Dans la vie professionnelle, faut-il "s'écraser" ?

05/09/2021 - 2 min. de lecture

Dans la vie professionnelle, faut-il "s'écraser" ? - Cercle K2

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Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.

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Récemment j'ai lu que "à Gap, un chirurgien a été muté après avoir dénoncé un confrère", un orthopédiste pourtant condamné pour fraude.

Le chirurgien a formé un recours administratif contre sa mutation et a déclaré : "Lorsqu'on est mal soigné à l'hôpital, celui qui risque son poste est celui qui dénonce les mauvaises pratiques. Quel message envoyons-nous aux patients ?".

Ce contentieux m'a vivement intéressé parce qu'il illustre un phénomène que je n'ai cessé de constater tout au long de ma vie judiciaire et qui pourrait être résumé ainsi : ceux qui dénoncent un scandale réel, de faible ou de large portée, sont coupables. La révélation passe au second plan et on blâme celui qui l'a formulée.

J'ai par exemple connu une péripétie de ce type quand j'étais avocat général à cour d'assises de Paris. Un soir j'ai surpris un greffier en chef, aussi suffisant qu'il était insuffisant, les pieds sur la table face à l'escorte de gendarmerie et à des tiers passant encore dans les locaux. Je lui ai vivement reproché cette attitude en lui rappelant certains impératifs de tenue. Il a répliqué de manière grossière et j'ai brisé net parce qu'il n'était pas souhaitable de faire durer cet antagonisme. Je ne doutais pas une seconde que mon indignation face à cette lamentable posture serait partagée par le procureur général Jean-Louis Nadal.

Si, sur le fond, celui-ci m'a donné raison, j'ai perçu immédiatement que la voie administrative allait suivre son cours et que le fautif, qu'on aurait dû au moins sermonner d'emblée, ne serait pas inquiété avant longtemps.

Cet épisode m'a marqué. Certes il ne relève pas de la noblesse (quand elle existe) des lanceurs d'alerte mais se rapporte à ces mille conflits d'une quotidienneté où on a trop souvent l'impression que la justice et l'équité ne sont pas prioritaires mais l'injustice récompensée.

Ce qu'a subi ce chirurgien peut se retrouver, adapté, dans d'autres milieux professionnels et je me demande pourquoi le vrai scandale est ignoré mais le courageux accusateur vilipendé.

Parce que les administrations, les institutions, détestent qu'on les oblige à réagir sur-le-champ, engluées qu'elles sont dans la pesanteur confortable des processus officiels. Ceux qui les alertent, les sollicitent dans l'urgence, les dérangent. Et le traitement de l'authentique scandale pourra attendre. En schématisant, le justicier ennuie tandis que, pour le fauteur de trouble, rien ne presse.

Ces atermoiements, pas loin de représenter sinon une indifférence au moins une paresse, sont d'autant plus faciles à cultiver que leurs auteurs se réfugieront toujours derrière le respect des règles et des principes : l'immédiateté de la transgression a vocation à s'enliser dans la sagesse et la prudence des hiérarchies qui, à choisir, opteraient plutôt pour l'abstention que pour le coup de force aussi légitime et nécessaire qu'il soit.

Pourtant, malgré toute cette argumentation frileuse, je considère qu'il ne faut jamais "s'écraser". Cette obligation est si proche de ce "exister c'est insister", dont modestement j'ai tenté de faire le fil directeur de mon existence notamment judiciaire, que je me réjouis de l'opportunité que m'a donnée ce chirurgien. Au moins je suis sûr de n'être pas pourfendu pour avoir projeté un peu de lumière sur ce dernier !

Philippe Bilger

05/09/2021

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