
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Claude R. Jaeck est Conseiller en stratégie.
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D’une campagne de masse à une autre
Pékin. A l’aube d’une fraiche journée de printemps. Un vent sec et froid traverse la ville. Les oiseaux sont encore silencieux. L’antique cité impériale est endormie. On aperçoit, dans l’ombre, bien haut dans le ciel, les contours de quelques nuages. La nature, dans sa grandeur, règne. Pour quelques secondes encore…
Voici 5 heures précises. La lutte commence. Voilà ces fiers responsables des «comités de quartier», le brassard rouge au bras, qui s’époumonent, qui aboient – avec la même dévotion à la tâche qu’un chien de chasse. La folie des hommes s’abat. Ils ont reçu l’ordre d’éradiquer la peste des temps modernes. Chaque individu, sans exception, du plus jeune au plus vieux, est mobilisé pour un combat à mort. L’adhésion de tous a été acquise à coups d’explications scientifiques. Le salut ne passera que par cette vaste mobilisation. La solution semble radicale mais les experts sont unanimes. Pour le bien commun, le salut de la Patrie, on obtempère donc. Il faut démontrer à la face du monde que la Chine s’est éveillée, qu’elle est forte, unie, et peut se dresser comme une nouvelle Grande Muraille, infranchissable. Elle réussira… quoiqu’il en coûte.
Sommes-nous au printemps 2022 à l’aube d’un de ces tests de masse où l’on chassait le covidé comme le pestiféré moyenâgeux afin de parader dans un monde zéro-covid ? Non. Nous sommes le 19 avril 1958 : une autre mobilisation de masse, une autre « lutte ». Il s’agissait alors de frapper des poêles, d’agiter des drapeaux, de crier. D’effrayer les moineaux. De les fatiguer jusqu’à la mort. On les achevait à coups de lance-pierres. Certains allaient jusqu’à grimper sur les toits pour réduire à néant les nids de ces indésirables, pilleurs de récoltes. Comme un seul homme, pendant 4 jours et 3 nuits, sans interruption, les Pékinois avaient éradiqué les moineaux. Le moineau, cible identifiée grâce à la clairvoyance des gouvernants, avait été mis au même niveau que le rat. Un animal sournois pillant le dur labeur des paysans. Un moineau consomme 4,5kg de grain par an, une vraie calamité à exterminer !
La une du Journal de Pékin, le 16 avril 1958, « Mobilisation générale ! Attaquez, empoisonnez, frappez, dénichez, encerclez et anéantissez les moineaux ! »
Pékin, avril 1958, on effraie les moineaux et on les empêche de se poser dans les jardins du Temple du Ciel. De nombreux moineaux vont ainsi mourir de fatigue.
A l’issue de la campagne, la victoire est totale : les journaux publient avec orgueil les chiffres sans appel de la victoire de l’homme sur la nature : 400.000 moineaux pékinois sont passés de vie à trépas. Sans aucun doute, plusieurs millions de graines sont ainsi épargnées et, logiquement, les récoltes à venir seront les plus fastueuses de l’histoire de Chine… La réussite pékinoise est alors reproduite à l’échelle de toute la Chine. De la ville aux campagnes, la folie contamine toute la population. Au Sichuan, la technique du « cri » est même perfectionnée. Partout, des compagnies de volontaires sillonnent le pays et harcèlent les pauvres volatiles jusqu’à l’épuisement… On estime que deux milliards de moineaux ont ainsi péri.
Article extrait du Quotidien du Peuple, le 29 avril 1958, « Premier jour de la guerre populaire à Shanghai, 250.000 moineaux ont été anéantis »
Mais le moineau est plus fourbe qu’il n’y parait : au-delà des céréales, il se délecte également d’insectes. Des armées de grillons, qui n’avaient plus à craindre ce sournois prédateur, ravagèrent ainsi les plantations. Combien d’êtres humains moururent des suites de cette décision politique ? En 2025, en Chine populaire, peu d’anciens osent aborder le sujet. Les plus jeunes, eux, en ignorent l’existence même. Pourtant, aujourd’hui, au crépuscule d’une politique zéro-covid dont pas une seule mention ne subsiste dans les discours officiels, ce sont ces jeunes générations, nées après l’ère Mao et issues de l’immense classe moyenne chinoise, qui se plaignent – en privé – d’un retour à une époque qu’ils pensaient révolue. On entend ainsi régulièrement des : «on se croirait retourné à la Révolution culturelle» … qu’ils n’ont pourtant jamais vécue.
Un nouveau normal
Car là-bas comme ici on a en effet trop souvent avalé le récit des «trente glorieuses chinoises» sans même y réfléchir. Comme un beau conte des temps modernes : les résultats de la politique de « réforme et d’ouverture » inaugurée en 1978 y sont les fruits naturels et prévisibles d’un plan échafaudé par un Deng Xiaoping visionnaire. Cette lecture a l’avantage de délivrer un exposé historique flatteur. Elle reste toutefois téléologique.
L’historien Frank Dikötter a montré que, dès la fin des années 1970, bien avant que la révolution culturelle ne touche à sa fin, le chaos politique avait été exploité par les habitants pour raviver l’économie de marché. Dans les campagnes, la décollectivisation a été amorcée spontanément par les paysans qui avaient rétabli leurs lopins de terres. L’apparition du capitalisme en Chine fut en réalité le produit d’initiatives individuelles et d’expérimentations locales. Ces démarches, souvent tolérées plutôt qu’encouragées, ont permis à de petites entreprises privées et à des acteurs informels de dynamiser l’économie. L’Etat, face à cette « économie grise » qui jouait avec ce qui était officiellement interdit mais officieusement toléré, a souvent réagi après coup en régularisant et en accompagnant ces transformations. Quand les capitaux étrangers ont enfin été autorisés à investir en Chine, d’abord dans des zones spéciales (comme Shenzhen) puis dans tout le pays, une énorme vague de modernisation a alors inondée la Chine.
Pourtant dès sa nomination comme secrétaire général du Parti communiste chinois, Xi Jinping, a entreprit de revisiter l’histoire. Inlassablement il a réaffirmé le rôle central du Parti: ce n’est pas tant l’initiative privé et les investissements étrangers qui ont propulsé la Chine dans la modernité mais c’est le Parti, dans son immense sagesse, qui a minutieusement planifié cette réussite. Oubliée l’initiative individuelle. Oublié le peuple. Il fallait comprendre que sous Xi, l’économie n’avait en réalité plus qu’une finalité politique.
Depuis son arrivée au pouvoir et à travers chacun de ses actes, le maître de la Chine fixe un cap clair et une ambition : 2049, centenaire de la fondation de la République populaire, où le pays doit pouvoir renaître et s’affirmer comme la superpuissance qu’il a historiquement toujours été. Ainsi, la priorité n’est plus donnée à la croissance économique pour elle-même, mais à un développement orienté vers des objectifs politiques, et géopolitiques. Cette transition a marqué la fin du pragmatisme économique qui avait caractérisé les décennies précédentes et a ouvert une nouvelle ère.
Cette stratégie a des répercussions notables. Les entreprises étrangères font face à de plus en plus de barrières (réglementaires ou autres), les entreprises publiques l’emportent souvent sur le secteur privé, et, avec les confinements de 2022 et le ralentissement économique, la confiance des citoyens dans un avenir radieux se trouve gravement ébranlée. Il s'agit maintenant de gérer les contradictions entre des ambitions politiques élevées et des défis structurels bien réels : le «nouveau normal chinois».
Le problème majeur auquel Pékin doit faire face est la dette des gouvernements locaux. En 2014, le ratio de la dette publique par rapport au PIB était de 41 %. En 2022, il avait atteint 77 %. Ce chiffre, bien que significatif, ne reflète que partiellement la réalité. Une grande partie de la dette est cachée à travers des « véhicules de financement des gouvernements locaux » (LGFV). En 2022, leurs passifs étaient estimés à 11,3 trillions de dollars, et environ un tiers de ces entités étaient non rentables. Lorsque l’on inclut la dette cachée et la dette officielle, le ratio dette/PIB dépasse ainsi les 300 %, selon Bloomberg.
Schéma simplifié du fonctionnement des LGFV
Le fondement de cette dette est préoccupant. À l’échelle locale, la vente de terrains a longtemps été une source principale de financement, mais avec l’énorme surinvestissement dans l’immobilier, représentant près de 30 % du PIB, et la contraction démographique, le secteur immobilier se trouve désormais dans une crise profonde. Sans nouvelles sources de revenus et face à la nécessité de réduire la dette, la Chine se trouve confronté à un défi majeur. La restructuration du système financier sera un frein à la croissance pour les années à venir.
Évidemment, ralentissement ne veut pas dire effondrement. Malgré ces difficultés, l’économie chinoise reste soutenue par un vaste marché intérieur et son rôle incontournable dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Car, la Chine est aujourd’hui bel et bien encore largement dépendante de ses exportations - et ce, dans un contexte de guerre
commerciale déclarée avec les Etats-Unis et latente avec l’Europe (cf. le bras de fer actuel sur les voitures électriques). Les nuages s’accumulent donc.
La fin de la sinolâtrie
Dans ce contexte, alors que la Chine s’affiche de plus en plus à la fois comme «partenaire, concurrent stratégique et rival systémique», il est essentiel de maintenir un engagement : nos gouvernants et nos entreprises doivent continuer à échanger pour anticiper les évolutions de cet empire, cette «réalité incontournable» pour reprendre les termes du Général de Gaulle.
Il est en effet temps de sortir d’une vision simpliste et complaisante de la Chine. Il ne s’agit pas de la «contenir», de contester sa montée en puissance, mais d’établir une distinction claire entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas - que ce soit d’ailleurs pour la Chine ou pour d’autres acteurs internationaux. Cette distinction doit guider nos réponses et notre positionnement. Quelques exemples illustrent cette approche :
- Le système international : La Chine mérite une plus grande place à la table des négociations compte tenu de son poids économique. Il est légitime qu’elle ait davantage de poids dans le système international. Ce qui n’est pas acceptable, c’est qu’elle cherche à saper les règles, les normes et le droit international, c’est-à-dire le système même qui lui a permis de prospérer en premier lieu.
- En mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale : Les préoccupations stratégiques de Pékin liées à sa géographie sont compréhensibles. Mais la militarisation des îlots, la remise en cause du droit international et les revendications territoriales unilatérales ne peuvent être acceptées.
- Le Xinjiang : La lutte contre le terrorisme est un impératif légitime pour tout État. En revanche, la mise en place d’un système de répression de masse, incluant des camps de rééducation, le travail forcé et une politique d’assimilation forcée, dépasse largement ce cadre.
- Taiwan et Hong Kong : La sensibilité de la Chine sur les questions de souveraineté est bien évidemment fondée. Mais l’étranglement de Taïwan et de Hong Kong est inacceptable. Dans le cas de Hong Kong, il s’agit même d’une violation flagrante d’un accord international.
- Le cyberespace : L’espionnage est une réalité à laquelle toutes les puissances se livrent, et il serait naïf de penser le contraire. Toutefois, les pratiques telles que le vol massif de secrets commerciaux ou l’ingérence dans les processus démocratiques sont inacceptables et doivent être fermement combattues.
Face à ces défis, la réponse ne doit être ni le désengagement ni l’hostilité frontale, mais une stratégie calibrée, capable de distinguer les terrains où la coopération est possible de ceux où la fermeté s’impose. Une telle approche permettra de défendre nos intérêts tout en maintenant un dialogue constructif avec une Chine dont l’influence continuera de croître dans les décennies à venir.
Réciprocité
Ainsi, la question de la réciprocité n’est pas seulement un principe, mais un impératif pour équilibrer notre relation avec la Chine. Trop longtemps, les marchés européens ont adopté une attitude ouverte sans conditions, tandis que les entreprises étrangères peinaient à s’implanter en Chine. La question de la réciprocité est d'autant plus pressante que les restrictions d’accès pour les entreprises étrangères en Chine continuent de se durcir, que ce soit en termes de régulation des données ou encore de l’accès aux financements. La situation actuelle exige une réponse ferme et mesurée, consistant à instaurer des mécanismes de réciprocité qui limitent les asymétries tout en ouvrant des perspectives plus équilibrées.
La question de la réciprocité dans les relations avec la Chine demeure donc un sujet de débat stratégique parmi les décideurs et les analystes. D’un côté, il y a une volonté de préserver les principes d’ouverture qui caractérisent nos sociétés; de l’autre, il est difficile d’ignorer le déséquilibre systémique qui existe dans les interactions bilatérales. Depuis des années, les entreprises, les journalistes et les chercheurs de nos institutions se heurtent à des restrictions arbitraires en Chine, qu’il s’agisse de l’accès au marché, des visas ou du contrôle de l’information. Pendant ce temps, la Chine bénéficie d’une large liberté d’action sur nos territoires, sans subir de véritables contraintes en retour.
La question, donc, n’est pas tant de savoir si la réciprocité est nécessaire, mais plutôt comment elle doit être mise en œuvre. Certains préconisent une approche mesurée, ciblant spécifiquement les acteurs qui
appliquent ces restrictions en Chine - qu’il s’agisse de fonctionnaires entravant le travail des journalistes étrangers ou d’entreprises bénéficiant de conditions d’accès asymétriques. D’autres estiment que des mesures plus larges pourraient envoyer un signal plus fort, notamment en conditionnant certains accès aux principes de transparence et d’équité.
Toutefois, il ne s’agit pas de tomber dans une approche purement punitive ou de compromettre nos propres valeurs. L’objectif est de rétablir un équilibre dans les relations bilatérales sans renoncer aux fondements de notre modèle ouvert. Si la Chine persiste à imposer un cadre restrictif aux acteurs étrangers, il est légitime d’explorer des leviers de négociation qui fassent comprendre que l’asymétrie actuelle ne peut perdurer. En fin de compte, une réciprocité bien calibrée ne vise pas à entraver la coopération, mais à poser les bases d’un dialogue plus équitable.
En Chine, rien ne s’effondre donc, mais tout se transforme. Depuis au moins une douzaine d’années déjà, la trajectoire s’éloigne des certitudes qui ont accompagné son essor spectaculaire. Aujourd’hui ce pays s’impose, avec la même subtilité qu’une puissance Européenne du XIXe siècle, et son économie, longtemps portée par l’initiative privée, s’alourdit sous le poids d’un Parti toujours plus lourd. Or, l’efficacité économique et l’orthodoxie politique ont rarement fait bon ménage.
Face à cette nouvelle donne, nous devons être pragmatique. Il ne s’agit ni de céder à l’illusion d’un retour à la Chine d’hier, ni de rompre le dialogue sous prétexte d’un durcissement politique. Nous devons au contraire maintenir une ligne de fermeté sans rupture, en exigeant des conditions de réciprocité et en développant des leviers de négociation crédibles. La Chine reste un acteur incontournable, il serait dangereux de lui laisser croire qu’elle peut imposer ses règles sans contrepartie. L’enjeu donc n’est pas d’adopter une posture figée, mais de construire une relation équilibrée, où les principes ne cèdent ni à la naïveté ni à la confrontation stérile. Car si la Chine avance dans l’incertitude, nous ne pouvons nous permettre de naviguer sans boussole.
04/03/2025