Shein ou le condensé des erreurs de l’Occident !

17/09/2023 - 12 min. de lecture

Shein ou le condensé des erreurs de l’Occident ! - Cercle K2

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Eric Fromant est Conseil en redéploiement stratégique & Expert en économie de fonctionnalité.

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Shein est désormais le N° 1 mondial incontesté de la Fast fashion. Créée en 2012, elle a tout compris de ce qui avait fait le succès des marques occidentales les plus performantes et les a dépassées en allant au bout du raisonnement, en intégrant toutes les innovations permises par les nouvelles technologies. Après avoir permis à la Chine de rattraper en quarante ans quatre révolutions industrielles étalées sur deux siècles, parce que ses réels dirigeants ne voyaient que la maximisation du profit à court terme[1] et que leur arrogance leur faisait penser que la puissance de leur argent n’aurait pas de limite, l’Europe va-t-elle se réveiller et reprendre l’initiative dans son développement ? Saura-t-elle tirer les enseignements de ses erreurs et s’adapter à la nouvelle époque au lieu de rester dans une logique totalement dépassée ?

 

Shein a décollé, telle une fusée, laissant ses concurrents sur place

Shein[2] est désormais le N° 1 mondial de la Fast fashion[3], qu’elle a d’ailleurs poussé à son paroxysme avec l’Ultra Fast Fashion (UFF). Sa part de marché est désormais supérieure à celles de Zara et H&M réunies. Or, en marketing, on considère que si le N° 1 a une part de marché double de celle du N° 2. Il domine le marché et le modèle à son avantage. D’ailleurs, son application est désormais plus téléchargée que celle d’Amazon, ce qui est une confirmation de sa domination.

L’entreprise, située à Foshan, près de Hong-Kong, n’est pas cotée en bourse, mais une levée de capitaux récente a été faite sur une évaluation de 100 milliards dollars, ce qui est encore supérieur à Zara et H&M réunies.

Mais qu’est-ce donc que l’ultra fast fashion ? La fast fashion est basée sur le renouvellement accéléré des modèles, afin de démoder rapidement ce qui vient, à peine, d’être vendu. Les bas prix rendant ces produits accessibles, le plaisir de consommer, de renouveler son habillement, est devenu la ligne directrice du comportements des clientes, surtout, et aussi des clients, principalement, pour cette marque, de la génération Z (personnes nées entre 1997 et 2012). Alors que Zara, référence s’il en est de la fast fashion, sort 10.000 nouveaux modèles par an, Shein le fait en un mois ! Zara s’était éloignée du modèle basé sur la production à bas prix obtenu par la passation de très grosses commandes, avait raccourci ses chaînes d’approvisionnement pour éviter les invendus pesant fort sur les marges, de façon à ne produire qu’en fonction des commandes plus ou moins assurées. Mais Zara ne s’était pas abstraite de la logique des volumes entraînant des économies d’échelle et, in fine, une réduction des coûts. Cette logique a porté le développement économique pendant deux siècles mais elle n’est plus d’actualité car les nouvelles technologies et les nouveaux modèles économiques permettent de faire beaucoup mieux. Autrement dit, maintenant, sous réserve de bien aller au bout du raisonnement, c’est en réduisant les volumes que l’on peut réduire les coûts. Shein est allée au bout de la logique et a créé un modèle fonctionnant sur la mise en production à partir des commandes. Le résultat est que celles-ci peuvent porter sur moins de 100 articles alors que Zara a fixé un volume de production minimal de 500 pièces. Là encore, on voit que Shein a laissé ses concurrents sur place par l’efficacité de son modèle.

 

Supply chain : chaque élément du puzzle à sa place et à sa mesure optimale !

Alors comment Shein a-t-elle pu réussir ce développement fulgurant avec des prix aussi bas (une robe à 9,49 € par exemple) ? Shein n’a rien inventé mais a su mettre chaque élément du puzzle a sa place en lui donnant la mesure optimale.

Elle possède un réseau de 6.000 fournisseurs dans un rayon d’une à deux heures, au maximum, de son centre d’expédition mondial. Cela signifie qu’elle a créé, autour de Foshan, un ensemble de compétences, de savoir-faire, complet pour son activité qui ne comporte, en interne que le marketing et la distribution. Cela ressemble aux districts industriels italiens dont l’efficacité fut telle que Michael Porter en a fait l’analyse et la promotion, sous le terme de cluster, et qui ont inspiré Christian Blanc pour sa loi sur les Pôles de compétitivités.

Avec ce modèle, nous sommes bien loin de la chaîne d’approvisionnement mondialisée née de la révolution des transports et de la révolution informatique, d’une part, et des coûts ultra bas des pays sans protection sociale et sans respect de l’environnement. C’est ce modèle de concentration des compétences, sur un territoire limité, qui permet une coordination des éléments de l’écosystème. C’est cette coordination qui conduit à l’abaissement des coûts. Celle-ci n’est pas comptable a priori sur un modèle fixe, elle est organisationnelle puisque c’est l’amélioration de l’organisation des flux qui le permet. Nous sommes aussi bien loin de l’utopie du village mondial si chère à Francis Fukuyama dont plus personne ne parle aujourd’hui. Ce modèle était basé sur l’idée que seule l’économie, ou plus précisément les affaires, étaient devenues le seul moteur de vie terrestre après l’effondrement de l’URSS. Avec celle-ci, même avec un grand P, la Politique avait disparu. Shein crée la valeur ajoutée en Chine et vend sur le marché mondial pour en retirer le maximum de richesses.

 

Facteur clé de succès pertinent de notre nouvelle époque : l’écosystème

L’organisation optimale des flux suppose la coordination des divers éléments de l’écosystème et cela suppose le croisement des technologies, des disciplines, des secteurs. Dès lors que Shein peut lancer une commande de moins de 100 pièces, la rapidité d’exécution est évidemment supérieure à celle des grands volumes, mais comment s’assurer que cette série rencontrera son marché ? Par l’intelligence artificielle qui analyse en permanence les données significatives du comportement des clients sur le site Internet de Shein ou sur les réseaux sociaux sur lesquels elle est très active. De cette façon, elle arrive à anticiper le désir des clients en identifiant les tendances qui se concrétiseront par des choix dans le très court terme. Les nouveaux modèles en tiennent compte pour aller au-devant de ces choix en devenir. Avec plus de 250 millions de suiveurs, Shein a un volume qui réduit la marge d’erreur à son minimum.

 

Un marketing où le lien marque-client est permanent

Encore faut-il que la prévision soit vérifiée par les ventes ! C’est là qu’interviennent les influenceurs surtout présents sur TikTok. Ils mettent en valeur les produits en n’oubliant pas de rappeler "qu’à ce prix-là, pourquoi se priver ?". Ils ont le vocabulaire de la génération, connaissent les produits par cœur, sont les premiers acheteurs pour en faire la promotion le plus tôt possible. Le code promo leur permet d’avoir une rémunération en fonction de leur influence. Sur ce réseau social, il y a plus de 7 milliards de vues pour le seul hashtag #sheinhaul, chiffre que renforce des hashtags plus spécifiques comme #sheinkids, #sheincats et #sheincosplays. Certes, la Chine a 1,4 milliard d’habitants, mais le succès est mondial puisque Shein a 40 % du marché américain. La taille de la population chinoise ne doit pas être l’arbre cachant la forêt.

La synergie de l’écosystème concentré et du marketing très affiné permet à Shein de fabriquer le produit en moins d’une semaine alors que Zara a défini sa "mode éphémère" comme correspondant à un cycle de production de 3 à 4 semaines.

Les adolescents, cible principale de la marque en sont devenus dépendants. La capacité de Shein à anticiper les besoins dérive du constat que les clients se copient les uns sur les autres, développant un style propre à leur génération, d’où la perte d’influence des supports de publicité traditionnels, comme les magazines ou les spots télévisés qui sont connotés générations plus âgées par la cible de Shein. La diversité, tant promue par ailleurs, laisse la place à l’uniformité. Et, pour que le lien ne soit jamais rompu, pour que les prospects puissent suivre l’évolution des collections au quotidien, car la peur d’être déclassé socialement est forte, le site Internet de la marque utilise le principe du défilement sans fin, d’où le slogan "Tu ne peux pas finir Shein".

 

Le revers de la médaille / la face cachée de la réussite : les dégâts sociaux et environnementaux…

Nous venons d’aborder le premier dégât social : très sensibilisés au changement climatique, à une vision mondiale de la vie, les jeunes générations sont finalement terriblement individualistes. Le paradoxe est que, de peur d’être déclassés socialement parce que n’étant pas habillés selon les codes du moment, ils ont un comportement grégaire basé sur l’image de leur propre personne, et cela leur fait oublier que le dernier vêtement reçu garantissant cette image, aura parcouru 20.000 kilomètres, polluant l’air et les océans, empêchant les producteurs nationaux de se développer parce que les coûts de leur protection sociale leur interdit des prix aussi bas. Tout en manifestant à l’occasion pour la lutte contre le changement climatique, elles soutiennent l’économie de l’obsolescence qui entraîne une surconsommation de ressources matérielles, une empreinte écologique et une pollution insensées, puisque la durée de vie de ces vêtements est aussi faible que le renouvellement de la mode est rapide. Les prix ultra bas de l’ultra fast fashion ont fait du vêtement un produit jetable.

Selon une Etude #MoiJeune 20 Minutes – OpinionWay réalisée pour l’ADEME, 56 % des jeunes choisiront la marque la moins chère face à une concurrente éco-responsable. Shein joue sur du velours, celui du "plaisir de consommer" par-delà les conséquences sociales et environnementales "qui sont de la faute des autres".

En Chine, les ouvriers de l’écosystème Shein travaillent de 70 à 90 heures par semaine, sans aucun jour de repos, et dans des conditions qui ne satisfont pas aux normes de sécurité les plus basiques. La loi chinoise impose théoriquement 44 heures par semaine avec au moins un jour de repos. Il faut bien abaisser les coûts, n’est-ce pas, puisque c’est le premier critère d’achat ? Ces ouvriers ne sont pas des employés de Shein, mais de PME sous-traitantes, sans le moindre contrat de travail, ce qui permet à la marque de se dire non responsable, ce qui est une violation de toutes les normes internationales auxquelles se réfère l’OMC dont la Chine est adhérente, donc signataire.

Sur le plan de l’environnement, le caractère jetable des articles vendus parle de lui-même. À cela s’ajoute les produits retournés parce que la taille ne convient pas ou toute autre raison ; ces invendus sont brûlés parce que ce processus reste le moins coûteux. En effet, le temps de l’expédier et de le recevoir en retour, le produit est démodé ! À cela s’ajoute encore que les produits ne sont pas conçus pour être facilement recyclés, cette étape supposant d’intégrer ce critère au niveau de la conception[4], et d’avoir des solutions locales pour ne pas leur faire parcourir encore 20.000 kilomètres vers la Chine, ce qui veut dire, aussi, que le bénéfice du recyclage ne serait pas pour l’économie chinoise.

 

… et le vol de biens immatériels

De multiples entreprises[5] ont porté plainte pour violation de marque, Shein ayant délibérément copié des modèles lancés par d’autres. Si les grandes marques, comme Levi’s ont les moyens d’une véritable poursuite pénale, les créateurs indépendants se contentent d’écorner l’image de Shein en publiant sur la même image postée sur les réseaux sociaux, leurs créations et les copies de Shein. Le hashtag #sheinstolemydesign a été vu plus de 17 millions de fois en juillet 2023. Mais le gain réalisé à très court terme par Shein est important et bien réel, et sans commune mesure avec une éventuelle décote de l’image ou une pénalité judiciaire.

 

Les entreprises européennes doivent s’adapter à la nouvelle époque

La réussite de Shein montre une grande intelligence dans la gestion, mais aussi deux choses à bien garder à l’esprit : 1) les dégâts sociaux et environnementaux de l’économie de l’obsolescence consistant à transformer les vêtements en produits jetables ; 2) la prédation des richesses occidentales par une entreprise chinoise qui a su évoluer alors que les entreprises occidentales restent arc-boutées sur le modèle de la réduction des coûts par la chaîne d’approvisionnement mondialisée, ce modèle étant totalement hors d’âge.

Le cycle de la mondialisation (1973-2019) est terminé. La régionalisation du monde s’est mise en place à la fin de ce cycle[6] et nous vivons maintenant la fragmentation du monde dont les sanctions à l’égard de la Russie, avec les contre-sanctions générées, en sont emblématiques.

Les facteurs clés de succès sont désormais :

  • la gestion globale du cycle de vie et non plus la concentration sur un de ses segments sous le nom de concentration sur le cœur de métier,
  • la prise en compte totale de l’écosystème, avec ce que cela suppose de croisement de technologies, modèles économiques, disciplines, secteurs,
  • le renoncement à la politique des volumes, totalement obsolète, et la recherche des grosses marges sur de petits volumes en lieu et place des petites marges sur de gros volumes.

Les chaînes d’approvisionnement doivent être raccourcies, consommer beaucoup moins de ressources matérielles, intégrer, plus encore qu’aujourd’hui, la gestion des données. Celle-ci devra permettre de mettre en place une supply chain circulaire. Il faut bien comprendre que si les chaînes d’approvisionnement mondialisées ne peuvent que disparaître pour l’essentiel, c’est-à-dire pour tout ce qui concerne l’économie de l’obsolescence, le passage à une économie parcimonieuse et relocalisée, permettant pleinement le modèle "grosses marges sur petits volumes multiples et différenciés" n’est pas possible du jour au lendemain. La supply chain circulaire va consister à introduire des boucles courtes à de plus en plus de niveaux de façon à pratiquer une évolution bien réelle dans le temps, obtenant des résultats concrets tout en laissant à chacun le temps d’apprendre en faisant.

 

Le devoir de vigilance européen est une urgence absolue !

La Chine a triché de manière éhontée sur le règlement de l’OMC, profitant du soutien des entreprises occidentales fascinées par les profits à court terme que le modèle chinois permettait. Ces dernières ont négligé l’importation du chômage, donc le rétrécissement de leurs marchés traditionnels, la perte de savoir-faire, le financement de concurrents ne pouvant être que dangereux, la Chine ayant une vision patriote, sinon nationaliste, avec le souvenir des prédations occidentales dont elle souhaite obtenir réparation.

Constatant cette tricherie très officielle, non contestable, constatant que le modèle chinois de l’économie de l’obsolescence dont la Chine est très loin d’être la première responsable, mais qu’elle exploite encore hautement car la conversion de son économie d’exportation en économie de développement interne prend beaucoup plus de temps que souhaité par le gouvernement chinois, constatant la capacité de ce gouvernement à prendre des décisions dommageables à l’Europe comme l’interdiction des exportations du gallium et du germanium, considérés comme des métaux critiques par la Commission européenne, pourquoi l’UE ne prendrait des mesures de protection ? Le modèle de la grande exportation dont l’Allemagne a beaucoup profité appartient au passé parce que les Chinois n’ont plus rien à apprendre des ingénieurs allemands.

Or, il existe un projet européen, le devoir de vigilance. Il existe déjà dans le droit français, mais seul le secteur public y porte attention. Le projet européen consiste à changer d’échelle doublement, échelle géographique, et élargissement au secteur privé. Ce devoir de vigilance consiste à tenir pour responsable le "mettant sur le marché", producteur en UE ou importateur, des conditions sociales et environnementales de la fabrication des produits. Nul doute que si ce devoir de vigilance était introduit dans le droit européen, l’avenir de Shein deviendrait bien sombre, contraint de renoncer à nos marchés ou d’y rester avec des prix beaucoup plus élevés, redonnant une compétitivité aux producteurs européens, et faisant renaître la qualité entraînant la durabilité, donc la réduction de la dépendance aux ressources matérielles et étrangères.

Ce projet est actuellement en discussion et fait l’objet d’une intense bataille de lobbying, les entreprises ultra mondialisées souhaitant protéger leur modèle à court terme. Mais le rôle de la Commission européenne et du Parlement européen est-il celui-là ou, au contraire, de favoriser les productions européennes, l’emploi européen, la protection des savoir-faire, des marques et des créations ?

La réindustrialisation ne consiste pas seulement à construire des usines, elle consiste d’abord et avant tout à créer les conditions du développement des productions européennes. Les Etats-Unis ayant fait preuve d’un protectionnisme affiché avec l’Inflation Reduction Act, et la Chine ayant une longue histoire dans ce domaine, la mise en place de ce Devoir de vigilance européen doit être pensée comme une urgence absolue.

Eric Fromant

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[1] Le rôle crucial de l’économie circualire dans le basculement du monde : https://youtu.be/kB-vfXAOJDY

[2] Prononcez chi-in car il s’agit de la contraction de She inside.

[3] https://theconversation.com/shein-lascension-pas-si-brillante-de-la-nouvelle-star-de-la-fast-fashion-210153

[4] "L’Economie circulaire pour les Nuls", First éditions, 2021.

[5] https://www.theguardian.com/news/audio/2022/apr/25/shein-rise-ultra-fast-fashion-today-in-focus    

[6] "L’Economie circulaire pour les Nuls", First éditions, 2021.

17/09/2023

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