L’Industrie de Défense Marocaine : Souveraineté et Opportunités pour la France

02/07/2025 - 7 min. de lecture

L’Industrie de Défense Marocaine : Souveraineté et Opportunités pour la France - Cercle K2

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Samir Battiss est Enseignant & Consultant international.

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Le Maroc s’affirme comme un acteur stratégique dans l’industrie de défense, porté par une ambition de souveraineté et une vision géopolitique audacieuse. Avec un budget défense de 13 milliards USD prévu pour 2025, le Royaume continue d’investir massivement dans des infrastructures industrielles et des partenariats internationaux pour réduire sa dépendance aux importations. Cette dynamique ouvre des opportunités majeures pour les relations Maroc-France, revitalisées par un travail diplomatique pragmatique sous l’égide de l’ambassadeur Christophe Lecourtier. Cependant, le Maroc choisit ses partenaires en toute souveraineté, obligeant la France à se repositionner dans une concurrence rude face aux États-Unis, Israël, la Turquie, et l’Italie. Cette tribune esquisse brièvement l’intérêt que suscite l’essor de cette industrie, ses implications régionales. Elle est une vue succincte d’un travail plus détaillé en cours de finalisation sur les opportunités que porte en germe l’industrie naissante de défense au Maroc.

Contexte géopolitique

Reconnu par les États-Unis comme un allié majeur non-membre de l’OTAN (Non NATO Major Ally), le Maroc évolue dans un environnement régional complexe, marqué par des tensions dommageables mais persistantes avec l’Algérie et des menaces sécuritaires liées au terrorisme dans le Sahel. La regrettable rivalité algéro-marocaine, amplifiée par une course aux armements, pousse Rabat à développer une industrie de défense moins dépendant de l’extérieur. En 2024, le Royaume a annoncé la création de deux zones d’accélération industrielles dédiées à la production de drones, munitions, et véhicules blindés. Ces initiatives s’inscrivent dans une stratégie de souveraineté visant à garantir une résilience face à de durables incertitudes géopolitiques. Le budget défense, en hausse de 1 % par an jusqu’en 2029, reflète cet engagement, passant de 12 milliards USD en 2024 à 13 milliards USD en 2025, selon le projet de loi de finances présenté par la ministre de l’Économie et des Finances, Nadia Fettah Alaoui.

Tableau : Évolution du Budget de Défense du Maroc (2023-2025) - Sources: Morocco World News, The Defense Post

Grand malheur de l’Afrique du Nord, les relations entre le Maroc et l’Algérie sont regrettablement tendues depuis des décennies, notamment en raison du conflit du Sahara occidental. En 2021, l’Algérie a rompu les relations diplomatiques avec le Maroc, accusant Rabat d’ « hostilité » et d’« agression ». Cette décision a intensifié la course aux armements, l’Algérie allouant 25 milliards USD à son budget militaire en 2025, soit près du double de celui du Maroc. Par ailleurs, la situation sécuritaire dans le Sahel, avec des groupes comme Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), exige une vigilance accrue. Ces défis régionaux motivent le Maroc à renforcer son autonomie stratégique, en développant une industrie capable de répondre à ses besoins sécuritaires tout en réduisant sa dépendance aux importations.

Initiatives industrielles

Le Maroc accélère la structuration de son écosystème défense à travers des partenariats internationaux et des investissements locaux. L’accord avec le groupe indien Tata Motors pour produire les véhicules blindés WhAP 8x8 à Casablanca est un exemple marquant. Ce partenariat, signé en 2024, permet des transferts de technologie et renforce les capacités industrielles marocaines. Ce choix du WhAP 8x8 indien s’est fait après l’évaluation de plusieurs alternatives, notamment le VAB Mk3 de France et le Cobra II de Turquie, démontrant la capacité du Maroc à sélectionner les technologies les plus adaptées à ses besoins parmi une gamme d’options internationales.

De même, la collaboration avec Lockheed Martin pour la maintenance des F-16 et C-130, via Maintenance Aero Maroc (MAM), soutient les forces armées tout en formant des techniciens locaux. Sur le plan national, des entreprises comme BlueBird Aero Systems, qui fournit des drones SpyX, jouent un rôle croissant. Ces drones, des systèmes d’armes loitering capables de frappes précises après de longues périodes de vol, sont en cours d’intégration dans les plans de production locale. En matière de drones, le Maroc a opté pour une diversification des sources, acquérant à la fois des drones turcs Bayraktar TB2, des drones israéliens SpyX, et des drones américains MQ-9B SeaGuardian, après avoir considéré les offres de multiples pays, ce qui renforce sa position de négociation et son autonomie stratégique.

Les zones industrielles dédiées à la défense, annoncées en juin 2024, offrent des incitations fiscales, telles que l’exemption de taxes, pour attirer les investisseurs étrangers. Ces projets ont un impact économique significatif : le nombre moyen d’emplois mensuels dans l’industrie de défense est passé de 24 en 2019 à 36 en 2022. Modeste en cette phase de lancement, les perspectives de croissance de plus grande ampleur sont néanmoins réelles et s’accompagnent d’ambitions géopolitiques : positionner le Maroc comme un hub d’exportation vers l’Afrique et l’Europe, grâce à ses 62 accords commerciaux préférentiels, couvrant environ 90 pays via des blocs régionaux comme l’Union européenne. En 2023, le Maroc semble avoir marqué un jalon en devenant le premier pays africain à fournir indirectement du matériel militaire à l’Ukraine, avec 20 chars T-72B, démontrant sa capacité à s’engager dans des coopérations internationales.

Opportunités pour la coopération Maroc-France

Les relations Maroc-France, après des périodes de tensions, connaissent un renouveau grâce au travail diplomatique de l’ambassadeur Christophe Lecourtier. En 2024, une réconciliation marquée par des accords commerciaux a jeté les bases d’une coopération renforcée. En mai 2025, l’inauguration de la première maison au monde pour les « Anciens » (Alumni) de l’enseignement supérieur français au Maroc entend symboliser ce rapprochement, renforçant les liens culturels et éducatifs. Ces avancées souhaitent ouvrir des perspectives prometteuses pour la coopération dans la défense, où la France peut jouer un rôle clé grâce à son expertise en aéronautique (Dassault Aviation) et en cybersécurité (Thales).

Des projets conjoints, comme la formation de techniciens ou la co-production de systèmes optroniques, pourraient consolider les liens économiques et stratégiques. En 2023, des discussions sur l’entretien d’hélicoptères ont illustré ce potentiel, bien que des efforts supplémentaires soient nécessaires pour concrétiser ces initiatives. Une collaboration dans la recherche et développement, par exemple pour des technologies adaptées aux besoins régionaux, pourrait également renforcer la position de la France. Cette coopération s’inscrit dans une vision qui se veut partager de stabilité, notamment face aux défis du Sahel, où les deux pays partagent des intérêts sécuritaires communs.

Approche souveraine et pragmatique

Adoptant une posture d’État pivot au carrefour de trois continents (Eurasie, Afrique, Amériques), le Maroc a modulé l’exercice de sa souveraineté vers une sélection ses partenaires selon des critères pragmatiques, privilégiant les propositions concrètes et les bénéfices mutuels. Les décideurs marocains, conscients de leur position géostratégique évaluent les offres en fonction de leur valeur ajoutée technologique et économique. Comme l’a déclaré Abdeltif Loudyi, ministre délégué à la Défense, « le Maroc offre un environnement sans bureaucratie pour les investisseurs ». Cette approche oblige les partenaires étrangers à proposer des solutions adaptées, comme des transferts de technologie ou des investissements locaux, plutôt que de s’appuyer sur des liens historiques.

Un exemple concret est l’acquisition de drones turcs Bayraktar TB2, qui ont prouvé leur efficacité dans divers conflits. Ce choix, plutôt que de s’en remettre à des fournisseurs traditionnels comme la France ou les États-Unis, illustre la volonté du Maroc de diversifier ses alliances. De même, le partenariat avec l’Inde pour les véhicules WhAP 8x8 montre une ouverture à de nouvelles coopérations, guidée par des considérations pratiques. Cette stratégie renforce la volonté de parvenir à terme, à une plus large autonomie du Royaume Chérifien tout en maximisant les retombées économiques et technologiques.

Concurrence internationale

Aussi, la France et ses entreprise font face à une concurrence intense pour s’imposer dans l’industrie de défense marocaine. Les États-Unis, avec des entreprises comme Boeing et Raytheon, dominent pour le moment grâce à des contrats pour des missiles et radars avancés, soutenus par une longue histoire de coopération militaire. Israël, fort de son expertise en drones et cybersécurité, fournit des munitions intelligentes et des systèmes de surveillance, renforçant sa position depuis la normalisation des relations en 2020. La Turquie, avec ses drones Bayraktar, propose des solutions abordables et adaptées, comme en témoigne un contrat de 2024 pour des drones de reconnaissance. L’Italie, via Leonardo, poursuit sa progression avec des systèmes électroniques essentiels aux opérations modernes.

Pour rester compétitive, la France doit mettre en avant son savoir-faire en aéronautique et cybersécurité, tout en proposant des partenariats incluant des transferts de technologie et des programmes de formation. Par exemple, des collaborations public-privé ou des initiatives académiques pourraient différencier l’offre française bien que le Français comme langue professionnelle soit en perte de vitesse. La concurrence souligne l’importance d’une approche pragmatique, où les partenaires doivent répondre aux besoins spécifiques du Maroc tout en respectant sa souveraineté.

Défis et perspectives

Plus que jamais, le potentiel industriel marocain de défense offre des perspectives réels de bénéfices économiques, comme la création d’emplois et les exportations, ainsi que des avantages géopolitiques, en renforçant le rayonnement régional du Maroc. Cependant, elle fait face à des défis, notamment les coûts élevés et le besoin accru de compétences spécialisées au cours de la phase de montée en puissance. Des investissements massifs en formation et recherche sont nécessaires pour surmonter ces obstacles. Une collaboration interdisciplinaire, réunissant industriels, universitaires, et décideurs, est essentielle pour pérenniser cette croissance. La France pourrait jouer un rôle clé en réinventant son apport en expertise académique, par exemple via des partenariats rénovés avec des écoles d’ingénieurs marocaines.

En conclusion, l’industrie émergente de défense au Maroc redéfinit les équilibres régionaux et internationaux. Pour la France, les opportunités de coopération, portées par un renouveau diplomatique, sont réelles, mais exigent une approche pragmatique face à une concurrence globale. Le Maroc, en choisissant ses partenaires souverainement, impose une logique de performance et d’innovation. Une stratégie renouvelée multidimensionnelle combinant expertise technologique et dialogue stratégique, permettra de maximiser le potentiel de cette industrie, bien que les places soient plus chères qu’avant. À mesure que le Maroc consolide son rôle dans la sécurité régionale, il devient un acteur incontournable, capable d’influencer les dynamiques géopolitiques au-delà de ses frontières. Pour les partenaires internationaux, y compris la France, il est essentiel de pleinement reconnaître cette évolution, d’abandonner certains réflexes culturels, d’adapter leur stratégies pour rester pertinents dans ce paysage en mutation.

Samir Battiss

02/07/2025

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