TESCREAL : l’OPA hostile des libertariens sur nos démocraties
21/11/2025 - 10 min. de lecture
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Aurélie Luttrin est Présidente de Eokosmo.
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Huit lettres pour résumer une idéologie.
TESCREAL : un acronyme froid, inventé par la chercheuse Timnit Gebru et l’historien Emile P. Torres[1], pour désigner la foi nouvelle des élites technologiques ; une foi nouvelle qui prétend remplacer la politique par l’algorithme, et la délibération par le calcul.
À la croisée du transhumanisme, du long-termisme et de l’ « altruisme efficace », elle prêche le salut de l’humanité… à condition d’en confier le destin à quelques esprits jugés supérieurs.
Derrière ses promesses d’efficacité et de progrès, cette idéologie esquisse un monde post-démocratique, hiérarchique, où l’égalité n’est plus un idéal mais une erreur de conception.
Ce que le TESCREAL entreprend, ce n’est pas seulement une révolution technologique : c’est une OPA intellectuelle sur la démocratie, menée au nom de la raison et au profit du pouvoir.
Anatomie du TESCREAL : la matrice idéologique d’une utopie dangereuse
Le TESCREAL n’est pas un acronyme anodin. Sous ce mot inventé par Timnit Gebru et Emile P. Torres, se cache une véritable théologie politique : celle d’un monde où la technologie remplace la morale, où la raison algorithmique se fait démiurge. Derrière ces huit lettres se déploie une cosmologie de la domination.
T pour Transhumanisme. L’idée que l’humanité doit dépasser les limites biologiques du corps : vieillesse, maladie, mort. Ce rêve d’amélioration radicale, hérité des thèses eugénistes du XXᵉ siècle, postule que le corps humain n’est qu’un prototype défectueux à optimiser. C’est le refus du tragique : la condition humaine doit être corrigée, non acceptée.
E pou Extropianisme. Formalisé dans les années 1990 par Max More, il prêche l’expansion sans fin : prolonger la vie, multiplier les capacités, coloniser l’espace. L’extropianisme érige la croissance en valeur absolue ; il fait du progrès technologique une fin en soi, au risque d’abolir tout repère éthique.
S pour Singularitarisme. C’est la prophétie d’un dépassement imminent de l’homme par la machine : le moment où l’intelligence artificielle s’auto-améliorera jusqu’à devenir incontrôlable. Sous couvert de prudence, cette croyance fonde la légitimité d’une nouvelle caste d’ingénieurs-prophètes : ceux qui prétendent savoir comment “sauver” l’humanité de sa propre création.
C pour Cosmisme. Vision métaphysique née au XIXᵉ siècle en Russie : la Terre n’est qu’une étape. L’espace doit être conquis, peuplé, exploité. Le TESCREAL s’en empare pour justifier l’idée d’une humanité disséminée dans le cosmos, libérée de la gravité comme de la politique. La fuite vers Mars devient le nouvel exode biblique.
R pour Rationalisme. La morale est remplacée par le calcul. Le bien se mesure en utilité, la vie en probabilité de survie. Les dilemmes des voitures autonomes, sacrifier un enfant ou dix adultes, deviennent les paraboles modernes d’un monde qui confond justice et optimisation.
E & A pour Effective Altruism. Doctrine popularisée par William MacAskill et financée par les grands acteurs de la tech. Sous couvert d’efficacité morale, elle justifie les décisions les plus radicales : si une action maximise la survie future de l’espèce, alors elle est moralement juste. C’est l’utilitarisme poussé jusqu’à l’amoralisme.
L pour Long-termisme. Philosophie adjacente qui affirme que la vie de milliards d’êtres humains potentiels compte davantage que celle des vivants. L’avenir devient plus important que le présent, les générations futures plus « dignes » d’attention que celles qui existent. L’humanité actuelle n’est plus qu’un moyen.
Pris séparément, ces éléments paraissent abstraits ; combinés, ils dessinent un projet politique : une société hiérarchisée où les élites technologiques s’érigent en nouvelle noblesse. Une utopie féodale, eugéniste et technocentriste, où la valeur d’un individu se mesure à son utilité, son QI ou sa contribution au progrès.
Comme le soulignent Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet dans Apocalypse Nerds – Comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Éd. Divergences, 2024),
« Ces milliardaires prophétisent la mort des démocraties. Leur horizon politique : la sécession. » Ils décrivent une Silicon Valley qui, sous couvert de neutralité scientifique, ressuscite les mythes du XXᵉ siècle : purification des élites, hiérarchie raciale, culte du surhomme.
Cette matrice idéologique plonge ses racines dans les terres ségrégationnistes d’Afrique du Sud, où Peter Thiel et David Sacks ont grandi. Selon d’anciens camarades de Stanford, Thiel aurait un temps vanté « l’efficacité économique » de l’apartheid – affirmation qu’il a depuis démentie. Mais la rationalisation des inégalités demeure au cœur du système qu’il défend : un monde d’enclaves privées, de citadelles numériques, de « villes-entreprises ».
Fin 2023, Marc Andreessen, autre apôtre du TESCREAL, publie son Techno-Optimist Manifesto. Sous des dehors enthousiastes, il y déclare la guerre à “l’éthique” et au principe de précaution, dénonçant « les ingénieurs sociaux qui jouent à Dieu ». Il y célèbre Nietzsche, Marinetti ( fondateur du futurisme italien et compagnon de route de Mussolini) , ainsi que Nick Land, théoricien de l’accélérationnisme. Là encore, l’utopie technologique se double d’un fantasme autoritaire : faire advenir un monde purifié de la lenteur démocratique.
De la sélection biologique à la sélection algorithmique, le TESCREAL érige la performance en morale et la technologie en divinité. Sous son vernis scientifique, il réactive les vieilles promesses du pouvoir : l’éternité pour quelques-uns, l’obéissance pour tous.
Le vernis scientifique, ou l’eugénisme libéral au service d’un élitisme technoféodal
Sous son discours d’« altruisme » et d’efficacité, le TESCREAL ressuscite un eugénisme libéral : non plus imposé par l’État, mais orienté par le marché, le capital et la technique. L’idée est simple et redoutable : si chacun « choisit librement » d’améliorer sa descendance, la sélection devient morale. Cette logique utilitariste irrigue l’effective altruism : maximiser la valeur de l’humanité justifie, en pratique, la hiérarchisation des vies.
C’est aussi une rhétorique nataliste qui s’installe. En 2018, des auteurs libéraux alertent sur le « déclin des naissances » dans les sociétés avancées ; depuis, cette musique est devenue un fond sonore de la Silicon Valley. Elon Musk, père d’au moins 12 enfants selon la presse, martèle que la chute de la natalité conduira à « l’effondrement de la civilisation ». Il répète que c’est un risque plus grave que le climat, et en fait un impératif collectif.
Dans le même temps, une partie des élites tech investit dans les biotechnologies de reproduction et de longévité : Sam Altman a financé Retro Biosciences et continue d’y injecter des capitaux massifs. Sur le terrain politique, la tentation d’une citoyenneté nataliste a percé. J.D. Vance a publiquement avancé l’idée de donner davantage de pouvoir électoral aux parents avant de rétro-pédaler en parlant de « pensée expérimentale ». Le signal politique, lui, est bien réel.
Parallèlement, la recherche s’emballe sur les utérus artificiels (ectogénèse). Des revues de référence décrivent des systèmes expérimentaux pour des fœtus animaux, et des régulateurs américains ont commencé à examiner la faisabilité d’essais cliniques humains pour les grands prématurés. Ce progrès médical pose des questions bioéthiques majeures : industrialisation de la procréation, gouvernance du vivant, statut de l’enfant à naître.
Mais l’enjeu dépasse la biologie : il est social et politique. Le vernis scientifique sert une stratification du monde, un élitisme technoféodal. Une minorité d’« augmentés » vise à se soustraire à la condition commune, pendant qu’une « masse » est promise à l’obsolescence. Yuval Noah Harari parle d’une « classe des inutiles » : une population rendue économiquement et politiquement superflue par l’automatisation et l’IA.
C’est ici que se joue la réification de l’humain. Dans ce monde piloté par le calcul, l’être humain n’est plus un sujet, mais un protocole ; le corps devient un matériel biologique, le cerveau un périphérique, la conscience une externalité. La pensée non productive (philosophie, sciences sociales, art…) est traitée en résidu. Hannah Arendt avait vu le danger : la réduction de l’existence à la seule logique de la production conduit à une « société de travailleurs… sans travail », où la liberté politique, à savoir l’action, la parole, le jugement, se dessèche.
Ce basculement est anthropologique : la connaissance ne vise plus le vrai, mais l’optimisation ; la science ne sert plus le sens, mais la rentabilité. Frédéric Neyrat décrit cette fusion du biologisme et du capitalisme comme une production de vies calibrées pour produire, laboratoire d’une humanité désincarnée. (Source : Traumachines. Intelligence artificielle et technofascisme., édition MF, septembre 2025)
En miroir, la Silicon Valley nourrit une culture de la sélection (QI, endogamie intellectuelle, « diversité génétique contrôlée »), où prospèrent des influenceurs réactionnaires vantant « vigueur », hiérarchie et accélération ; un climat que Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet documentent dans Apocalypse Nerds .
Derrière l’ « altruisme efficace », on voit poindre une aristocratie algorithmique, une société binaire où les uns seront augmentés et décideurs, les autres assistés et dispensables. L’individualisme utilitariste dissout le commun ; la politique se réduit à des protocoles d’exécution. Ce que le TESCREAL entreprend n’est pas seulement une réforme de la biologie, c’est une réécriture de la hiérarchie sociale, prélude à une OPA sur la démocratie.
L’OPA sur la démocratie : le soft coup d’État libertarien
Le TESCREAL n’avance pas en brisant les portes du pouvoir. Il s’y installe à pas feutrés, par infiltration plus que par rupture. Son ambition n’est pas d’abolir la démocratie mais d’en extraire la substance, de la vider lentement de son sens, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une coquille procédurale : un système sans esprit. C’est un soft coup d’État , méthodique, apparemment pacifique où la loi cède sa place à la technologie, et la décision au verdict de l’algorithme.
Dans From Dictatorship to Democracy, le politologue américain Gene Sharp, surnommé le Machiavel de la non-violence, montrait comment une société pouvait renverser un régime autoritaire par l’action coordonnée de la société civile (boycott, grève, désobéissance).
Un demi-siècle plus tard, sa méthode est retournée contre l’esprit même de la démocratie. Les libertariens ne combattent plus le pouvoir : ils l’absorbent. Ils infiltrent les institutions, paralysent leur mécanique, sapent leur crédibilité. Là où Sharp prônait la résistance, ils pratiquent la captation ; là où il voyait la liberté, ils installent la dérégulation. Leur objectif n’est pas de conquérir l’État, mais de le rendre inutile.
Cette OPA sur le politique se déroule déjà sous nos yeux. Elle se tisse dans la prolifération de structures parallèles (think tanks, fondations dites « indépendantes » ) qui financent la recherche et orientent les normes. Elle s’impose dans la régulation de l’intelligence artificielle. Sous le drapeau rassurant de « l’AI Safety », les géants du secteur écrivent eux-mêmes les règles censées les contenir.
Elle s’enracine dans la maîtrise du code et des infrastructures : un « open source » sous licence, où la transparence reste filtrée par ceux qui la vendent. Elle prospère dans la privatisation du savoir : universités dépendantes de capitaux philanthropiques, États captifs de modèles propriétaires, souveraineté scientifique dissoute dans les brevets.
Ce que ces acteurs appellent « optimisation du réel » est en réalité une entreprise de neutralisation. Les contre-pouvoirs se taisent, les syndicats s’épuisent, la presse s’asphyxie. L’émotion remplace la raison ; le débat, l’adhésion ; et la décision politique devient un output algorithmique.
Les libertariens de la Silicon Valley jugent la démocratie inefficace et improductive. Peter Thiel l’a dit sans détour : « I no longer believe that freedom and democracy are compatible. » La liberté qu’ils revendiquent n’est pas celle du citoyen, mais celle du propriétaire d’algorithmes.
Peu à peu, s’installe une nouvelle féodalité : des seigneurs numériques souverains sur leurs domaines de données, et des sujets connectés, dépendants de services devenus vitaux. L’impôt se mue en abonnement ; la loi, en conditions d’utilisation.
Comme le soulignent Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, la Silicon Valley avance « masquée sous le masque de l’innovation », transformant chaque progrès en instrument de pouvoir.
Le danger n’est pas spectaculaire : il est rampant. En confiant aux entreprises la régulation du monde numérique, les démocraties délèguent peu à peu leur propre autorité.
Le TESCREAL se nourrit de ce vide politique ; il infiltre la gouvernance mondiale par le langage trompeur de la rationalité. Chaque norme éthique devient un protocole ; chaque valeur, un indicateur de performance. Et quand tout est mesurable, plus rien n’est discutable.
À la fin de ce processus, le politique s’efface. Ce que Hannah Arendt appelait l’espace d’apparence, ce lieu fragile où les hommes se rencontrent pour juger, parler, agir, se réduit à une interface.
La démocratie n’est plus un lieu de conflit légitime, mais un tableau de bord. Les citoyens s’y contemplent comme des données ; ils ne se reconnaissent plus comme acteurs du monde commun.
Reprendre le contrôle de nos neurones
Le TESCREAL n’a pas triomphé par la force, mais par le vide. Il s’est engouffré dans l’absence de vision politique, dans les hésitations d’une Europe qui doute de son rôle et d’une France qui renonce à sa stratégie.
Cette idéologie avance non parce qu’elle est invincible, mais parce que nous avons cessé de penser à long terme. Elle se nourrit de nos faiblesses, de notre technocentrisme, de notre fascination pour l’efficacité et du renoncement des élites à définir un horizon commun.
Le TESCREAL n’a pas besoin de conquérir le monde : il lui suffit de saturer notre imaginaire. Pour lui résister, il ne s’agit pas de rejeter la technologie, mais de reprendre le contrôle de nos neurones, c’est-à-dire de notre jugement, de notre discernement et de notre souveraineté intellectuelle.
Penser à nouveau le politique, c’est refuser que d’autres pensent à notre place. Ce n’est qu’à cette condition que l’Europe redeviendra une puissance d’esprit, et que la France retrouvera ce qu’elle a toujours eu de plus précieux : la capacité à donner sens à l’Histoire, au lieu de la subir.
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[1] : Timnit Gebru & Emile P. Torres, “TESCREAL: The Dangerous Ideology Behind Silicon Valley’s Pursuit of Superintelligence”, Time Magazine, 2023.)
21/11/2025