L’illusion vraie, ce que la fiction dit du monde

20/06/2025 - 8 min. de lecture

L’illusion vraie, ce que la fiction dit du monde - Cercle K2

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Cédric Debernard est un vétéran des zones rouges et un romancier.

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On croit souvent que le réel se suffit à lui-même, qu’il n’y a qu’à le rapporter tel quel pour le comprendre. Pourtant, ceux qui en ont affronté le pire savent que les faits bruts n’en disent jamais assez. Ils racontent les événements, jamais les ressentis. La fiction, elle, s’autorise à franchir cette frontière. Si elle ment sur les noms, les lieux, les détails, c’est pour mieux s’approcher de ce qui est, profondément, humainement vrai.

Le texte qui suit n’est pas un témoignage. C’est un récit, imaginé, composé, mis en scène et pourtant, c’est peut-être ainsi qu’on peut approcher au plus près ce que vivent, pensent, ressentent celles et ceux que l’Histoire traverse à hauteur d’homme. Comme romancier, je choisis l’outil du mensonge pour dire ce que le langage documentaire laisse souvent dans l’ombre : le poids d’un regard, l’odeur caractéristique du sang, le tremblement d’une main, le dialogue intérieur d’un homme au bord de la rupture.

Lire, dans ce contexte, n’est pas s’évader. C’est une manière de traverser ce que d’autres vivent, de rendre habitable, un bref instant, une réalité qui, sinon, nous demeure étrangère. La fiction ne protège pas, elle expose. Elle dérange parfois, mais c’est ainsi qu’elle instruit. Parce que le lecteur, lui aussi, a besoin d’éprouver pour comprendre, de ressentir pour savoir. Et ce besoin ne se satisfait pas toujours du réel tel qu’il se donne, brut, incomplet. Il appelle une autre forme de vérité, plus trouble, plus sensible, plus incarnée.

Ce court récit de guerre en est un exemple. Il n’y a ni héros ni message, mais une volonté de rendre perceptible une facette de réalité qui, à l’abri de nos journaux et nos écrans, nous échappe. Écrire est une manière d’en porter l’écho pour que lire, à son tour, devienne une manière de comprendre. 

"La guerre c’est pas une aventure, c’est une maladie".

À cheval sur ma poitrine, le molosse m’écrase de tout son poids. Ses dix doigts, que j’imagine galvanisés par la haine, m’enserrent la gorge avec une telle force que mes yeux semblent prêts à jaillir de leurs orbites. S’il ne portait pas cette cagoule, je suis certain qu’il me baverait dessus, à en juger par les grognements de rage qu’il pousse. Il me secoue la tête comme un prunier, mon crâne résonne à chaque impact contre le sol de terre battue à peine éclairé par un rayon de lune. L’improbable lumière filtre d’un semblant de fenêtre grossièrement découpé à la roquette dans le mur de ciment. 

Je tente de le renverser en soulevant le bassin, en vain. Lesté de son gilet tactique, il pèse au moins deux fois mon poids et mes talons glissent sur le sol gelé. Ses bras, contractés par l’effort, s’avèrent aussi solides que deux pylônes cousus dans les manches de toile de sa veste de combat. Il empeste la sueur, ou plutôt ce mélange âcre de transpiration, de crasse et de graisse d’arme à feu. À court d’options, je lui saisis les poignets et me tortille comme un ver dans une chorégraphie aussi inutile que certainement ridicule vue de l’extérieur. Le combat du lion contre l’antilope.

Je m’étonne pourtant de conserver un semblant de discernement, peut-être un effet de l’hypoxie. Proche de l’abandon, mon cerveau préfère sans doute s’égarer dans des souvenirs absurdes plutôt que de compter les secondes avant la fin. 

Comment ç’a commencé déjà ? Ah oui… Une détonation sèche, assourdissante, qui tranchait avec, au loin, les rafales des armes automatiques étouffées par les bourrasques de neige. Survint alors le coup de coude en pleine gueule, celui qui m’a sûrement fait sauter plusieurs dents. Ma tête s’est dévissée et j’ai à moitié perdu connaissance au moment où ma bouche se remplissait de mon propre sang. Comme un haltérophile, le gars m’a soulevé à deux mains dans un beuglement de bête pour me jeter à terre. C’était la première fois que j’entendais mon crâne frapper le sol aussi sèchement, les graviers lacérant mon cuir chevelu. Je cherche des yeux mon binôme, dans un dernier appel à l’aide. Il est allongé par terre, lui aussi, immobile. Les yeux grands ouverts, il a désormais tout loisir de me regarder me faire défoncer. Sa mâchoire arrachée par le projectile blindé lui dessine un sourire triste.

Si j’en suis arrivé à devoir mourir sur un sol ennemi en contemplant un cadavre ami, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. À cet instant, je me hais. Je hais mes choix, mes illusions. J’aurais dû prêter attention au message de l’Ancien. Mieux, j’aurais dû l’écouter. 

— Tu sais ce qu’a dit Garibaldi à ses hommes ?
— Je sais pas… L’Italie a besoin de vous ?

J’avais rempli ma bouche d’un fond de vodka de contrebande que je recrachais par petits jets saccadés en direction du feu de camp. Finalement, je ne faisais rien de plus que d’imiter ceux d’en face en alimentant le brasier. « Bataille et mort… » est tout ce que j’entendis de sa réponse, un orgueil déplacé de néophyte me rendant sourd à l’ensemble du propos. Désormais habillé d’un treillis camouflé un peu trop grand pour moi, une Kalach posée contre ma cuisse, j’étais sûr et certain d’être prêt à l’affrontement. On m’avait brièvement entrainé pour ça, physiquement et mentalement. Enfin, c’est ce que j’avais crû, après que notre instructeur de corps-à-corps s’était dit satisfait de nos exercices « au plus près de la réalité du combat ». Dans les faits, on en était loin. Je m’étais pissé dessus quand le molosse m’était rentré dedans de tout son poids, de toute sa détermination. Et la vigueur avec laquelle il compte maintenant m’ôter la vie n’a plus grand chose à voir avec l’étranglement soi-disant commando que mon binôme et moi avons maintes fois répété.

— Churchill a repris la citation à son compte, avait continué l’Ancien.
— Oui, je connais : « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». Mai 1940, contre l’Allemagne nazie.
— Exact. Es-tu certain que c’est ça que tu veux pour ta vie ? La guerre, c’est pas une aventure, c’est une maladie…

"Voilà que ce vieux con cite Saint-Exupéry !", m’étais-je dit, en crachant un nouveau jet de vodka entre mes dents. Ravivées, les flammes montaient vers le ciel nocturne dans un souffle. Un souffle de mort, comme celui que nous allions infliger à ceux d’en face. Évidemment que c’est ça que je voulais, que nous voulions tous. Certains nous qualifiaient de mercenaires, j’y préférais le terme d’humanitaires. D’un nouveau genre, certes, mais la fin justifiait les moyens. Et puis, ce n’était pas comme s’il n’y avait pas eu de précédents historiques avec les Templiers, les Hospitaliers et les Teutoniques. On était juste un nouveau genre de preux chevaliers. 

Du sang, du labeur, des larmes et de la sueur, donc…

Quelques jours sur le terrain ont suffi à me faire saisir le vrai sens du mot labeur. La vie rustique du combattant, sans cesse aux aguets. Le lit en asphalte ou en ciment, au mieux en terre meuble. Les nuits systématiquement interrompues par les tours de garde, les alertes ou les déplacements tactiques. La sempiternelle bouffe immangeable et la rareté de l’eau potable, quand elle n’est pas glacée. On avait été prévenus, abreuvés de films de guerre où les héros ont froid, faim, peur ou mal. Sauf que ni les dents qui claquent à cause des vêtements trempés battus par un vent glacial, ni les ampoules sanguinolentes qui continuent de frotter contre le cuir de la chaussure de combat, ni les chiasses que l’on se tape à cause de l’eau chlorée à peine buvable ne disparaissent à la scène suivante. Ici, on subit tout, en même temps, et tout le temps. 

La réalité du mot sueur, aussi. Nos vêtements empestent, nos bouches tout autant. La crasse sur nos visages, on la nettoie parfois dans une flaque d’eau saumâtre. Le poids de nos équipements nous fait transpirer à chaque déplacement épuisant en combat urbain, pliés en deux, par bonds successifs. On sue à chaque rafale, à chaque explosion, à chaque réveil nocturne, on sue même lorsqu’on se gèle le cul. Il arrive qu’on sue en plein rêve. La dernière fois que je me suis sommairement lavé, c’était avec de la neige fondue.

Quant aux larmes, elles sont plus souvent de trouille que de haine. Une trouille animale, absolue. Peur de mourir, peur de l’au-delà, peur d’abandonner ceux qui m’attendent, peur de ne pas revenir en vainqueur. Peur d’avoir été dupe. Peur d’avoir cru. Peur d’avoir voulu. Je pleure aussi de honte. Honte de ne rien pouvoir faire contre la bête qui me terrasse. De ne pas être capable de lui rendre la monnaie de sa pièce. Mon binôme, mon frère, a eu droit à une balle. Moi, je crève lentement, étranglé, écrasé. Je devais être un preux, je vais finir comme un pantin à la langue bleue. Peut-être que je banderai comme les pendus en guise d’ultime insulte, ce serait déjà ça.

Le sang, enfin, celui du goût métallique dans ma bouche, celui qui se fige déjà sur les restes du visage de mon camarade. Le molosse ne saigne pas, lui, c’est injuste. Hors de question que ça finisse comme ça. 

Dans un ultime sursaut de volonté, je lâche ses poignets et cherche à tâtons quelque chose, n’importe quoi, pour frapper. L’apnée me broie les poumons. Ma langue râpe mon palais. Je suis en feu. Ma tête explose. À gauche, un mousqueton vissé à sa veste, inutile. À droite, plus bas, une poignée carrée et striée. Mes doigts engourdis glissent, mais je parviens à la dégager de l’étui fixé à sa cuisse. La lame froide me donne une bouffée d’espoir. Je m’assure de la fermeté de ma prise avant d’enfoncer le poignard sous le gilet, en remontant, de toutes mes forces. Ses mains lâchent ma gorge d’un coup. J’aspire un grand coup, l’air glacé m’arrache des larmes. J’extrais la lame, la replante. Cette fois, je tourne, comme on nous l’a appris. Il couine comme un goret qu’on trucide et roule sur le côté tandis que ma cage thoracique reprend sa forme initiale.

Mon cœur bat la chamade. Épuisé, je lâche le Katran souillé de sang. En position fœtale, le molosse comprime tant bien que mal son flan déchiré. Il respire maintenant par saccades, un panache de buée à la fois. Je l’entends pleurer, sans doute de désespoir, parce que l’antilope vient de se faire le lion. Ou peut-être de trouille, comme moi un bref instant auparavant, face à la perspective de l’inéluctable. Je croise son regard vide et j’ai la nausée.

On a tous les deux pissé dans les mêmes caniveaux, bu la même eau pourrie, tremblé sous les mêmes rafales. On a la même crasse sur la peau, la même sueur sous les bras, la même peur dans le ventre. Du labeur, de la sueur, du sang, et enfin des larmes, on est à égalité, lui et moi. Je ne devrais pas être bouleversé, et pourtant.

Dans cette mare de sang, j’observe impuissant une part irrécupérable de moi-même mourir sous mes yeux. Si ça se trouve, dans une autre vie, le molosse et moi, on aurait pu être amis…

Cédric Debernard

20/06/2025

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