Le droit de corrompre : le nouveau droit extraterritorial des Etats-Unis

11/03/2025 - 6 min. de lecture

Le droit de corrompre : le nouveau droit extraterritorial des Etats-Unis - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Aurélie Luttrin est Présidente de Eokosmo.

---

Corruption sans frontières : le nouveau privilège des entreprises américaines 

 « L’application excessive et imprévisible du FCPA contre les citoyens et les entreprises américains − par notre propre gouvernement − pour des pratiques commerciales courantes dans d’autres pays (…) nuit activement à la compétitivité économique américaine et, par conséquent, à la sécurité nationale », écrit Donald Trump dans son décret du 10 février 2025.  

Cette déclaration de Donald Trump n’est ni une maladresse ni une énième provocation. Elle est la consécration d’un programme idéologique mûrement réfléchi, une stratégie froide et implacable que nos dirigeants semblent encore incapables de concevoir tant ils peinent à s’élever au niveau du jeu géopolitique qui se joue. 

Il va falloir qu’ils s’y mettent. Car derrière cette annonce se cache une transformation radicale des rapports de force économiques et un nouvel ordre mondial en gestation. Une guerre économique asymétrique s’installe sous nos yeux, et il est temps que la France et l’Europe, faute d’avoir anticipé, prennent enfin conscience de l’urgence d’une riposte.

1. Le droit de corrompre : une application stricte de la pensée libertarienne

Jusqu’ici, les États-Unis s’étaient arrogé le rôle de gendarmes du monde en matière de corruption avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA).

Cette loi de 1977, modifiée plusieurs fois au cours des dernières décennies,  leur permet de sanctionner lourdement des entreprises (d’ailleurs plus souvent étrangères qu’américaines)  en cas d’ actes de corruption,même pour des actes commis à l’étranger. Il suffit que l’une des conditions suivantes soient remplies :

  • L’ entreprise est américaine, 
  • L’entreprise est étrangère mais cotée aux États-Unis,
  • Un individu, américain ou non, a commis une infraction sur le territoire américain,
  • L’infraction a impliqué un moyen de communication ou un virement en dollars transitant par les Etats-Unis.

Ce dernier point est stratégique : il illustre l’avantage d’une souveraineté technologique et financière. L’utilisation de serveurs, plateformes cloud, messageries et de circuits bancaires américains peut suffire à soumettre une entreprise étrangère aux règles du FCPA. 

De prime abord, qui pourrait être contre le combat de la corruption ? Mais en droit, l’intention est aussi importante que le texte. Et là très clairement l’intention est loin d’être vertueuse, comme les faits peuvent en attester : 

Comme l’ont souligné Pierre Lellouche et Karine Berger dans leur « Rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine », si 30% des enquêtes ouvertes dans le cadre de la loi FCPA ont visé des entreprises étrangères, celles-ci ont réglé 67 % des amendes collectées ». Les entreprises européennes sont les plus sanctionnées : quand un JPMorgan Chase est condamné à une amende de 88 millions de dollars, la BNP elle se voit affublée d’une amende de 9 milliards de dollars, HSBC, 2 milliards, Crédit Agricole 787 millions de dollars.

Alors certes, à chaque fois les entreprises concernées ne sont pas blanches comme neige et ont bien commis des actes de corruption, des violations d’embargos ou de la loi américaine sur la conformité mais une attention accrue et des sanctions très lourdes dans le cadre d’accords amiables sortis du circuit judiciaire, avaient exclusivement pour objectif de capter des informations stratégiques pour ensuite déstabiliser ou acquérir à vil prix des pépites étrangères pouvant mettre à mal les intérêts économiques américains. 

Nos fleurons économiques en ont largement fait les frais : 

Airbus, ALSTOM, Technip, BNP Paribas, Crédit Agricole,  Alcatel-Lucent, SAP (Allemagne) pour ne citer que quelques exemples.

Ainsi au moment opportun et grâce à un puissant réseau technologique et réglementaire de captation de données, l’administration américaine cible les entreprises qui ne respectent pas les règles de la concurrence,  tisse sa toile d’araignée avant d’achever ses victimes en prenant le temps de capter tout son fluide vital, à savoir ses secrets stratégiques.

 Mais aujourd’hui, changement de cap. L’Amérique ne cherche plus à dissimuler son double standard : elle assume désormais pleinement son droit à la corruption comme une arme de domination économique.

Ce basculement n’a rien d’un accident. 

Il est l’application pure et dure de la doctrine libertarienne qui imprègne une partie des élites américaines. 

Dans cette vision du monde, la seule règle qui vaille est celle du marché. Toute entrave à la liberté d’entreprendre, même sous prétexte de moralité ou d’éthique, est jugée liberticide. La corruption devient un simple outil commercial, un moyen d’acquérir des parts de marché, un accélérateur de conquête économique. Le monopole est le Graal, et tous les moyens sont bons pour l’atteindre. N’oublions pas que pour Peter Thiel,  fondateur entre autres de PayPal et de Palantir avant d’avoir été conseiller de Donald Trump, « Competion is for losers » .

Ces géants, sous couvert de libre entreprise, imposent leur loi, profitant de la complaisance des institutions américaines pour écraser la concurrence à coups de lobbying, d’influence et désormais, ouvertement, de corruption. 

Regardons un peu l’influence des GAMMA (Google Apple Meta Microsoft Amazon) dans les collectivités territoriales, les administrations étatiques avec des élus et dirigeants d’établissements publics béats parce que c’est  gratuit ou parce que c’est trop tard et qu’on ne peut soi-disant pas faire autrement. 

 

2. L’avènement d’une guerre économique asymétrique

L’idée d’un partenariat équilibré entre l’Europe et les États-Unis mérite d’être questionnée à l’aune des faits. La réalité montre une asymétrie croissante qui appelle une réponse adaptée.

Nous ne sommes pas des alliés, nous sommes des vassaux dans une relation où l’Amérique fixe les règles à son avantage. 

Cette guerre économique asymétrique repose sur une domination unilatérale où Washington dicte la norme tout en s’affranchissant des contraintes qu’elle impose aux autres.

Notre angélisme européen, cette incapacité chronique à concevoir l’économie comme un rapport de force brutal, a un coût exorbitant. 

Il est temps d’admettre que le respect ne se quémande pas, il se prend. Dans les rapports de force internationaux, seuls les acteurs capables de défendre leurs intérêts par des moyens adaptés parviennent à se faire respecter.

Ce nouvel ordre économique s’apparente à un féodalisme moderne : les États-Unis s’octroient le droit de pillage économique, les nations soumises doivent s’incliner ou subir les représailles. 

La France, comme d’autres pays européens, peine à adopter une stratégie claire face à ces dynamiques. L’absence de réaction face à ces prises de contrôle économiques interroge sur la capacité des États à protéger leurs intérêts stratégiques.

 

3. De l’urgence d’une riposte juridique extraterritoriale

Puisque les États-Unis imposent leurs lois au monde entier, imposons les nôtres. Il est temps pour la France de riposter avec une législation extraterritoriale calquée sur le modèle du FCPA, mais à notre avantage. 

Toute entreprise étrangère se rendant coupable d’actes de corruption sur notre sol ou en lien avec nos intérêts stratégiques doit être sanctionnée avec la même sévérité que les Américains appliquent à leurs cibles.

Cette riposte passe par plusieurs mesures dont notamment  :

  • Des sanctions financières indexées sur le chiffre d’affaires mondial des entreprises fautives, pour que les amendes soient réellement dissuasives, 
  • Un renforcement des pouvoirs judiciaires et administratifs, notamment en matière de lutte contre l’évasion fiscale et les fraudes économiques,
  • Un encadrement strict des cabinets d’audit : les entreprises opérant en France ne devraient plus pouvoir s’appuyer sur des cabinets américains pour certifier leurs comptes,
  • Une interdiction des think tanks financés par des puissances étrangères,
  • Une interdiction pour les anciens hauts fonctionnaires et ministres de rejoindre des entreprises étrangères en cas de risque avéré d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et surtout une politique pénale dissuasive à leur encontre.
  • L’interdiction de vendre et d’utiliser des technologies soumises à des droits extraterritoriaux
  • Et surtout une véritable stratégie européenne du renseignement capable d’égaler les capacités américaines de siphonnage informationnel afin de protéger  efficacement à  la fois la sécurité nationale et le patrimoine économique de chaque pays européen.

Cette stratégie de reconquête n’est pas une option, c’est une nécessité.

L’Amérique ne joue pas selon nos règles, alors pourquoi continuer à nous imposer un cadre qui nous affaiblit ? La guerre économique est déclarée.

Reste à savoir si nous sommes prêts à nous battre, ou si nous continuerons à baisser les yeux.

Aurélie Luttrin

11/03/2025

Dernières publications