Interview de Vincent Campredon

15/09/2024 - 10 min. de lecture

Interview de Vincent Campredon - Cercle K2

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Vincent Campredon est Commissaire général de la Marine (2S), Ancien directeur du Musée national de la Marine & Président de "Deep Blue Collection".

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Sous votre direction, le musée national de la Marine a été rénové et récemment rouvert ses portes, avec une cérémonie inaugurale présidée par le Président Emmanuel Macron le 27 novembre 2023. Le musée se présente maintenant comme un centre d’interprétation des enjeux maritimes actuels et futurs, ainsi que d’un espace de recherche. La France, qui détient le deuxième espace maritime mondial, méconnaît souvent son propre héritage marin. Dans ce cadre, le rôle des musées pour éclairer le public sur ces enjeux est indispensable. Comment est née votre passion pour la mer ? Pourriez-vous nous parler de votre parcours qui vous a mené à diriger ce projet ? 

Mon père, qui a gravi les échelons jusqu’au grade d’amiral, partageait sa passion de la mer avec le frère de ma mère, un pilote de porte-avions. Leur amitié perdura jusqu’à ce que le frère de ma mère perde la vie lors de la bataille de Diên Biên Phû en 1954. A la suite de cet événement tragique, mon père est revenu en France pour présenter ses condoléances à la famille de son ami, et c’est là qu’il a rencontré ma mère. Dès mon plus jeune âge, j’ai envisagé de suivre la voie familiale en intégrant la marine, ou de devenir avocat. Après une licence à Nanterre et une maîtrise à l’Université Panthéon-Assas, à la différence de mes quatre frères, j’ai persisté dans le droit. J’ai rejoint la marine en tant que commissaire, le seul corps qui m’offrait une porte d’entrée. Cette carrière dans la marine, bien que différente de celle envisagée au départ - je souhaitais être pilote de chasse - m’a permis de perpétuer l’héritage familial. Avec le temps, j’ai pris conscience de la profondeur de cet héritage, me considérant comme un enfant de l’Indochine, profondément marqué par l’histoire de mes ancêtres et inspiré par des récits comme celui du "Crabe-Tambour", qui résonne étrangement avec ma propre vie.

 

Le musée a subi une transformation importante sous votre direction. Quels étaient vos principaux objectifs pour la rénovation et comment avez-vous travaillé pour intégrer les innovations tout en préservant l’histoire riche du musée, initialement créé sous Louis XV ?

Depuis toujours, j’ai perçu mes engagements comme des missions, que ce soit lors de mes déploiements en mer ou dans la gestion du musée. Chaque poste que j’ai occupé était une mission, y compris les huit années passées à diriger la rénovation du musée. J’ai même envisagé de nommer mon dernier livre "Mission", reflétant ainsi l’interconnexion entre ma carrière dans la marine nationale et mes diverses missions. Mon aventure a commencé à Brest, où je supervisais la logistique interarmées. L’appel du chef d’état-major de la marine m’a conduit à Paris en septembre 2015 avec une mission bien précise : transformer un musée historique pour qu’il inspire et éduque sur l’importance maritime à travers son riche patrimoine. Ce défi était de taille, surtout que le musée, créé en effet sous Louis XV, était perçu comme désuet et peu fréquenté, ayant subi plusieurs directions éphémères.

Isolé en décembre, je me suis imposé de redéfinir notre mission avant de sortir de chez moi. Mon approche s’est centrée autour de trois questions fondamentales : À qui je parle ? Qu’est-ce que je leur dis ? Comment je le leur dis ? Ces questions m’ont guidé pour repenser le musée non seulement comme un conservateur du passé mais comme un messager de l’avenir maritime.

L’objectif était clair : communiquer que "la mer est l’avenir du monde". J’ai utilisé les objets du musée, choisis et restaurés minutieusement, pour raconter cette histoire. La mer, moins connue que la lune, représente un avenir fondamental pour notre planète. 

Le parcours muséal que j’ai conçu est un voyage : il commence par l’histoire navale de la France et se projette vers les enjeux maritimes futurs tels que le changement climatique et la préservation des océans. Cette perspective dynamique est destinée à tous les publics, faisant du musée un lieu d’échange et de réflexion sur notre relation avec la mer. 

Après huit ans de travail acharné, le musée s’est transformé en un lieu culturel maritime majeur, attirant une audience variée et engagée. Ce n’est plus un simple espace d’exposition, mais un forum où l’on discute des responsabilités maritimes de la France et des défis globaux.

Votre question sur la transmission des enjeux maritimes est essentielle. Les stratégies doivent englober l’éducation, l’engagement public et l’utilisation innovante du patrimoine pour parler à une génération connectée et consciente des enjeux écologiques.

 

Quelle a été votre vision pour le musée ? 

Lors de la rénovation du musée, trois mots clés ont guidé ma réflexion : beauté, émerveillement, et émotion. Mon objectif était de créer un espace esthétiquement plaisant où chaque objet, soigneusement sélectionné et présenté, suscite l’émerveillement. Plus qu’une simple restauration, c’était une transformation visant à captiver les visiteurs.

L’émotion est au cœur de cette entreprise. En tant que marin ayant découvert une fibre artistique en moi, je souhaitais que les visiteurs ressentent une connexion profonde et personnelle avec les œuvres, en les découvrant dans leur forme originale plutôt que sur des écrans. Ce projet a libéré quelque chose en moi, nourri par l’héritage artistique de ma mère et par mon parcours après avoir quitté le musée.

Le musée, plus qu’un simple lieu de passage agréable, est une extension de moi-même, révélant des aspects de ma personnalité jusqu’alors cachés. C’est un lieu où la mer, synonyme de rêve, prend vie. Pour renforcer l’engagement des visiteurs, un autre concept clé a émergé : l’immersion. Dès leur arrivée, les visiteurs sont plongés dans l’univers marin, initiés par un film et l’expérience d’une vague, les invitant à se sentir marins. Cette immersion prépare à un voyage en mer, transformant la visite en une véritable expédition à travers les espaces maritimes.

 

Diriger un musée aussi prestigieux que celui de la Marine doit exiger un ensemble de compétences. Selon vous, quelles sont les qualités essentielles pour un directeur de musée ?

D’après mon expérience, la première qualité essentielle est la vision stratégique. En tant que directeur, j’ai été appelé à transformer radicalement notre institution pour la rendre pertinente face aux défis contemporains. Cela demande une capacité à envisager de grandes transformations tout en restant fidèle à l’histoire et à la mission du musée.

La détermination est également essentielle. La transformation d’un musée, notamment la plus significative depuis l’époque de Louis XV, requiert une volonté de fer et une persévérance à toute épreuve. Ce processus complexe, allant bien au-delà d’une simple rénovation, nécessite de surmonter de nombreux obstacles.

La capacité à communiquer efficacement avec une variété d’interlocuteurs est une autre compétence clé. Que ce soit en interne avec l’équipe du musée ou en externe avec les visiteurs et les parties prenantes, savoir transmettre clairement la vision et les objectifs du musée est indispensable.

Enfin, un sens aigu de l’empathie et de la responsabilité sociale est fondamental. En tant que directeur, il est important de comprendre et de répondre aux attentes du public contemporain, tout en honorant le patrimoine. Nous avons redéfini l’identité du musée pour engager un dialogue enrichissant avec le public, en le sensibilisant à travers le patrimoine et l’actualité, tout en transformant le musée en un lieu vivant et dynamique.

Ces compétences m’ont aidé à relever le défi de redéfinir et revitaliser le musée, confirmant la pertinence de notre travail lorsqu’il a été salué par le Président de la République lors de son inauguration : "Nous avions un très beau musée sur l’histoire de la France et vous avez fait un musée pour son avenir". Ce genre de reconnaissance valide notre approche et souligne l’importance d’un leadership fort et visionnaire dans la gestion d’un musée.

 

Chaque pièce exposée dans le musée a été soigneusement sélectionnée sous votre supervision. Parmi ces trésors, y a-t-il une œuvre ou un objet que vous considérez comme emblématique du musée rénové et que vous aimeriez mettre en avant ? Pourquoi ?

La figure de proue du Iéna réalisée vers 1846 représentant le buste de Napoléon. Sa majesté incarne une époque où le pouvoir politique cherchait à restaurer la grandeur de la France, envoyant un message politique fort. Elle me rappelle aussi mes années d’étudiant, car elle ornait mon école, créant ainsi un lien entre le commencement et le dénouement de ma carrière.

Un espace du musée qui m’est cher est celui dédié à la Seconde Guerre mondiale. Il était essentiel de montrer que, durant le conflit, la position de la marine reflétait la division au sein du peuple français. Personnellement, je me questionne souvent sur la conduite que j’aurais tenue, étant de nature obéissante. Les tensions entre les partisans de Pétain et ceux de de Gaulle, ainsi que les épisodes tragiques comme l’attaque britannique en Algérie, qui a causé plus de mille morts, et le sabordage de la flotte à Toulon en 1942, sont des sujets qui résonnent profondément avec moi.

Enfin, les œuvres qui éveillent en moi les plus vives émotions sont les vastes peintures maritimes illustrant des tempêtes et des naufrages. Ces tableaux, à l’aube de l’impressionnisme, capturent à la fois la rudesse et la splendeur de la mer. Ils offrent une vision de la tempête, magnifique mais terrible, et mettent en lumière le contexte humain dramatique de ceux qui risquent leur vie en mer.

 

En regardant en arrière sur votre carrière, quels événements ou réalisations considérez-vous comme les plus marquants ? 

Le musée est l’aboutissement de tout. En le donnant au grand public, j’ai partagé la mer à travers notre patrimoine, une démarche que je continue de poursuivre avec passion. Ce projet représente non seulement un aboutissement personnel, car la mer a toujours été au centre de ma vie et je me suis pleinement révélé à travers ce musée, mais aussi un accomplissement professionnel.

En regardant en arrière, je mesure à quel point j’ai vécu l’expérience marine à 300% : j’ai exploré le monde, réalisé quatre tours du globe, vécu en Polynésie pendant deux ans, et effectué plus de cent escales. Cette vie m’a imprégné du sens de l’intérêt général, une valeur que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs.

En transformant les agents du musée en un véritable équipage, j’ai instillé un esprit collectif, affirmant que chacun, du cuisinier au commandant, est essentiel. Malgré les défis des huit années de transformation, nous avons maintenu le cap, en me rappelant toujours que « Un bateau ne s’arrête pas, sinon il coule. Il avance toujours ». Grâce à cette directive, j’ai mené mon équipage à bon port, partant d’une feuille blanche pour arriver à une inauguration réussie en novembre 2023.

Mes affectations, notamment mes quatre tours du monde à bord de la Jeanne d’Arc, ont été passionnantes et m’ont souvent fait regretter de devoir revenir. Chaque escale était une rupture, un début d’affection éphémère avec les locaux, similaire à l’expérience des expatriés. Au Kosovo, j’ai vécu une année intense en tant que porte-parole auprès d’un général français de l’OTAN, une des affectations les plus marquantes de ma carrière.

 

Vous avez également écrit un livre intitulé Voyage en mer. Quelle inspiration avez-vous tirée de vos expériences pour écrire cet ouvrage et quel message espérez-vous transmettre à vos lecteurs ?

Écrit à l’occasion de la réouverture du musée national de la Marine, j’ai souhaité raconter l’histoire d'une vie passionnée entièrement tournée vers la mer pour amener les lecteurs à comprendre en quoi et comment la mer doit être à tout prix protégée face aux nombreuses menaces auxquelles elle doit faire face dans le domaine environnemental bien sûr, mais également économique, géopolitique et social. 

Bien que mon récit aborde aussi les vies de grands hommes-écrivains, explorateurs, hommes de mer, ce livre, à travers l’histoire maritime de notre pays, de mes expériences et de mes navigations sur tous les océans autour du monde, est un appel à agir dès maintenant.  

Son message "La Mer est notre avenir" est aujourd'hui une urgence dont le grand public doit avoir pleinement conscience !

 

Avant de conclure, y a-t-il des aspects ou des projets futurs que vous souhaitez évoquer ou un message particulier que vous désirez partager avec nos lecteurs  ? 

Je vais en effet continuer de militer pour la sensibilisation du plus grand nombre à l’importance de la mer et des océans qui sont au cœur des enjeux de l’humanité. La mer répond aux défis que rencontre notre planète dans tous les domaines, environnementaux et climatiques certes, mais également stratégiques, économiques, scientifiques et culturels. 

C’était toute l’ambition du nouveau musée de la Marine auquel je souhaite un grand avenir !

Je vais donc poursuivre ma "mission" sous une autre forme, comme une sorte d’ambassadeur itinérant de la mer, saisissant toutes les opportunités pour communiquer, séduire et convaincre. 

Continuer d’écrire certainement, et j’aimerais beaucoup aussi présider une fondation ou une association d’intérêt général dans le domaine maritime pour être un acteur au cœur de ce beau combat.

C’est le moment d’agir, les organisations internationales et les opinions publiques sont plus que jamais aujourd’hui sensibles à la défense de l’environnement. Il faut rejoindre et partager l’ambition et la passion de transmettre à nos enfants une planète bleue plus belle et plus durable.

Peut-être cela donnera-t-il des idées à des membres du Cercle K2 qui sont évidemment les bienvenus pour s’engager à mes côtés !

Vincent Campredon

15/09/2024

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