Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Si nous n'avions pas tant d'autres sujets attristants, l'indifférence à l'égard de la morale et de ses transgressions, manifestée dans le débat public, les choix des entreprises et le vote des citoyens, serait à pleurer.
Il faut accepter, tant le processus est constant, que non seulement l'éthique malmenée, le judiciaire menaçant, en cours ou définitif ne gênent pas les carrières et les destins de ceux qui auraient pu en pâtir mais qu'au contraire, ils semblent les favoriser comme si le soufre ajoutait de l'aura au lieu d'en enlever.
Il n'y a pas d'exemples dans notre histoire récente qui aient démontré l'inverse si on excepte Jérôme Cahuzac qui a cumulé les provocations et le mensonge.
Mais tant d'autres qui se soucient comme d'une guigne de ce qui a pu leur advenir de désagréable, qui ne se sentent pas humiliés d'avoir été une cible policière et judiciaire, qui se rengorgent devant les non-lieux et les relaxes obtenus comme si, d'un coup, ils avaient été "lavés plus blanc". Qui font la nique aux juges parce que l'électeur est là qui les sanctifiera, quoi qu'ils aient pu accomplir, faciliter ou détourner.
La morale, probablement, est devenu un étrange mot exotique dans notre quotidienneté au point qu'il apparaît incongru à beaucoup et qu'on n'accepte de l'utiliser comme adjectif que pour pourfendre une conception pourtant légitimement honorable de l'art et de la culture : alors, on a droit au reproche suprême d'être un adepte de la censure morale.
Quand une valeur existe encore dans le vocabulaire mais est moquée, sur un mode sarcastique ou dérisoire, quand elle a l'audace de prétendre à l'incarnation, son effacement n'est pas loin. Il fera de notre République une entité dont la vertu ne sera plus le guide mais un pragmatisme ayant pour seule ambition de déconnecter ses entreprises du risque de toute éthique et de l'obsession de toute exemplarité. On peut dire que sur ce plan la cause est entendue.
Si bien, d'ailleurs, par les citoyens que sauf quelques obstinés conservateurs, quasiment toute la communauté nationale, droite et gauche confondues, est persuadée qu'elle est dans le bon chemin en privilégiant l'empirisme, l'efficacité, parfois un entregent douteux plutôt que de s'indigner de dérives personnelles ou publiques qui cantonnées, paraît-il, dans un autre monde, n'ont pas vocation à s'immiscer dans les arbitrages décisifs pour notre pays.
La politique et la morale font univers à part et la meilleure preuve de cette séparation vient du fait que ce mouvement d'éloignement est irrésistible et général. Dans tous les métiers d'ordre, d'autorité, de pouvoir, d'influence et de représentation, à cause souvent de l'aveuglement médiatique, l'exigence éthique n'est plus considérée comme un élément constitutif de la qualité professionnelle alors que par exemple pour le barreau, il n'est pas de grande voix et de personnalité remarquable qui ne soient imprégnées par l'obligation, pour ses principes et ses attitudes, d'être à la hauteur de l'idéal porté en soi.
Je pourrais tenir le même raisonnement pour les magistrats malgré une déontologie qui me paraît plus relever de la surface lisse et convenable pour les pratiques du quotidien et les relations professionnelles que du feu intérieur qui fait de l'éthique un incoercible élan pour créer, résister ou agir.
Une explication sans doute plus profonde de cette désertion de la morale des lieux où elle serait cependant capitale tient au fait contemporain de la sanctuarisation des idées et de la sous-estimation des comportements.
Le délitement de la liberté d'expression en France, voire son saccage délibéré par des instances et des autorités qui devraient se faire un honneur d'au moins la sauvegarder ont constitué le royaume des idées non plus comme la possibilité infinie et contradictoire d'échanges pluriels mais pour un ghetto où tout propos devra être labellisé éthiquement, toute phrase, tout écrit moralement validés. Le paradoxe, donc, est que ce qui aurait dû échapper à la vertu de l'âme, parce que l'intelligence est critique, multiforme et n'a de comptes à rendre qu'à elle-même ou à la loi quand celle-ci n'est pas équivoque, y est soumis au contraire. L'idée aurait le devoir d'être bonne avant d'être juste ou lucide.
Les comportements, à rebours, dont l'éthique devrait être le sang qui les irrigue et la force qui les anime, ont toute latitude pour se conduire comme ils le souhaitent et on se garderait bien de leur appliquer une grille rigoureuse qui porterait atteinte à leur déplorable impunité. On n'a pas le droit, en politique ou en culture, de penser comme on veut mais se comporter comme un malappris, pour rester poli, est autorisé et même, en certains cas, recommandé.
Au fond, on a moralisé la pensée et banalisé l'action.
Enfin, comment ne pas faire un sort à la présomption d'innocence qui, dans une France en forte inculture judiciaire, est devenue l'argument massue pour excuser le scandale de ne jamais tenir compte des "casseroles" qui pendent aux basques de certains personnages, en faisant du bruit certes mais sans jamais émouvoir les puristes d'un droit désincarné ?
C'est déprimant. La morale est un gros mot en France.
Pourtant, malgré mon pessimisme, je continue à espérer qu'un jour, les élections seront d'abord un moyen de "faire la morale" à ceux qui réclameront nos suffrages.
25/03/2023