La géopolitique, l’art de saisir ce que cachent les discours
17/12/2025 - 3 min. de lecture
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Cédric Debernard est vétéran des zones rouges et romancier.
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La géopolitique est un sujet qui intrigue parce qu’il mêle analyse froide et passions brûlantes. Il s’agit de l’art de comprendre comment les États se déplacent sur l’échiquier mondial, un jeu où les règles changent parfois pendant la partie, où les joueurs ne sont pas toujours d’accord sur l’existence de l’échiquier, voire où certains pions prétendent être des reines. En réalité, ce n’est pas l’émotion, les sentiments ou la morale qui permettent d’éclairer les rapports internationaux, mais le cadre d’analyse utilisé. Car derrière "la défense des valeurs européennes", "la lutte anti-impérialiste" ou "le retour de l’URSS", il y a surtout un certain nombre de théories (non exhaustives, ici) qui ordonnent la pensée de chacun des acteurs. Sans cadre, tout événement international devient un simple spectacle, interprété selon l’état d’esprit, les valeurs ou l’intuition de l’observateur. Avec un cadre, il devient un objet d’étude dont on identifie les causes, évalue les conséquences et discerne les dynamiques.
Le réalisme, pilier classique, part d’une hypothèse simple : les États poursuivent leur intérêt national dans un monde dit "anarchique". Il n’existe pas de gendarme mondial capable de garantir la sécurité pour tous, donc chacun cherche à survivre, augmenter sa puissance et éviter d’être dominé. États-Unis, Chine, Russie, peu importe leur idéologie interne, s’affrontent comme des gladiateurs prudents. Les alliances ne sont pas des mariages d’amour, mais des pactes de convenance. L’OTAN, selon ce prisme, a davantage de points communs avec un club de self-défense qu’avec une fraternité romantique. Le réalisme est brutal, parfois cynique, mais il a l’avantage de toujours rappeler que les meilleures intentions disparaissent vite en cas de menace sur des intérêts vitaux.
Le libéralisme affirme, pour sa part, que le monde n’est pas qu’une jungle. Les institutions internationales — ONU, OMC, UE — compliquent la vie des fauves. Elles imposent des règles, favorisent la coopération et permettent aux États de résoudre leurs conflits autrement que par la force. Elles changent aussi les calculs coûts-bénéfices : envahir le voisin devient risqué quand cela menace vos échanges commerciaux ou votre accès au système financier global. Le libéralisme croit que l’interdépendance est une camisole efficace : plus vous échangez, plus vous avez à perdre. C’est optimiste, souvent naïf, mais parfois étonnamment juste. L’Europe, par exemple, a transformé des ennemis séculaires en partenaires commerciaux qui guerroyaient récemment sur les limites de mousse dans les lave-vaisselle, désormais règlementée (Règlement UE 2020/2155).
Entre ces deux pôles se glisse le constructivisme. Ici, pas de fatalité. Les acteurs internationaux sont modelés par leurs idées, croyances, identités et narrations. L’anarchie n’est pas "naturelle", elle est ce que les États décident d’en faire. Pourquoi l’Allemagne pacifiste a-t-elle soutenu l’Ukraine malgré sa culture de retenue militaire ? Pourquoi la Chine parle-t-elle de "revitalisation nationale" comme d’une mission historique ? Le constructivisme montre que les relations internationales ne sont pas que chiffres et missiles, elles sont aussi mythes, symboles et mémoire. Il nous rappelle que l’irrationnel n’est pas une erreur de calcul, mais un facteur stratégique à part entière.
Enfin, il existe les écoles critiques, marxistes ou post-coloniales. Elles soulignent que la compétition mondiale ne peut pas être comprise sans regarder les rapports économiques, la domination héritée de la colonisation ou les inégalités structurelles. Le système international serait biaisé en faveur des puissances historiques. Les pays émergents, eux, naviguent dans un labyrinthe dessiné par d’autres. Ce cadre d’analyse ressemble à un film noir où personne n’est innocent, tout le monde cherche à obtenir sa part du gâteau, et où les règles profitent toujours à celui qui l’a coupé en premier.
Si aucune de ces approches n’explique tout, chacune éclaire différemment un morceau du puzzle. La marche du monde ne suit pas de manuel, c’est un Rubik’s Cube où les six couleurs bougent simultanément. Ainsi, la géopolitique sérieuse ne consiste pas à choisir "son camp intellectuel", mais à changer de lunettes selon l’interlocuteur étudié, comme un opticien pragmatique. C’est moins élégant que les discours enflammés, mais infiniment plus utile pour comprendre les dynamiques du monde réel.
17/12/2025