L’urgence d’une approche stratégique du Grand âge

13/06/2023 - 7 min. de lecture

L’urgence d’une approche stratégique du Grand âge - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Nicole Tortello Duban est Fondatrice dirigeante d’AleVia Conseil & Jimmy Kolbe-André Enseignant-chercheur en droit du lobbying.

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"Choc de transparence" dans les Ehpad à la suite du scandale Orpéa, convention citoyenne sur la fin de vie, réforme des retraites, proposition de loi "Bien vieillir"… Le débat sur la place des personnes âgées dans notre société est d’une brûlante actualité. Pour cause, la transition démographique provoquée par le vieillissement de la population est une réalité de plus en plus tangible. En France, comme partout ailleurs en Europe, la proportion de personnes âgées s’accroît considérablement. Selon l’INSEE, la part des plus de 60 ans devrait passer de 25 % de la population en 2020 à 31 % en 2035[1]. En 2060, ce groupe représenterait 23,6 millions de personnes[2]. Ce bouleversement démographique entraîne la structuration d’un nouveau marché qui lui est spécifiquement destiné : la silver économie.

 

Transformer la menace du vieillissement en un marché porteur de sens

Selon Serge Guérin, sociologue spécialisé sur les enjeux de "seniorisation" de la société, "la silver économie synthétise la volonté de traduire la transition démographique sous la forme d’activité économique et de développement de l’emploi. Un marché qui va représenter le quart de la population et plus du tiers d’ici à 2050, impose une transformation majeure de l’offre"[3]. La silver économie se définit donc comme un marché qui regroupe un éventail de produits et services à destination des personnes âgées. Aujourd’hui, il pèserait un peu plus de 130 milliards d’euros[4]. 

D’après cet auteur, la silver économie repose sur trois axes : le développement économique global pour répondre aux besoins et usages des plus de 60 ans, la transformation de l’écosystème de la santé et du soin sous la pression des démarches de e-santé et de la chronicisation de la maladie et, enfin, l’adaptation du logement en privilégiant les logiques de mutualisation, de participation sociale et de territoire de vie[5]. Ainsi, la silver économie ne doit pas être appréhendée comme un secteur distinct, mais plutôt comme un ensemble d’activités productives et commerciales transversales aux secteurs existants (santé, loisirs, logement, assurance, secteur de soins, etc.)[6]. De fait, le marché de la silver économie se caractérise par sa grande homogénéité, dans le sens où il couvre une vaste gamme de clients et de consommateurs aux valeurs, attitudes, besoins très variés[7]. Néanmoins, bien qu’il soit porteur de sens et économiquement prometteur, ce marché n’a pas encore fait l’objet d’une politique publique pleinement adaptée à son potentiel.

 

L'éternel espoir déçu d’une loi sur le Grand âge

Depuis 2013, le gouvernement français a mis en place une politique publique dédiée à la silver économie qui a permis quelques avancées significatives. On peut citer l’adoption de la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement, dite loi "Rossignol", qui avait pour objectif de favoriser l'autonomie des personnes âgées en consacrant des mesures telles que le droit au répit et l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) à domicile. Ou encore, plus récemment, la création d'une cinquième branche de la Sécurité sociale consacrée à la prise en charge des besoins liés à la perte d'autonomie des personnes âgées, par la loi du 7 août 2020[8].

Cependant, au gré des législatures successives, la promesse d’une loi qui soit véritablement à la hauteur des enjeux soulevés par le vieillissement démographique a été systématiquement déçue. La législature en cours ne fait pas exception. En effet, au lieu du projet de loi ambitieux, visant à "répondre aux défis du vieillissement" , promis à plusieurs reprises par le Président de la République, Emmanuel Macron, il faudra se contenter de la proposition de loi "Bien vieillir", péniblement portée par les différentes forces de la majorité (Renaissance, Horizons et MoDem). Celle-ci est actuellement en première lecture à l’Assemblée nationale. 

 

Un texte très en-deçà des enjeux et des ambitions affichées

Élaborée sur la base des réflexions apportées par le Conseil national de la Refondation (CNR), la proposition de loi "Bien vieillir" comportait à l’origine seulement quatorze articles. Ces derniers contiennent des mesures à vocation plutôt conjoncturelles telles que le renforcement du dispositif d'alerte pour détecter les cas de maltraitance, la création d'un service public départemental de l'autonomie pour faciliter les démarches, la lutte contre l'isolement des personnes vulnérables, la promotion de l'habitat inclusif, ou encore l’obligation pour les Ehpad privés de réinvestir une partie de leurs bénéfices dans l'amélioration du bien-être des résidents. 

En l’état, ces mesures semblent très éloignées des objectifs ambitieux annoncés par Jean-Christophe Combe, le ministre des Solidarités, de l'Autonomie et des Personnes handicapées[9]. L'automne dernier, celui-ci avait en effet lancé une consultation nationale dans le but de coconstruire avec les acteurs de la silver économie et les citoyens un "plan d'action concret et opérationnel", qui devait être présenté en mai 2023. Il souhaitait ainsi mettre en place un chantier interministériel transversal comprenant trois axes : adapter la société au vieillissement, promouvoir le lien social, renforcer la citoyenneté et valoriser les métiers. De l’aveu même du ministre, qui affirme maintenant préférer "une petite loi efficace plutôt qu’une grande loi "fourre-tout"" , ces ambitions ont toutefois été revues à la baisse depuis lors. Au demeurant, cette renonciation semble symptomatique de l'incapacité du gouvernement à saisir le changement de paradigme en cours.

 

L’objectif d’un grand ministère dédié à la prise en soin des Français 

De notre point de vue, le phénomène du vieillissement démographique provoque un changement de paradigme majeur qui nécessite de repenser globalement la question du Grand âge. Il est en effet crucial de prendre en compte ses dimensions économiques, sociales et environnementales, au-delà de la vision traditionnelle qui se concentre principalement sur ses aspects médico-sociaux. En ce sens, les décideurs publics doivent envisager le vieillissement non plus comme un fardeau ou une menace, mais plutôt comme une opportunité de développement économique et un levier pour améliorer le bien-être social. Pour réussir cette transformation, il est primordial de structurer la prise en soin des personnes âgées, à l’aide d’une approche à la fois inclusive, préventive et intergénérationnelle.

Inclusive, d’abord, parce qu’il est indispensable de renforcer la dynamique de concertation initiée par Jean-Christophe Combe, en ne se limitant plus seulement aux acteurs institutionnels (Direction générale de la cohésion sociale, Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie, Direction générale de l'offre de soins, Direction générale de la santé, section Grand âge du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge, etc.), mais en intégrant l'ensemble des parties prenantes, c’est-à-dire l’État, les collectivités territoriales, les organismes de protection sociale, les acteurs de l'immobilier (les bailleurs sociaux mais aussi les petits épargnants qui investissent dans des Ehpad[10]), les entreprises, les artisans, les professionnels sanitaires et médico-sociaux, le monde associatif, les aidants.

Préventive, ensuite, car il est nécessaire de traiter par ce prisme toutes les problématiques liées à la conception traditionnelle de la santé axée principalement sur le traitement curatif. Il est temps de veiller au bien-être des citoyens tout au long de leur vie, dès la naissance jusqu'à la fin, et non plus seulement de les prendre en charge lorsqu'ils tombent malades. Dans cette perspective, nous encourageons vivement la création d'un ministère dédié à la prise en soin, mettant particulièrement l'accent sur les approches non médicamenteuses[11] telles que l'ostéopathie, la musicothérapie, la sophrologie. Ces approches étant reconnues pour leur efficacité dans la qualité de vie des personnes âgées et le maintien de leur autonomie. Pour atteindre cet objectif, il convient de réviser en profondeur notre ambition. Cela implique aussi de promouvoir de nouvelles recherches dans ce domaine, ainsi que la mise en place de solutions orientées vers la prévention. De plus, il est crucial d'accepter que ces interventions non médicamenteuses puissent être reconnues par le ministère de la Santé, même si elles ne sont pas forcément remboursées par l’Assurance maladie.

Intergénérationnelle enfin.  La silver économie n’a de perspectives que si elle parvient à faire "avec" la silver génération. Il est donc crucial que l’activité économique générée par le vieillissement de la population génère un bénéfice intergénérationnel[12]. À cet égard, les initiatives de cohabitation réunissant des jeunes (pour la plupart étudiants) et des personnes âgées, telles que celles développées par ensemble2générations doivent mieux retenir l’attention des pouvoirs publics. 

En définitive, parce que le vieillissement démographique représente l’un des plus grands défis du 21ème siècle[13], il est urgent que la France ose un rôle de leadership éclairé dans le domaine de la silver économie. À cet égard, elle pourrait s'inspirer des pays tels que le Japon, la Chine et d'autres nations européennes qui ont déjà pris des mesures significatives dans ce domaine. En adoptant cette approche comportant une double dimension préventive et inclusive, la France renforcerait son influence et consoliderait son soft power à l’international. Ainsi serait façonné un avenir où le vieillissement de la population est considéré comme une opportunité de croissance économique et de bien-être social pour tous.

Nicole Tortello Duban et Jimmy Kolbe-André 

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[1] Blanpain N., Chardon O., "Projections de population à l’horizon 2060", Insee Première, n° 1320, 2010.

[2] Ibid.

[3] Guérin S., "La silver économie. Levier au service d’une société de la longévité douce ou eldorado numérique pour économie déclinante ?", Pour, no 233, 2018, p. 195.

[4] Ibid., p. 200.

[5] Ibid., p. 196.

[6] Enste P., Naegele G., Leve V., "The Discovery and Development of the Silver Market in Germany" in Kohlbacher F., Herstatt C. (dir.), The Silver Market Phenomenon : Business Opportunities in an Era of Demographic Change, Berlin, Heidelberg, Springer, 2008, p. 325‑339.

[7] Herstatt C., Kohlbacher F., "Lessons Learned and the Challenges and Opportunities Ahead" in Kohlbacher F., Herstatt C. (dir.), The Silver Market Phenomenon: Business Opportunities in an Era of Demographic Change, Berlin, Springer, 2008, p. 495‑497.

[8] Loi organique et loi du 7 août 2020 relatives à la dette sociale et à l'autonomie. Création d'un cinquième risque dépendance et transfert de la dette sociale, en forte hausse avec la crise sanitaire : tels sont les deux objectifs des lois relatives à la dette sociale et à l'autonomie.

[9] Combe J.-C., "Fabrique du Bien vieillir : Des ateliers citoyens au cœur des territoires", dossier de presse du Conseil National de la Refondation, 2023, p 17.

[10] L’action de l’Ascop-Ehpad qui représente les intérêts des petits épargnants confrontés aux pratiques délétères de grands groupes d’Ehpad tels que DomusVi ou Orpéa.

[11] Les travaux menés par la NPIS sous la direction de son président, Grégory Ninot.

[12] Broussy L., "Nous vieillirons ensemble... 80 propositions pour un nouveau Pacte entre générations", rapport interministériel sur l'adaptation des logements, des villes, des mobilités et des territoires au vieillissement de la population, 2021, p. 28.  

[13] United Nations Population Fund (UNFPA), HelpAge International, Ageing in the Twenty-First Century : A Celebration and A Challenge (Vieillir au vingt et unième siècle: une victoire et un défi), 2012, 193 p. 

13/06/2023

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