La résilience de nos modèles économiques est-elle satisfaisante dans ce contexte de permacrise maritime ?
07/04/2024 - 7 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Florian Manet est Colonel de la Gendarmerie nationale, expert en sûreté globale, chercheur associé à la chaire de géopolitique de la Rennes School of Business & essayiste.
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Une actualité brûlante met le projecteur sur la maritimisation des économies
La croissance du trafic maritime et des connectivités portuaires qui soutiennent l’activité économique mondiale est confrontée, depuis quelques années, à une succession de crises d’origine anthropique, sanitaire, technique, géopolitique et climatique. À tel point que le concept de "permacrise[1]", c’est-à-dire l’état permanent de crise, semble décrire parfaitement cette situation. Divers dans leur cause, tous ces événements possèdent, néanmoins, des traits communs qui interrogent nos modèles économiques à l’échelle internationale. Le phénomène de globalisation se traduit, en effet, par une implication généralisée aussi bien à l’échelle des continents et des États qu’à l’intérieur même des sociétés jusqu’aux consommateurs et citoyens. Analysons quelques événements emblématiques et tirons en des premiers enseignements.
L’événement le plus récent et très médiatique est avant tout la rupture d’une artère vitale de mobilité terrestre et maritime sur la côté est des États-Unis d’Amérique. Aux premières heures du 26 mars 2024, le porte-conteneurs DALI a emporté dans sa course le pont Francis Scott Key à Baltimore (Maryland) qui enjambait la rivière Patapsco. L’enquête technique devra déterminer les causes qui ont conduit à la perte de propulsion du navire. Est-ce imputable à une erreur humaine ? Est-ce un problème mécanique ou électrique ? Est-ce dû à la qualité du carburant ? Ou encore est-ce le fait d’une cyberattaque[2] ? Il est encore bien trop tôt pour le déterminer avec assurance.
Les événements climatiques mettent aussi à rude épreuve les infrastructures portuaires et maritimes. Ainsi, le 23 mars 2021, le porte-conteneurs EVER GIVEN s’échoue dans le canal de Suez paralysant les chaînes d’approvisionnement mondiales durant 6 jours. Le gabarit du canal de Suez n’a pas pu offrir d’autres échappatoires à la prise aux vents traversiers qu’a rencontré ce mastodonte des mers long de 400 mètres et d’une capacité d’emport de 20 124 EVP[3]. De même, les basses eaux du canal de Panama observées depuis 2023 limitent drastiquement le flux des navires dans leur circumnavigation entre le Pacifique et l’Atlantique. Les 80 kilomètres de l’isthme sont rythmés par un réseau complexe d’écluses alimentées par des lacs artificiels souffrant d’une sécheresse historique. Précisons que 200 000 litres d’eau puisés dans ces lacs et rejetés ensuite en mer sont nécessaires au passage d’un navire.
Enfin, sans négliger pour autant les événements maritimes en mer Noire liés au conflit russo-ukrainien (qui ont actualisé les principes de la guerre en mer), évoquons la situation maritime en mer Rouge. Placée à proximité d’un choke-point[4], elle impacte gravement le commerce international. En effet, ce carrefour maritime stratégique est situé au cœur d’une crise sécuritaire majeure. Elle traduit un double déport en mer de tensions, certes, internationales en lien avec le conflit israélo-palestinien mais aussi internes à l’État du Yémen. Le groupe chiite Ansar Allah ("Partisans de Dieu") mène des opérations armées en mer visant les flottes marchandes en transit vers l’Europe ou l’Asie. Ainsi, dans cette guerre asymétrique, le cargo vraquier MV RUBY MAR a coulé en haute mer, le 18 février 2024, suite à un tir d’un missile anti-navire, emportant 21 000 tonnes d’engrais par le fond.
Des impacts majeurs sur les chaînes d’approvisionnement interconnectées
Tant la globalisation de l’économie mondiale est avancée, l’évaluation des conséquences est un exercice particulièrement complexe à mener. Néanmoins, tirons quelques enseignements qui interrogeront sur notre modèle économique :
- les aléas naturels rappellent les fondamentaux de la navigation maritime et soulignent l’impuissance de l’Homme. L’humilité au regard des éléments naturels demeure une valeur fondatrice chez les gens de mer. La sécheresse en Amérique latine est un obstacle insurmontable à la reprise normal du service du Canal de Panama.
- la géopolitique détermine une … thalassopolitique. En effet, terre et mer sont intimement liées. Les opérations d’entrave au commerce international menées par les Houthis[5] soulignent la caisse de résonance assurée que représente une menace armée exercée sur les routes maritimes à proximité d’un choke-point. Elles démontrent aussi le centre de gravité de nos économies tributaires du fait maritime. Ce que l’on observe aussi pleinement en mer Noire, notamment avec la traditionnelle guerre des mines et la menace asymétrique du drone maritime qui ouvre de nouvelles perspectives d’action en mer à faible coût.
- la désorganisation durable des chaînes d’approvisionnement génère des coûts directs de transport et se répercute sur l’ensemble de la chaîne de valeurs. Par exemple, les tensions en mer Rouge ont fortement restreint les circulations maritimes sur le canal de Suez par lequel transite 10 à 15 % du commerce mondial et 30 % du flux conteneurisé. Ainsi, le déroutement de la flotte marchande par le cap de Bonne Espérance rallonge les routes Asie – Europe de 8 à 10 jours nécessaires pour les 14 000 milles supplémentaires à parcourir. Selon les armateurs, le surcoût est estimé, par navire, à environ un million de dollar supplémentaire. Par ailleurs, les cours mondiaux des conteneurs ont augmenté de plus de 150 % sur une liaison Shanghai (Chine) – Rotterdam (Pays-Bas) par rapport à l’an dernier.
- la globalisation repose sur une « infrastructuration » des relations internationales et commerciales. Le port maritime et la flotte marchande (conteneurisé, vrac solide et liquide, …) sont devenus des pièces vitales de la puissance d’un État. 9 ème port maritime américain, Baltimore est désormais durablement isolé des flux marchands suite à l’effondrement du pont Francis Scott Key. Cet évènement maritime va littéralement assécher un écosystème régional qui ne sera plus irrigué par des flux entrants et sortants. Ceci impose une reconfiguration rapide des flux maritimes et logistiques vers d’autres ports de la façade Est des États-Unis qui devront développer de nouvelles capacités portuaires. Rappelons les volumes en jeu pour le port de Baltimore en 2023 : 1, 12 million d’EVP, 750 000 automobiles, 22 millions de tonnes de charbons exportées, 440 000 passagers de croisière, 855 000 tonnes de sucre exportées.
- la planification des infrastructures logistiques est confrontée à de multiples contraintes. L’évolution du commerce international nécessite l’adaptation des infrastructures logistiques existantes voire la création de nouveaux pôles ex nihilo comme, par exemple, le complexe industrialo-portuaire marocain de Tanger Med, en mer Méditerranée, en 2004.
Cependant, l’exemple du port de Baltimore est, néanmoins, emblématique de l’évolution d’un port historique devenu plaque tournante des échanges internationaux dopés par l’élargissement du canal de Panama. Créé officiellement en 1706 pour permettre l’exportation du tabac du Maryland, il n’a eu de cesse de se développer sur les berges du fleuve Patapsco dans la baie de Chesapeake tout comme la ville adjacente et un éco-système industriel. La fragilité de ces centres d’activité économique concentrés s’illustre aussi par l’imbrication des systèmes logistiques, matériels comme immatériels. Dans le cas présent, la destruction du pont entraine celle d’une route métropolitaine majeure, l’Interstate 695. Essentielle dans les flux de personnes mais aussi logistiques au Nord-est des États-Unis, on dénombre annuellement plus de 11,5 millions de véhicules qui transitent sur ce pont par an selon les autorités en charge des transports. De même, il est attribué à l’ancre du RUBYMAR le sectionnement de câbles sous-marins supports des communications par le réseau internet.
Vers une nouvelle résilience sociétale ?
La permacrise dont les effets sont démultipliés par la globalisation et l’interconnexion des intérêts appelle à émergence de modèles de gestion de crise fondée sur la résilience d’organisations politiques et socio-économiques de plus en plus complexes. Sous très court préavis, les décideurs doivent réagir en s’efforçant d’embrasser l’ensemble des enjeux dans un système d’interdépendance croissante. Certes, les autorités publiques de Baltimore doivent ré-ouvrir, en sécurité, le chenal d’accès sur le Patapsco. Mais que faire des 45 000 salariés qui vivent directement et indirectement des activités logistiques du port et du tissu industriel environnant ? Comment compenser cette perte d’activité et de valeurs qui génère plusieurs milliards de dollars de PIB ? Dans quelles conditions seront reconstruites et remises en service ces infrastructures couteuses ? Comment fidéliser des acteurs économiques durant ces mois de travaux gigantesques ?
Plus modestement, cette réflexion sur la permacrise maritime et ses effets « dans la profondeur » de nos sociétés exige de former les décideurs à la prise de décision en environnement très complexe. Elle suscite aussi une réflexion globale sur l’infrastructuration des relations internationales et commerciales dans un contexte de digitalisation croissante mais aussi de montée des périls qui s’expriment, aussi, à l’encontre de ces centres de gravité vitaux que sont les infrastructures.
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[1] Permacrisis and Logistics: from assessment to foresight, sous la direction de DR Emilija PUNDZIUTE-GALLOIS et DR Arnaud SERRY, Baltic Seas, SEFACIL, 2023, https://www.sefacil.com/literaturethird/
[2] Batailles d’intelligence : les réseaux internationalisés de cybercriminalité vs les coordinations stratégiques des communautés portuaires, Florian MANET, inSEFACIL, L’Intelligence portuaire, Opération, Innovation, Projection, Tome 8 des Océanides, janvier 2024, EMS Editions, sous la direction de Yann ALIX, Pierre CARRIOU et Jacques PAQUIN, https://www.sefacil.com/literaturesecond/
[3] Ou EVP ou Équivalent Vingt Pieds (en anglais TEU : Twenty-Foot-Equivalent Unit) est une unité de mesure internationale définissant une longueur normalisée de 20 pieds pour les conteneurs (longueur : 6,058 mètres – largeur : 2,438 mètres et hauteur de 2,591mètres).
[4] Ou goulet d’étranglement maritime.
[5] Le détroit de Bab-el-Manded : frictions littorales et maritimes, François GUIZIOU, https://swell.to/r2YWh8
07/04/2024