Dissuasion et démocratie au XXIème siècle : l’enjeu improbable de la souveraineté européenne
20/12/2024 - 12 min. de lecture
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Francis Beau est Docteur en Sciences de l'information et de la Communication & Chercheur indépendant.
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J’ai assisté récemment à la présentation d’un ouvrage collectif paru sous la direction de Mélanie Rosselet, intitulé Démocratie(s) et Dissuasion. Cet ouvrage édité par Odile Jacob en mars 2024, analyse l’utilité et l’efficacité de la dissuasion nucléaire en tant que "défense ultime des démocraties", en abordant le problème sous trois angles, celui de "l'éthique", celui de la "rationalité" et celui de la "légitimité". En ces temps troublés de nouvelles tensions entre l’Est et l’Ouest, après que les frontières orientales de l’Europe post-guerre froide aient été progressivement étendues dans un "élargissement" réalisé par vagues successives et perçu comme menaçant par la Russie, le débat sur ce sujet me semble particulièrement d’actualité. Alors que la possibilité d’un échec de la dissuasion se concrétise chaque jour un peu plus, avec l’évocation croissante de la possibilité d’une troisième guerre mondiale, l’efficacité du concept de dissuasion semble en effet se réduire dangereusement à chaque nouveau pas d’une escalade de la menace mortifère, risquant ainsi d’aller jusqu’à signer son obsolescence en déclenchant l’apocalypse nucléaire.
Ma carrière de marin m’ayant offert l’opportunité de participer à la dissuasion pendant deux ans à bord d’un Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engins (SNLE) en pleine guerre froide, j’ai été tout naturellement enclin à réfléchir aux "enjeux" et aux "limites" de cette force océanique stratégique au service de laquelle j’étais affecté, et aux débats éthiques, voire tout simplement moraux, qu’ils pouvaient susciter. Mon activité actuelle de chercheur en sciences de l’information m’a conduit à travailler sur les implications politiques de cette troisième révolution du signe déclenchée par l'éclosion du numérique qui, comme les deux précédentes associées aux inventions de l’écriture, puis de l’imprimerie, provoque de véritables bouleversements civilisationnels liés aux progrès des technologies de l'information. Comptetenu de l’impact géostratégique de ces bouleversements sur la pratique démocratique, ce sont là deux bonnes raisons de m’intéresser de près au "débat démocratique sur la dissuasion" auquel entend participer cet ouvrage collectif.
L’ouvrage identifie « quelques questions clés pour l’avenir des régimes démocratiques » dont il fait ses têtes de chapitres. Il passe en revue les « menaces stratégiques » pesant sur nos démocraties, dans un premier chapitre, puis s’interroge dans les deux suivants sur l’acceptabilité de la réponse portée par la dissuasion nucléaire et sur son adaptation à la démocratie. Dans le grand chambardement géostratégique de l’après-guerre froide dont nous vivons aujourd’hui les derniers soubresauts inaugurant la mise en place d’un monde définitivement multipolaire, ces questions méritent que l’on s’y attarde avec toute l’attention qu’exige l’ampleur de ces bouleversements portés par une cybermodernité en voie d’extension planétaire ultra-rapide.
La vraie question n’est pas pour moi l’acceptabilité de la dissuasion nucléaire, mais bien son efficacité en matière de maintien de la paix. Si elle suffit à maintenir le monde en paix ou tout au moins à éviter une troisième guerre mondiale, elle ne peut en aucun cas être jugée inacceptable. L’armement nucléaire n’est pas un armement classique : c’est une arme de NONEMPLOI. Ce concept de "non-emploi" est essentiel à prendre en compte avant toute réflexion sur la dissuasion. La question qui se pose à propos de l’arme nucléaire n’est pas celle de son usage, mais bien celle de son non-usage et, par là même, de sa capacité à interdire le conflit. Au fond, devrait-on dire de la dissuasion, seule son efficacité compte. Si la dissuasion s’avère efficace pour contrer des menaces dites « stratégiques », elle est donc utile, nécessaire, voire vitale, et son acceptabilité n’a que peu de poids dans la balance.
Compte tenu du caractère éminemment psychologique des facteurs de décision en matière de recours ultime aux armes de destruction massive, on peut néanmoins tout à fait considérer que près de quatre-vingts années de paix entre les grandes puissances ne sont pas un gage absolu d’efficacité. Si l’on s’en tient là pourtant, tout espoir de réponse à la question de l’efficacité de la dissuasion devient alors impossible : nul ne peut prédire en effet avec certitude l’efficacité d’une posture d’ultime recours autrement qu’en se référant aux expériences du passé et aux circonstances du moment. Il faut donc accepter cette part d’incertitude incontournable de la dissuasion, et se contenter du constat indéniable de sa capacité à empêcher depuis plus d’un demi-siècle, toute idée de guerre totale entre grandes puissances telle que l’a théorisée Clausewitz au XIXème siècle et dont le XXème siècle nous a donné l’exacte dimension. Dès lors que son efficacité est ainsi nécessairement considérée comme acquise, le concept de non-emploi qui la caractérise me semble être un gage d’acceptabilité, qui quant à lui peut être considéré comme absolu. Malgré l’énormité des risques liés à un dérapage ultime, l’acception de ce concept dans toute sa dimension psychologique source d’imprévisibilité, mais avec toute la détermination imposée par l’épouvantable hypothèse d’un échec, donne en effet à la dissuasion toutes les garanties possibles en matière de légitimité politique, éthique ou tout simplement morale.
Vient alors, la question plus difficile de son adaptation à la démocratie. Mélanie Rosselet pose bien le problème en s’attaquant à la définition du concept. Elle s’appuie pour cela sur Raymond Aron qui définit les régimes démocratiques comme ceux qui "tendent à maintenir simultanément les libertés individuelles, la souveraineté populaire et le règne de la loi". L’utilisation par Aron du verbe "tendre" montre bien l’imprécision de la nature démocratique de tel ou tel régime politique. Mélanie Rosselet lève néanmoins en partie l’imprécision du concept en l’opposant à la nature "autoritaire" d’autres régimes qualifiés de « révisionnistes », indiquant ainsi me semble-t-il, qu’ils remettent en cause la loi et l’ordre international régis par l’occident. Quoi qu’il en soit du sens exact de cette qualification, son emploi témoigne de la réalité d’une opposition entre partisans et adversaires du maintien de la suprématie occidentale dans l’organisation des affaires du monde. Cette suprématie s’avère en effet de plus en plus remise en cause par bon nombre de nations réunies autour des BRICS représentant près de la moitié de la population mondiale.
Pour ce qui me concerne, je ne prendrai pas ici parti pour une vision ou l’autre de l’évolution du système international actuel. Que cette vision soit pour la conservation de l’ordre occidental ou pour le révisionnisme des BRICS, le maintien des « libertés individuelles » est à n’en pas douter indispensable à l’exercice de la démocratie, sans l’être pourtant le moins du monde à la pratique de la dissuasion. Ce critère n’intervient donc guère dans le débat sur la compatibilité de la dissuasion à la démocratie, même s’il n’est pas inutile de noter que le besoin d’un minimum d’autorité face au maintien inconsidéré de « libertés individuelles » débridées peut s’avérer utile à la pratique d’une dissuasion crédible. En revanche, celui du maintien du "règne de la loi", s’il est évidemment indispensable à l’exercice de la démocratie, l’est tout autant au respect de la légitimité politique de la dissuasion. Cependant, il demeure étroitement lié à la vision que l’on peut avoir de cette loi et de l’ordre international qu’elle sous-tend. Je ne m’y attarderai donc pas plus, sauf pour observer que c’est précisément l’affrontement de ces deux visions de l’ordre international, l’une d’inspiration occidentale, l’autre qualifiée de révisionniste, qui constitue actuellement la principale menace pour la paix dans le monde tel qu’il se dessine désormais assez clairement avec la montée en puissance des BRICS.
Seul le critère de "souveraineté populaire", consubstantiel de la démocratie et sans lequel la dissuasion perd toute légitimité tant politique que morale, va donc m’intéresser ici pour tenter d’apprécier la compatibilité de la dissuasion avec la nature démocratique du régime qui l’emploie. La notion de démocratie, toute imprécise qu’elle puisse être, requiert en effet la souveraineté d’un peuple, donc d’une nation, et d’un État pour la mettre en application. C’est l’exercice par l’État de cette souveraineté populaire, qui est indispensable à la démocratie comme elle l’est tout autant à la défense de ses intérêts, à plus forte raison lorsque ceux-ci sont considérés comme vitaux, dans le cas de la dissuasion.
Se pose alors immédiatement, pour la France et ses voisins européens, la question incontournable de la place de la dissuasion française dans la construction européenne. Difficile question à laquelle il ne semble pas, à première vue, que le débat sur le couple démocratiedissuasion puisse réussir à apporter de réponse véritablement satisfaisante. Mais plutôt que d’aborder frontalement cette question, il peut être utile de s’intéresser à ce concept de « dissuasion coercitive » emprunté par Mélanie Rosselet à Thérèse Delpech à la mémoire de laquelle l’ouvrage publié sous sa direction est dédié. Cette expression indique une certaine forme d’extension fonctionnelle de la dissuasion, qui passerait d’une posture strictement défensive à un usage visant à contraindre l’adversaire. La frontière entre les deux peut certes sembler bien ténue, si l’on considère que défendre ses intérêts vitaux, c’est nécessairement contraindre celui qui les menace (l’adversaire) à y renoncer, mais en réalité, toute l’ambiguïté de cette distinction entre défense et coercition réside dans l’appréciation de la menace et de son caractère vital qui est au cœur de l’extraordinaire complexité du concept de dissuasion.
Si elle peut donc être particulièrement difficile à apprécier, cette distinction est cependant intéressante à noter pour réfléchir à la question d’une dissuasion européenne. Un élargissement de la dissuasion française à ses partenaires européens, pourrait ainsi permettre de déployer une sorte de parapluie nucléaire français destiné à remplacer le parapluie américain. Élargir l’utilisation de la dissuasion d’un État souverain s’appuyant sur l’ultime recours à l’arme nucléaire pour défendre ses intérêts vitaux sur son propre territoire, à une utilisation du type "parapluie" s’étendant à l’extérieur de ses frontières géographiques, à l’abri duquel ses alliés ou ses partenaires pourraient se sentir protégés, pose en effet un problème évident de crédibilité. Au-delà de l’extension aux frontières d’un pays allié, qui aurait un impact important sur l’idée de recours ultime et risquerait en effet, pour le coup, de rendre la dissuasion bien peu crédible et donc parfaitement inefficace, c’est la question de la souveraineté populaire, qui pose ici un problème de fond. L’usage de la dissuasion par un État souverain, pour défendre d’autres intérêts vitaux que ceux de son propre peuple, soit le respect de ses propres frontières, relèverait en effet définitivement plus d’une démarche coercitive que d’une démarche purement défensive.
À l’époque de la guerre froide, dans un contexte bipolaire d’affrontement Est/Ouest à l’échelle de la planète, la notion de "parapluie nucléaire", en l’occurrence américain, pouvait s’entendre pour protéger à l’Ouest une Allemagne psychologiquement démilitarisée après le traumatisme de la seconde guerre mondiale, et amputée d’une moitié de son territoire resté dans la sphère soviétique. La France de de Gaulle quant à elle, a refusé ce qu’elle considérait comme une forme de soumission à l’empire américain. Mais au-delà de ce souci d’indépendance, c’est aussi parce qu’elle avait conscience du manque de crédibilité dans le temps d’un tel usage de la dissuasion au-delà de ses frontières nationales par un pays doté de l’arme nucléaire. Pour garantir la sécurité et la souveraineté nationale de la France, il lui fallait se doter d’une arme nucléaire véritablement indépendante et d’une constitution permettant à l’État d’en assumer la responsabilité.
La chute de l’empire soviétique, la réunification de l’Allemagne, puis l’intégration européenne des anciens pays du Pacte de Varsovie n’ont pas fondamentalement changé les données du problème, dans un monde devenu un temps unipolaire, dominé par la puissance américaine. Mais dans un monde redevenant multipolaire, tel qu’il se dessine aujourd’hui, l’ultime recours à l’arme nucléaire des américains pour défendre des intérêts vitaux qui ne sont pas nécessairement les leurs semble désormais aussi peu crédible que la soumission des pays de l’OTAN à l’imperium américain est en même temps, paradoxalement, de plus en plus manifeste. Les pays de l’Union européenne auxquels se sont désormais ralliés les anciens pays du Pacte de Varsovie, peuvent en effet, je crois, difficilement se sentir durablement protégés par un "parapluie nucléaire" américain qui serait étroitement lié à une application de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Alors que Donald Trump revient aujourd’hui à la tête des États-Unis pour un deuxième mandat, il est bon de se rappeler que la dissuasion de l’OTAN dépend essentiellement du bon vouloir des américains. À l’époque du premier mandat de Trump, le président français avait déclaré, avec une certaine lucidité compte-tenu de l’attitude américaine du moment, que l’OTAN était "en état de mort cérébrale". Elle peut désormais très vite retomber dans un tel état et ôter ainsi toute crédibilité à un hypothétique parapluie nucléaire américain qui s’activerait en vertu de son article 5.
Pour envisager une dissuasion européenne indépendante des aléas de la politique américaine, il faudrait à l’Europe une véritable autonomie stratégique, seule garante de sa souveraineté géopolitique. Pour que cette dissuasion soit adaptée à l’exercice d’une souveraineté démocratique au sens de Raymond Aron, en s’assurant du maintien de la "souveraineté populaire", il faudrait aussi qu’il y ait un peuple européen, régi par un État dûment reconnu par la communauté internationale, au sein de frontières stables bien délimitées, disposant d’une capacité nucléaire permettant de dissuader tout agresseur potentiel de s’y risquer. Il ne me semble pas que ces conditions soient aujourd’hui réunies. "Au fond", pourrait-on dire de l’Europe, en plagiant le général de Gaulle disant du président Lebrun que, en 1940, "comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu'il fût un chef ; qu'il y eût un État"[1] : comme peuple souverain deux choses manquent encore à l’Europe ; qu’elle soit un peuple réuni au sein d’une structure "une et indivisible" ; qu’il y ait à sa tête un souverain.
Sauf à considérer le chef d’État français comme mandataire d’une souveraineté populaire européenne qui n’existe pas, alors qu’il n’a pas d’autre mandat que celui qui lui a été attribué par le peuple français, ou à croire que l’on pourrait mettre le bouton nucléaire à la disposition d’un chef qui n’existe pas d’un État qui n’existe pas non plus, la souveraineté européenne en matière de défense est encore loin d’advenir, dans une Europe aux contours démocratiques encore très mal définis. La dissuasion de notre pays doit impérativement être pensée à l’aune de cette réalité incontournable. Dans un monde qui entre désormais de plain-pied dans un troisième millénaire résolument géopolitique, cette difficile réalité d’une souveraineté européenne encore introuvable, demeure la véritable limite de tout débat démocratique sur la dissuasion en France, mais surtout également un enjeu politique majeur à prendre en compte dans toute réflexion sur l’avenir de la construction européenne.
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[1] Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, vol. III, Le Salut : 1944-1946, Albert Lebrun, Paris, Pocket, 2006, p. 31-32.
20/12/2024