Témoignage d'une ancienne "Légende"

18/03/2023 - 8 min. de lecture

Témoignage d'une ancienne "Légende" - Cercle K2

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Charles-Marie Gébis est ancien Colonel.

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Propos Introductif

Je ne voulais pas écrire cette tribune. Mais mon entourage a insisté, l’hésitation m’est venue, puis la tentation, l’envie. Après tout, je ne suis pas étranger à l’univers des agents clandestins dans un Service de renseignement (SR). Si je ne me considère pas comme un spécialiste, je ne bénéficie pas moins d’une certaine expérience personnelle avec ce type d’agents, les clandés dans notre jargon. Je me suis donc convaincu que mon témoignage, le témoignage d’un homme du milieu, sur un monde clos, secret, sujet à tant de fantasmes, pouvait avoir sa valeur. 


Une autre raison a achevé de me déterminer.

Je suis profondément, viscéralement, attaché à la dimension humaine de ce métier. Car il réunit des femmes et des hommes, qui renoncent à tout, jusqu’à leur identité, qui risquent tout, sans profit personnel ou immédiat, si ce n’est la satisfaction de servir un certain sens de l’intérêt général, pour participer à des missions d’infiltration et rechercher des informations qu’il serait impossible d’obtenir autrement. Mon cœur se serre en pensant au sacrifice entier de leur personne dont ils sont capables pour répondre à leur idéal de service.

Or, à l’heure de l’accélération fulgurante du développement de l’intelligence artificielle, dont les potentialités annoncent une révolution des dispositifs de surveillance et d’identification, je ne peux m’empêcher de craindre la disparition à terme de ce métier. Quel sera encore demain la part humaine du renseignement dans un monde ouvert, transparent, où il ne sera plus possible de rien dissimuler, où tout sur chacun sera connu, où chaque espace de vie sera quadrillée ? Le recours à la clandestinité deviendra alors impraticable. C’est donc avec le sentiment de vivre les dernières heures d’une société – celle des agents clandestins – appelée à se dissoudre, que je me suis résolu à ce témoignage, comme la trace d’une chose à laquelle on tient mais que la vie effacera.

 

Le choix du recours à des agents clandestins

Commençons par un mot de définition. La fonction du SR est d’acquérir des renseignements de tous types par tous moyens, ensuite de les analyser, puis de les exploiter de façon stratégique et ce, au profit de décideurs nationaux. Le recours à des agents clandestins constitue l’un de ces moyens d’acquisition, le plus à risque à n’en pas douter. Ils seront appelés à infiltrer une administration ou une entité tierce pour obtenir de l’intérieur des informations considérées comme sensibles, par exemple concernant la politique d’un État étranger ou d’une société privée étrangère et concurrente. Le choix du recours à des agents clandestins n’a jamais relevé de mon périmètre. Il s’agit d’une décision avant tout politique qui appartient à ce titre à un SR, qui devra également déterminer le nombre requis et leur date d’affectation. À mon sens, une telle décision, compte tenu de sa sensibilité, ne peut intervenir sans l’accord, au moins tacite, au plus haut niveau de l’État. Un SR n’envisagera le plus souvent le recours à des agents clandestins qu’en tout dernier lieu, lorsque ne s’offrira à lui aucun autre moyen plus sécurisé pour obtenir les informations recherchées.

Même lorsqu’un autre moyen humain plus sûr peut être privilégié, il le sera. Un SR choisira ainsi de préférence, quand il en a la possibilité, des agents nationaux du pays cible ou des Honorables correspondants (HC) de recherche (nationaux du pays auquel appartient le SR). La dangerosité des opérations d’infiltration justifie que les agents clandestins ne soient exposés qu’en cas de nécessité.

Ces opérations d’infiltration peuvent viser différents types d’organisations, étatiques ou non, avec des risques plus ou moins importants selon l’entité concernée. Deux types d’organisations en particulier sont spécialement périlleuses : les organisations internationales de terrorisme et celles de criminalité organisée qui usent de femmes, d’hommes et d’enfants, sans aucun scrupule. Il est en effet extrêmement difficile d’infiltrer, même en périphérie, ces organisations où la méfiance, voire la paranoïa, est la loi, avec un cran de difficulté supplémentaire pour les organisations de terrorisme international, où il faudra afficher, si l’on veut espérer être introduit, une croyance religieuse chevillée au corps et des convictions partisanes extrémistes. Ce n’est qu’après une longue période d’examen et à la seule condition qu’ils représentent un intérêt certain pour leurs activités lucratives et criminelles que ces deux types d’organisation intègreront de nouveaux membres : un clandé qui veut espérer les infiltrer devra ainsi présenter des qualités intellectuelles et physiques qui leur apparaîtront utiles.

 

Les qualités requises pour être agent clandestin

La réussite d’une opération d’infiltration reposera surtout – même si d’autres facteurs ont leur rôle – sur les ressorts psychologiques de l’agent concerné, en particulier sa fermeté de caractère et son sens de la duplicité. Car il aura une nouvelle vie, une "légende" pour employer le terme du milieu, popularisé par une certaine série.

Il devra adhérer comme à une seconde peau à sa nouvelle identité, faire corps avec elle, comme s’il était réellement, charnellement, la personne qui a été forgée pour les besoins du service. Cette capacité à se dédoubler, je dirai même à se métamorphoser pour mieux signifier le fait qu’il s’agit de se substituer un nouveau moi, est une qualité difficile à acquérir et dont la propriété se perd avec l’âge si elle n’est pas utilisée. Elle est essentiellement l’apanage de la jeunesse, qui offre une souplesse d’esprit et une faculté d’adaptation pas encore entamées par la vie. La jeunesse constitue donc un critère d’intérêt pour un SR, mais il n’est pas suffisant, certaines caractéristiques étant particulièrement recherchées par celui-ci. Un SR privilégiera ainsi, en premier lieu, une personne qui dispose du passé le plus vierge possible, offrant la possibilité de bâtir dessus une histoire de toutes pièces et librement vérifiable par chacun. Il souhaitera également qu’elle ait le moins de liens familiaux et amicaux possibles, qu’elle bénéficie de capacités intellectuelles et physiques supérieures et qu’elle soit animée par un puissant amour du pays et un sentiment sincère de reconnaissance à son égard : idéalement, une personne qui a bénéficié de l’ascenseur social et qui se sent redevable à son pays de sa réussite. Dans le monde des agents clandestins, la jeunesse, l’absence de famille et d’amis sont en effet des atouts : ils facilitent la constitution de sa "légende", l’histoire qui sera désormais la sienne.

 

La légende à l’épreuve

Cette légende agira comme un passeport pour l’agent : à condition qu’elle fonctionne, elle sera le laissez-passer qui lui ouvrira l’accès aux réseaux ciblés. Car sa légende sera mise à l’épreuve. Il devra justifier son identité, présenter ses documents administratifs en indiquant leur mode d’obtention (carte d’identité, permis de conduire, etc.), découvrir sa scolarité lycéenne, son parcours universitaire, ses relations amoureuses et amicales, son train de vie, ses différents lieux de séjours. Sa vie sera intégralement scannée, afin de déceler la moindre irrégularité, le morceau de métal qui signalera l’anomalie et l’arrêtera aux portes de l’organisation. Il devra alors apporter des réponses rapides et précises, crédibles et convaincantes. Mais surtout justes, car ses réponses seront vérifiées. La probabilité qu’il se trompe ou donne une mauvaise réponse sera d’autant plus faible que sa légende se rapprochera au plus près de sa vie d’avant, mais s’il doit intégrer une organisation dont la culture est aux antipodes de la sienne, il devra dans le détail l’acquérir.

Intégrer par exemple les organisations criminelles d’Asie, qui sont très férues de spiritisme, nécessitera de connaître son signe astral et d’autres détails typiques à ces contrées. Le contrôle de la réalité de sa légende, à la différence d’un contrôle douanier aux frontières, n’est par ailleurs pas réalisé une fois pour toutes. Il peut intervenir à tout moment, surtout les plus inattendus, car l’organisation criminelle ne cessera de tester l’agent, de douter de sa parole, d’interroger les personnes qu’il a côtoyées et qu’il a citées, d’autant qu’elle dispose pour ce faire de nombreux moyens de vérification. Elle n’accordera sa confiance qu’à pas comptés, ne cédant sur sa méfiance qu’en dernier ressort. Il n’est pas inutile d’ajouter que l’échec d’une tentative d’infiltration peut se payer de la vie de l’agent.


Une telle opération, naturellement, suppose plusieurs années de préparation, durant lesquelles chaque détail sera méticuleusement travaillé, ainsi des documents d’identités illégaux. Il importe que ces documents ne soient pas établis et remis avec un nom d’emprunt, qui seront démasqués à la première vérification policière puisque les numéros des documents présentés par un agent sont systématiquement enregistrés par les services de police. Or, les organisations criminelles ont leurs "entrées" dans toutes les administrations, sans évoquer les rivalités entre services de sécurité, nationaux ou internationaux. Il doit s’agir de "vrais-faux", soumis à toutes les contraintes administratives de renouvellement habituelles. Ceci bien sûr a un prix qui n’est pas modique.

 

La formation des agents d’infiltration

Le principal point d’achoppement auquel l’on se confronte lorsqu’on veut évoquer la question de la formation des agents clandestins est que, dans les faits, personne, même au sein du SR, n’est capable de les dénombrer. Ils n’ont en effet aucune existence légale et statutaire. Personne au sein de "la Centrale" ne peut donc prétendre les connaître. Même les services administratifs ou financiers qui vont être sollicités pour la gestion des opérations où ils interviennent ne les connaissent pas : ils ne disposent que du nom de l’opération et ignorent tout de ce qu’elle contient.

Tout est entretenu pour que le mystère reste entier les concernant. Ainsi, la formation des agents – s’ils en existent plusieurs – ne peut se réaliser de façon collective : ils ne doivent, à aucun moment, se rencontrer ou suivre des cours communs. La préparation ne peut se faire qu’individuellement.

Un mentor sera désigné pour assurer la préparation du futur agent. Après que le mentor et l’agent se soient mis d’accord pour travailler ensemble, ils ne pourront et ne devront se rencontrer que dans des lieux inconnus des fonctionnaires de la "Centrale". Le futur agent, à qui sera attribué un nom fictif, ne pourra tout au plus être connu que par une, voire deux autres personnes. Son identité fictive ne sera pas partagée en interne. S’il doit ainsi se former auprès de spécialistes, ces derniers ne le connaîtront que sous son "nom d’opération", jamais sous son identité fictive, et encore moins sa véritable identité. L’autre point d’achoppement est la difficulté de sélectionner des jeunes gens volontaires, répondant aux caractéristiques requises, pour exercer un tel métier. La "Centrale" ne peut leur promettre, encore moins leur assurer, un avenir assuré. La clandestinité est une servitude : un candidat qui aspire à être agent ne pourra se prévaloir de l’expérience qu’il aura acquise ou d’une quelconque qualification lorsqu’il voudra réintégrer la vie civile. Il est difficile d’envisager un projet de vie dans ces conditions. Ceux qui se destinent à ce métier obéissent à une véritable vocation.

 

Si je suis resté au niveau des généralités, c’est par volonté de ne pas mettre inutilement en risque les personnes encore sur le terrain.


Charles-Marie Gébis

18/03/2023

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