souveraineté et le bien commun interpelle l’entreprise sur sa contribution à l’intérêt général. Le débat économie vs santé montre une nouvelle fois la vacuité des indicateurs traditionnels tels que le PIB ou le taux d’endettement. L’opposition travail vs capital vit ses dernières années. De même que l’opposition actionnaire – acteur / leader : dans les temps difficiles, l’activisme, voire le militantisme sont salutaires.

 

La place de l’humain ?

L’être humain est un animal social par essence. Il veut généralement le bien. Il est prêt à contribuer au bien commun pour peu que sa situation personnelle soit sécurisée. La crise actuelle va amener à repenser le rapport du travailleur avec ses unités d’appartenance : son employeur, ses collaborateurs, son lieu de travail, sa marque, ses familles, ses cercles personnels, ses attentes et ses apports à la chose publique, sa patrie, ses concitoyens… Le grand changement, selon moi, en France, sera de faire émerger de véritables collectifs - entreprises, territoires, courants politiques… - qui soient compatibles et respectueux du "un" - l’individu irréductiblement libre et digne - et du "multiple" - la Nation transcendante.

 

Un des éléments clé de votre analyse est la nécessité de mesurer à la fois le stock d’actifs et le flux qui y contribue, ce qui entraîne une remise en question de la frontière entre OpEx et CapEx. Cela implique-t-il la mise en place d’un nouveau système de reporting ?

Vous considérez que les actifs immatériels sont moins risqués que les autres actifs, donc moins consommateurs en fonds propres. Comment pensez-vous qu’un dirigeant peut faire levier sur son capital immatériel dans sa relation avec ses banquiers ?

 

On comprend dans votre ouvrage que la révolution de l’immatériel implique une nouvelle vision du partage de la valeur. Comment cela doit-il être intégré dans la gouvernance de l’entreprise ?

Quand un travailleur fait usage d’un actif immatériel (une réputation, un savoir-faire, un trait culturel), il se passe plusieurs choses : de la richesse est produite, captée dans une offre ou une proposition de valeur. En conséquence, la propension de l’entreprise à se différencier par rapport à la concurrence est renforcée. Le travailleur gagne en capacités et en employabilité. Des liens se créent entre le travailleur en question et tous les autres contributeurs / utilisateurs de ces actifs. L’actif utilisé devient plus robuste et plus puissant.

La mission du dirigeant devrait être de mesurer ces différents phénomènes, à un niveau microéconomique (à l’échelle d’un processus, d’un produit ou d’un service, d’une équipe) et à un niveau macro (l’entreprise globale, son ancrage dans une filière ou un territoire, sa contribution au bien commun). Les sciences de l’information, l’intelligence artificielle, le smart data ou la blockchain vont permettre au Directeur financier, par exemple, d’éclairer des indicateurs et des indices que nous n’imaginions pas jusqu’à lors, et surtout que nous ignorions au profit de l’EBITDA et du ROCE.

 

Un actif immatériel est-il volatil ?

La démonstration de la robustesse des actifs est aisée. Il suffit de s’y mettre ! Le scandale des moteurs diesel a passagèrement affaibli la réputation de Volkswagen, mais la résilience des actifs immatériels est bien là. Il y a 15 ans, j’ai commencé à enseigner l’exemple de Kodak, qui a été beaucoup repris depuis. Mon grand-père y a travaillé à Rochester, avant de passer chez Xerox, un spin-off de Kodak. La mémoire des hommes est souvent plus féconde que les média, les auto-proclamés meneurs de la nouvelle économie, ou les anarchistes adeptes de la table rase ne voudraient faire croire. Je crois que les idées porteuses de sens et qui raisonnent dans le cœur des hommes peuvent disparaître d’un bilan comptable mais ne peuvent s’éteindre véritablement. Une approche plus sensitive et authentique de l’économie s’ouvre à nous. Au dirigeant d’innover dans ce domaine !

 

Quelle gouvernance pour demain ?

Le partage du pouvoir et de la richesse est le grand sujet de l’Humanité et son Histoire. Force est de constater que nous n’avons jamais progressé aussi vite. Je rappelle que les Grecs Anciens, fondateurs de la démocratie, étaient de parfaits esclavagistes ! Dans 100 ans, on se demandera pourquoi la révolution industrielle du 19ème siècle, le libéralisme et le marxisme n’ont pas engendré plus vite un meilleur partage de la valeur. À mon avis, la messe est dite, le mouvement est inéluctable. Nous sommes face à nos propres contradictions. Au risque de choquer, je dirai qu’innover en matière de gouvernance n’est pas compliqué : ce sont avant tout des verrous politiques et psychologiques qu’il faut faire sauter !

 

Votre ouvrage met en avant une dimension politique significative dans l’évolution que vous décrivez. Sous quel angle pensez-vous que l’immatériel doit être pris en compte dans les décisions politiques ? Pourquoi un dernier chapitre consacré au politique ?

Il faut comprendre que l’immatériel n’appartient à aucun camp, n’est la propriété de personne. Il se situe dans un "entre", à la lisière où la frontière du public et du privé, de l’initiative individuelle et du collectif, du rationnel et de l’irrationnel, du passé et du futur. Dans ce contexte, il est aisé de comprendre que, si le souverain, qu’il s’agisse d’une représentation nationale en démocratie ou d’un guide imposé en régime autoritaire, ne s’empare pas du sujet, il va progresser très lentement.

La prise en compte de l’immatériel dans les politiques publiques nécessite une réforme des élites, lente et incertaine par nature. Elle nécessite de penser la complexité et de s’ouvrir à d’autres disciplines que celles qui contraignent nos grandes écoles, nos corps constitués ou nos ministères. Elle nécessite aussi une humilité opérationnelle et une proximité au réel.

"La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances", écrivait Charles de Gaulle dans "Vers l’Armée de métier", en 1934.

 

Vous préconisez la mise en place d’une base de données identifiant les 50 actifs immatériels des entreprises françaises. Pouvez-vous en préciser les contours ? Comment articuler ce type d’outil et la question de la confidentialité de certaines informations stratégiques ?

Les contours de la base de données sont simples : un accord de méthode sur la définition, les sources et le mode de calcul des indicateurs, une traçabilité et une auditabilité ; des données sourcées via de l’accompagnement conseil des dirigeants d’entreprises ; une masse critique de plusieurs milliers d’entreprises, collectivités territoriales, associations… rendues  "comparables" par l’exercice ; une analyse transparente et anonymisée des résultats au travers d’algorithmes ; des contraintes strictes de confidentialité, garanties en dernier ressort par l’État ; un co-financement public-privé avec un État capable "d’amorcer la pompe" et donner confiance ; une compatibilité avec les indicateurs financiers, une coexistence avec les indicateurs extra-financiers, et avec le temps "le bon indicateur chassera le mauvais".

Jérôme Julia 

10/11/2020

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