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Mathieu Guidère est Professeur des Universités, agrégé et Directeur de Recherches (INSERM)
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Le Moyen Âge est fascinant avec ses héros, ses symboles, ses récits, ses mythes et ses croyances. Il fascine les foules, à en juger par le succès planétaire des films, des séries et des jeux vidéo qui s’en inspirent. Mais qu’est-ce qui différencie vraiment l’homme actuel de l’homme médiéval ? Certes, nous avons réalisé des progrès scientifiques et techniques considérables, mais au fond sommes-nous vraiment différents aujourd’hui et avons-nous évolué depuis ? Il y a de quoi en douter avec cette pandémie du coronavirus.
On sait que l’un des épisodes les plus meurtriers du Moyen Âge est celui de la « Peste noire », expression qui désigne la pandémie ayant sévi en Europe et ailleurs, entre 1346 et 1352. Cette pandémie avait marqué les esprits parce qu’elle avait décimé près de la moitié de la population européenne et entrainé la mort de plus de 200 millions de personnes dans le monde.
La peste noire est bien documentée grâce aux nombreuses chroniques de l’époque, et cela dans plusieurs langues. En arabe, plusieurs chroniqueurs musulmans ont laissé des récits détaillés voire des ouvrages entiers consacrés à cette pandémie : c’est le cas du vizir andalou Ibn Al-Khatib (1313-1374) et de son contemporain, le médecin Ibn Khatima, qui avaient été tous deux des témoins directs des ravages de l’épidémie en Espagne. Ils affirment dans leur chronique que le virus était venu de Chine, avec les bateaux des négociants.
Mais ce qui frappe le plus dans les écrits de l’époque au regard de la situation actuelle, c’est le décompte quotidien des morts, tenu par le grand voyageur Ibn Battouta (1304-1368) pour chacune des villes qu’il avait traversées durant son périple : plus de 1200 morts en une seule journée à Tunis, plus de 2000 morts à Damas, plus de 2400 morts par jour au Caire… L’auteur avait été également frappé par le fait que « tout le monde était terrorisé », les émirs et les savants comme les commerçants et les petites gens. Face à la peste, tous cherchaient à fuir ou pillaient et massacraient.
Pour juguler la pandémie, les mises en quarantaine (40 jours d’isolement) se multiplient puis se généralisent. Beaucoup de villes exigent même un « billet de santé » (sorte de passeport) pour pouvoir entrer sur leur territoire. Des « règlements de peste » (mesures sanitaires) se mettent en place progressivement. Bref, pendant que l’économie sombrait dans la récession, la civilisation chancelait brusquement.
À Tunis, le philosophe Ibn Khaldoun (1332-1406), dont la pandémie avait emporté les parents, consacre, dans ses Prolégomènes, plusieurs passages à l’évocation de cet épisode de l’histoire et à ses conséquences : « Une peste terrible vint fondre sur les peuples de l’Orient et de l’Occident ; elle maltraita cruellement les nations, emporta une grande partie de cette génération, entraîna et détruisit les plus beaux résultats de la civilisation. Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu’ils étaient menacés d’une destruction complète. » (trad. De Slane). On imagine mal vivre un tel événement de nos jours, c’est-à-dire subir une pandémie et avoir les mêmes pensées. Et pourtant, ces réflexions d’Ibn Khaldoun résonnent aujourd’hui d’une manière particulière : on les lit autrement, on les comprend mieux.
Dans quelques années, quand la vie aura repris son cours comme elle l’a fait après chaque pandémie de l’histoire humaine (et la liste est longue !), les nouvelles générations se demanderont sidérées : comment tout cela a-t-il pu être possible à notre époque ? Comment les citoyens libres des grandes démocraties ont-ils pu être mis plusieurs fois en quarantaine comme au temps de la peste ? Comment ont-ils pu, à l’heure de l’intelligence artificielle, porter des masques comme au Moyen Âge ?
La réponse ne se trouvera alors ni dans l’impréparation des États à la pandémie, ni dans les progrès insuffisants de la médecine, ni dans aucune autre justification bassement matérielle, mais bien dans l’état mental et psychologique auquel est parvenu l’homme terrorisé de ce début du vingt-et-unième siècle.
C’est que depuis le 11 septembre 2001, nous avons subi, avec l’essor d’Al-Qaïda puis de l’État islamique, une véritable pandémie de la terreur, faisant éclore partout des « clusters » mortifères dont il subsiste d’ailleurs encore de nombreux foyers au Sahel et ailleurs. Nombreux sont ceux qui ont comparé, à juste titre, ce terrorisme à un « virus » dont la propagation était démultipliée par les nouveaux médias en ligne, puis par les réseaux sociaux en pleine expansion. Mais les comparaisons avec les « Assassins » du Moyen Âge ne manquaient pas non plus[1]. Et malgré les efforts gigantesques déployés dans la lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent, nous n’avons toujours pas de « vaccin » contre ce fléau pandémique.
Ce qui a radicalement changé en revanche, c’est notre extrême sensibilité à la peur et le faible degré d’acceptation de la mort dans nos sociétés postmodernes, deux biais qui conduisent souvent à des décisions dictées par l’émotion et rarement par l’analyse et la raison. Aussi, après deux décennies de règne de la terreur et de politiques de la peur, nous étions tous « mûrs » pour cette étrange pandémie qui a arrêté la course du monde et fait plus de dégâts économiques et psychologiques que toutes les organisations terroristes réunies.
Malgré les immenses progrès réalisés, l’homme actuel est encore pétri de superstitions et d’idées surannées. Dans l’ignorance, il se forge un savoir profane à partir des informations glanées au hasard de ses lectures et de ses interactions réelles ou virtuelles. Soumis au stress, il se comporte suivant une « pensée magique » qui n’a rien à envier à celle des hommes d’antan. Face à la menace, il cherche simplement à se rassurer.
Pour tous ceux qui connaissent les mécanismes de propagation de la peur, il est évident que la pandémie que nous vivons aujourd’hui est avant tout psychologique. Pour Boris Cyrulnik, l’homme de la résilience, elle est révélatrice des « peurs archaïques » : peur de mourir, peur de voir mourir ses proches, peur de contaminer, peur d’être contaminé, etc. Mais contrairement aux attentats terroristes dont la cause est humaine, la pandémie génère davantage d’angoisse mortifère et de sentiment d’impuissance car elle d’origine naturelle.
Une question lancinante demeure cependant : comment tout cela a-t-il pu être possible en France, pays de la Liberté et des révoltés, dans l’image d’Épinal du monde entier ? Qu’un « confinement généralisé » de la population se produise en Chine ou en Russie, passe encore, mais que cela puisse être accepté au pays des « Gilets jaunes », est proprement hallucinant ! Mais comment en est-on arrivé là ? Pour l’intellectuel qui a parcouru le monde et pu apprécier la chance d’être Français, il n’y a qu’une explication : le traumatisme du terrorisme.
En effet, la série d’attentats de 2015 et 2016, inédite par sa violence, par ses conséquences psychologiques et ses effets juridiques, a profondément marqué l’inconscient collectif et fait des Français des citoyens qui vivent « la peur au ventre ». Malgré les grandes marches cathartiques de 2015 et les célébrations officielles, les citoyens sont aujourd’hui profondément psychotraumatisés, prêts à tout accepter pour que cesse le poids de la peur et de la terreur.
Cela est d’autant plus pesant que les attentats ont continué pendant la pandémie[2], même s’ils ont été « masqués » par le bruit de fond médiatique. Le peuple de France a fait le dos rond et continué d’avancer sans être passé par les fameuses « cellules de crise », habituellement mises en place après chaque attentat pour soulager les personnes en souffrance du choc subi. Depuis Charlie Hebdo, nous sommes un peuple de traumatisés qui ne sait toujours pas quand il sera enfin « libéré ».
Ce sentiment d’impuissance face à la pandémie induit chez l’homme terrorisé de nombreux désordres psychologiques comme des phobies sociales et des troubles obsessionnels, ou encore des conduites inappropriées et des comportements agressifs que des lois édictées à la va-vite ne pourront pas juguler. Beaucoup seront durablement traumatisés par cette peur constante du virus, entretenue par les recommandations officielles et les discours médiatiques.
À l’heure où le monde est « mort de peur », nous adoptons le symbole emblématique de la peste noire : le masque ! Dans la confusion générale, les décideurs politiques s’en sont remis à une science sans conscience qui a ruiné l’âme des citoyens et exacerbé la peur et la violence. Il faudra pourtant maîtriser nos angoisses et apprendre à « vivre avec le virus » comme nous avons appris à « vivre avec le terrorisme », en attendant que la volonté de vie reprenne le dessus.
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[1] Voir Guidère M. (2017), Historical Dictionary of Islamic Fundamentalism, Rowman & Littlefield, 2nd Ed.
[2] Voir le site de l’Association française des victimes du terrorisme : https://www.afvt.org/category/attentats/
02/09/2020