Le 23 mai 2024, y a-t-il eu une révolution dans les instances européennes ?
08/07/2024 - 6 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Eric Fromant est Conseil en redéploiement stratégique & Expert en économie de fonctionnalité.
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Le 23 mai dernier, sans que la grande presse en parle, il s’est produit un événement, dans les instances européennes, qui mérite attention et réflexion : le vote définitif de la Nouvelle législation européenne sur les matières premières critiques. Derrière le terme « matières premières critiques », il y a celles dont l’industrie moderne ne peut pas se passer, comme les terres rares, le cuivre, le lithium, le titane, le nickel etc. La Commission sortante a toujours été sensible à ce sujet et a mis en place des budgets de recherche, des études de réflexion, mais tout cela appartenait au monde des experts. La nouvelle législation, par sa nature même, rompt avec les discours de ces dernières décennies, et les décisions prises changent la donne pour les entreprises, et surtout, introduit une nouvelle façon de penser.
Les faits
Transition écologique ou pas, l’évolution des technologies entraîne une explosion de la demande en matériaux critiques, tels que les métaux pour batteries, les terres rares pour éoliennes etc. Le développement de l’intelligence artificielle, par exemple, non inclue dans la transition écologique, voire antinomique, compte tenu de son caractère extrêmement énergivore et de sa haute consommation en matériaux électroniques, nous entraîne vers des besoins importants à satisfaire.
Que contient donc cette nouvelle législation ? Elle porte sur 4 points :
- Extraction : 10% des matières premières critiques devront être extraites sur le territoire européen (UE).
- Transformation : 40% de la consommation des matières premières critiques devra être transformée en produits finis en Europe.
- Recyclage : 25% des matières critiques devront provenir du recyclage européen
- Dépendance limitée : un seul pays tiers ne pourra pas fournir plus de 65% de la consommation européenne d'une matière stratégique.
Ces quatre points ont pour objectifs de :
- Sécuriser les approvisionnements : L’extraction locale entraînera une réduction des importations, donc de la dépendance. Le recyclage en Europe réduira d’autant la dépendance. La transformation des matières premières en produits en Europe y contribuera en conduisant à des produits plus durables et plus recyclables, et contribuera à la réindustrialisation de l’Europe. La diversification des sources complétera la réduction de la dépendance. A titre d’exemple, l'UE dépend actuellement à 100% de la Chine pour les terres rares lourdes.
- Réduire les coûts et optimiser les ressources : Le recyclage, au sens générique[1], ne peut être efficace et à un coût acceptable, que si la chaîne d’approvisionnement est aussi définie en fonction de la « gestion de la fin de vie ». Il faut garder à l’esprit que les vendeurs de matières premières natives surveillent les coûts de matières premières recyclées pour qu’elles ne soient jamais vraiment compétitives. Les produits qui relèvent de l’économie de l’obsolescence (dont la durée de vie est volontairement réduite pour forcer le consommateur à renouveler ses achats) nous conduisent à surconsommer les ressources matérielles(1). En faisant des produits durables et réparables, nous disposerons d’un levier de souveraineté.
- Limiter la pression sur les écosystèmes : L’extraction des ressources perturbe beaucoup les écosystèmes car la seule motivation à la gestion des sites est la réduction des coûts. Or, nous savons pertinemment que le déni d’effets secondaires conduit à des surcoûts. Par exemple, l’emploi de pesticides tueurs d’abeilles handicape lourdement l’agriculture. Autre exemple, moins connu, mais plus dans notre sujet : la gestion des carrières perturbe la biodiversité dont nous savons aujourd’hui qu’elle est indispensable, justement, à la réduction des coûts.
Sur les 4 décisions prises, une seule parle de réduction des coûts et ce n’est que pour faire en sorte que les coûts du recyclage ne soient pas trop éloignés des prix des matières premières natives, ce qui est louable.
Changement radical de façon de penser, d’époque
Mais alors, la sacro-sainte réduction des coûts, qui a dominé l’économie mondiale depuis 32 ans, elle qui ne souffrait aucune critique, qui a généré la mondialisation, elle-même générant le transfert de nos richesses vers des pays à bas coûts, devenus des pays à coups bas puisque pratiquant le dumping social et environnemental[2], n’est plus l’alpha et l’oméga de la bonne gestion ! Il semblerait que la Commission et le parlement européens aient enfin pris conscience que le contrôle des coûts n’avait de sens que si l’essentiel, c’est-à-dire la sécurisation de la qualité et des approvisionnements était assurée. Nul doute que la situation géopolitique, et notamment le pillage de l’Europe par l’Inflation Reduction Act, loi ultra protectionniste au pays présenté comme champion du libre-échange, y soit pour quelque chose. Nul doute non plus que le monopole chinois sur les terres rares, qui ne le sont pas, parce que les techniques sont coûteuses et polluantes, se retournent contre nous qui avons rêvé de faire faire par les autres, à bas prix, ce qui avait fait l’extraordinaire développement européen : les trois révolutions industrielles, avec leurs bons côtés et leurs excès sociaux, mais en assumant lesdits avantages et inconvénients. Nul doute non plus que la rupture des relations avec la Russie, pays disposant de toutes les matières premières dont nous avons besoin, sans exception, ait été le très gros grain de sable qui a fait pencher la balance.
C’est peut-être là que se trouve l’essentiel de cette Nouvelle législation européenne sur les matières premières critiques : remettre en cause une mondialisation qui a provoqué notre effondrement économique et social, abandonner la doxa de la réduction des coûts, et pratiquer, sans le dire, une politique de souveraineté sans laquelle il n’y aura pas de redressement.
Un acte clé dans une politique cohérente
Car ce n’est pas un acte isolé, mais plutôt un élément de plus dans une série très réfléchie, négociée âprement, avec le parlement et les différents groupes d’intérêts concernés. Citons-en quelques-uns : l’interdiction de brûler les textiles invendus, une taxe sur la fast fashion, emblématique de l’économie de l’obsolescence[3], et surtout le couple CSRD[4] et CSDDD[5], qui rend les entreprises obligées d’établir un tableau de bord de leurs consommations de ressources matérielles, leur demande de prouver qu’elles prennent des mesures pour en consommer moins, pour la première, et les rend pénalement responsables de non-respect des employés et de l’environnement, pour la seconde. La CSDDD ou Devoir de vigilance européen, a fait l’objet d’un combat d’arrière-garde particulièrement actif, mené par le ministre allemand de l’économie, mais moyennant quelques concessions sur le calendrier, la directive a été votée « définitivement une deuxième fois ». Si l’on regarde ces décisions pour leur trouver une cohérence, on voit clairement, par-delà le discours habituel sur la nécessité de « sauver la planète », la mise en place d’une politique de souveraineté que l’UE est bien la seule, jusque-là, à ne pas avoir mise en place.
Dans le cas de la Nouvelle législation européenne sur les matières premières critiques, les sanctions applicables ne seront pas connues avant novembre 2026, mais c’est toujours ainsi que les choses se passent. Les délais font partie du fonctionnement européen[6], d’où la nécessité de fixer un calendrier après un temps de négociation à la fois très ouvert et déterminé. Si la procédure peut paraître longue, elle en devient incontournable.
Il y a urgence
Si 3ème guerre mondiale il devait y avoir, comme le montrent les nuages qui s’amoncellent, nous subirions à la puissance 10 les conséquences de l’accumulation des erreurs que nous avons commises[7] ! Réjouissons-nous de la prise de conscience actuelle, faisons-la partager, et inscrivons-nous dans cette évolution le plus rapidement que nous pouvons, avant que les conséquences des modes passées nous présentent la facture !
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[1] Voir « L’Economie circulaire pour les Nuls », First éditions, 2021
[2] Nous ne les critiquons pas pour cela ; ils n’ont fait que profiter des décisions des dirigeants d’entreprises dites multinationales et en réalité uniquement tournées vers la maximisation du profit à court terme.
[3] Voir la tribune K2 « Shein ou le condensé des erreurs de l’Occident ! »
[4] Corporate Sustainability Reporting Directive, qui oblige les entreprises, selon un calendrier commençant en 2024, à publier leurs consommations de ressources matérielles, et de prendre des mesures pour en réduire la consommation.
[5] Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ou Devoir de vigilance européen, qui stipule que tout produit importé et non produit dans des conditions sociales et environnementales respectueuses, est interdit.
[6] L’auteur a été délégué Afnor au Comité Européen de Normalisation, et responsable de groupe de travail.
[7] Voir les tribunes K2 : Nous sommes à un tournant historique 03/10/2020 ; Pourquoi la mondialisation a échoué 15/07/2021 ; Pourquoi les entreprises ne peuvent plus s’accrocher au business as usual 22/04/2021
08/07/2024