L'accord gazier entre Israël et le Liban

07/12/2022 - 7 min. de lecture

L'accord gazier entre Israël et le Liban - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Edouard Cohen-Tannoudji est Pilote d’essais expérimentaux (avion) au sein d'Israël Aerospace Industries.

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Le 27 octobre dernier, Israël et le Liban ont signé un accord définitif sur le tracé exact des limites de leurs eaux territoriales, mais surtout de leur Zones Économiques Exclusives (ZEE) dans lesquelles les deux pays ont l’espoir d’exploiter rapidement d’importants champs gaziers.

Au-delà de la résolution ponctuelle de ce désaccord maritime, il s’agit peut-être d’une inflexion notable de la politique libanaise vers la reconnaissance à terme d’Israël.

 

"Les raisons de la discorde : une question… d’azimut"

Israël et le Liban étant toujours officiellement en guerre (contrairement à la Syrie par exemple), il n’existe à ce jour qu’un simple accord de cessez-le-feu entre les deux pays et non pas un armistice. La frontière Nord entre les deux pays, qu’elle soit terrestre ou maritime, est toujours disputée, le Liban considérant à ce jour que seule la Palestine est leur voisin au Sud.

Il est probablement inutile de rappeler l’histoire troublée entre les deux pays depuis les années 70 et les conflits meurtriers de 1978, 1982, et 2006 ; ni même les attaques sporadiques par roquettes ou les tentatives d’infiltration du Hezbollah, voire ses tentatives de pénétration ou d’attaque par drones (en particulier sur les plateformes gazières en mer), ainsi que les raids aériens israéliens sur des objectifs en territoire libanais d’infrastructures syriennes ou iraniennes soutenant la milice chiite.

Concernant spécifiquement le différent maritime, la frontière définissant la limite de la ZEE faisait également l’objet d’un contentieux entre les deux pays : les Israéliens demandant d’établir la frontière de leur ZEE selon l’azimut 298° selon la "Ligne 1", alors que le Liban revendiquant en 2010 de tracer la frontière selon la "Ligne 23", plus au Sud… selon l’azimut 283°. En 2020, les Libanais ont même élargi leur revendication encore plus au sud sur la "Ligne 29".

On voit aisément que ces deux dernières lignes définissaient une souveraineté potentielle du Liban sur les champs Sud de "Karish" ou Nord de "Qana"/"Sidon", et donc constituaient L’enjeu majeur du futur tracé de la limite des ZEE entre les deux pays.

 

© ALMA Research & Education Center

 

À noter qu’il existait également jusqu’à présent un différend plus local concernant le tracé exact des eaux territoriales à l’extension vers la mer de la frontière terrestre (au large de Roch Hanikra/Rus el Nakura), les Israéliens ayant unilatéralement mouillé sur 5 km une ligne physique de bouées le long de leur "Ligne 1", le point de départ terrestre exact étant lui-même disputé…

 

"Timing is everything"

Quels sont les facteurs temporels qui ont catalysé le processus ?

Les Libanais ont intelligemment perçu l’urgence d’arriver à un accord à plusieurs titres :

  • La volonté claire et annoncée des Israéliens de commencer même symboliquement l’exploitation du champ "Karish" ("Requin") - certes pas directement concerné par le tracé de la bordure Nord de la ZEE -, mais ce AVANT même la signature d’un accord, pour signifier qu’ils s’estiment souverains dans tous les cas et, d’autre part, pour intensifier la pression psychologique sur les champs libanais "Qana" et "Sidon" à cheval sur la future frontière potentielle selon la "Ligne 1".
  • L’échéance pressante des élections du 1er Novembre en Israël (les cinquièmes en moins de quatre ans), qui auraient peut-être contraint l’éventuel futur Premier ministre Netanyahu à s’opposer à signer cet accord lui-même en raison de la pression de sa coalition probable de droite-extrême, tandis que le Premier ministre israélien en exercice (Yair Lapid, Centre) aurait pu se prévaloir d’une victoire diplomatique, et économique, voire stratégique. À noter que Benjamin Netanyahu (dont la coalition de droite - et d’extrême-droite - est ultérieurement arrivée assez confortablement en tête) a vigoureusement condamné pendant toute la campagne électorale les négociations autour de cet accord, tout en admettant qu’il le respecterait a posteriori s’il était désigné premier ministre.
  • La situation économique catastrophique du Liban depuis plusieurs mois : ni la communauté internationale, ni les créanciers du Liban, ni la rue libanaise ne comprendraient que l’on se privât d’une telle manne ("céleste" ?) à quelques miles nautiques de Tyr et de Sidon.
  • La crise énergétique subie de plein fouet par l’Europe en raison de la guerre en Ukraine qui encourage celle-ci à se tourner vers tous les exportateurs potentiels.

 

Une exploitation internationale :

L’exploitation opérationnelle du champ "Karish" par Energean, société britannique très présente en Méditerranée, a donc effectivement débuté UN jour avant la signature de l’accord, pour signifier clairement qu’Israël n’attendrait pas la signature de l’accord pour commencer à exploiter unilatéralement un champ certes non directement concerné par l’accord, mais vulnérable géographiquement à une attaque du Hezbollah.

Du côté libanais, il est prévu que le gaz extrait par un consortium mené par le géant français Total sera exporté vers la Jordanie, qui fournira en retour de l’électricité au Liban, la Syrie prélevant au passage sa dime en nature car le courant produit et exporté passera par son territoire.

Israël devrait recevoir également à terme 17 % des futurs revenus potentiels de l’exploitation des champs gaziers à cheval sur la frontière ("Qana" et "Sidon"), ce point faisant l’objet d’un accord ultérieur entre Israël et Total, avec le soutien du gouvernement français bien évidemment. Il faut noter que Total est d’ores et déjà autorisé à prospecter et exploiter dans la partie israélienne alors que, dans le même temps, le Liban ne sera pas directement impliqué dans la rétribution israélienne qui sera reversée par un intermédiaire.

© Orna Mizrahi, INSS

 

Une négociation brillante et une cérémonie de signature glaciale :

La cérémonie de signature a été plus qu’empreinte de retenue, les deux premiers ministres signant séparément le document respectivement à Beyrouth et à Jérusalem, puis le médiateur américain Amos Hochstein paraphant le document final au sein d’une base des Nations Unies à la frontière, en présence de deux délégations minimales lors d’une cérémonie tendue et sans échange de poignée de main ni même de paroles, mais néanmoins conclue par des applaudissements par les deux parties. Aucune photo de la réunion n’a d’ailleurs été publiée à l’issue.

Il est important de souligner qu'Amos Hochstein a fait preuve de beaucoup de clairvoyance et d’intelligence en menant une négociation globale en traitant le problème dans son ensemble et non pas en séparant les dossiers. Cette négociation fut aussi vivement encouragée par les Présidents Biden et Macron, qui ont en particulier incité les deux parties à faire des concessions mutuelles. Certains y voient même un cas d’école de négociation réussie.

Cependant, après la signature de l’accord, le gouvernement libanais a déclaré qu’il considérait que "ce n’est qu’un accord technique, qui ne signifie en aucun cas une normalisation des relations, ni une reconnaissance de l’état hébreu".

Quant à lui, le Hezbollah a rapidement déclaré que "les mesures spéciales et exceptionnelles de résistance dans la zone étaient levées", car "la mission avait été accomplie et qu’il s’agissait une victoire pour le Liban", et "non pas un traité international ni une reconnaissance d’Israël". Le champ israélien de Karish semble donc être moins sous la menace des drones chiites, pour l’instant…

Concrètement, à la proximité immédiate de la frontière et donc de ses eaux territoriales, Israël a obtenu ce qu’il voulait, c’est-à-dire la reconnaissance implicite de la limite actuelle des eaux territoriales, ce qui augmente quelque peu sa profondeur tactique navale à proximité immédiate de la côte où seraient susceptible d’opérer des groupes nautiques du Hezbollah.

Et, même si Israël renonce à une surface significative de sa ZEE, ceci n’obère aucunement ses activités navales ou de renseignement dans la zone libanaise.

D’autre part, l’établissement définitif d’une frontière même maritime avec le Liban constitue en réalité une reconnaissance de facto de l’existence même d’Israël, en particulier car cet accord n’a pu être signé par le Liban sans l’accord explicite du Hezbollah, et probablement sans celui tacite de la Syrie. En revanche, malgré l’importance locale de ce règlement, il ne s’agit probablement pas d’une question stratégique globale intéressant directement les intérêts majeurs Iraniens, qui ont cependant dû être consultés, et qui se probablement abstenus, ceci constituant donc une évolution intéressante.

Enfin, il semblerait qu’il existât un addendum confidentiel à cet accord entre Israël et les États-Unis qui définirait une liste de garanties sécuritaires américaines, dont une clause stipulant que les revenus tirés par le Liban de l’exploitation n’iraient pas (directement ?) au Hezbollah. Le contenu de cet addendum aurait été vivement discuté au sein du gouvernement israélien.

Il faut également noter que la signature de l’accord n’a pas été discutée au Parlement israélien (la "Knesset"), en particulier en raison de la période de gouvernement de transition dans lequel était le pays juste avant les élections.

Malgré quelques cris d’orfraies provenant de l’opposition, le processus a été rapidement conclu, probablement à la satisfaction d’une très grande partie des deux camps.

 

En conclusion :

Cet accord a suscité un réel enthousiasme en Israël qui considère qu’il s’agit d’un accord "gagnant-gagnant", et s’inscrivant dans la continuité des accords d’Abraham signés avec le Maroc et des pays du Golfe. Il pourrait peut-être constituer les prémices d’une normalisation plus poussée avec un pays avec lequel Israël est toujours officiellement en guerre. Les Israéliens se sont même pris à rêver de week-ends "Shopping et Dolce Vita" à Beyrouth, ou de… ski dans les montagnes de Bcharreh ou de Faqra, à l’image des nouvelles destinations à la mode que sont devenues très rapidement les villes de Dubaï et Marrakech.

Parallèlement, cet accord pourrait aussi infléchir favorablement la perception de l’opinion publique libanaise envers Israël, mais aussi symétriquement envers le Hezbollah qui ne serait plus considéré comme omnipotent.

Après les guerres de 1982 et de 2006, qui ont laissé un souvenir très amer dans l’opinion publique israélienne, Israël espère non pas "récolter les dividendes de la Paix", mais peut-être s’assurer un "Front Nord" maritime et terrestre un peu plus calme. Au-delà, et à plus long terme, c’est tout le Liban qui pourrait s’en trouver stabilisé, ce dont les Israéliens ne peuvent que se réjouir.

Ce n’est donc probablement pas la "Fin de l’Histoire", ni même le début d’un processus de paix, mais peut-être un nouveau modus vivendi entre les deux pays (y compris avec le Hezbollah) et a minima une occasion qu’il ne fallait certainement pas laisser passer.

Edouard Cohen-Tannoudji 

07/12/2022

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