Le RETEX, outil essentiel pour un traitement de l’information plus efficace

28/10/2020 - 4 min. de lecture

Le RETEX, outil essentiel pour un traitement de l’information plus efficace - Cercle K2

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Pascal Junghans est Président de Cereinec, Enseignant à l’Université de Paris-Dauphine et Chercheur-associé au Centre de recherche en gestion.

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Les décideurs, grands patrons ou dirigeants politiques négligent l’information, avec comme conséquence une prise de décision loin de toute réalité. Le RETEX, adapté à leur traitement de l’information, permet de rendre la prise de décision plus efficiente.

Le fantasme de l’intelligence artificielle, résolvant par elle-même toutes les questions de prospective ou de prédiction, commence à se fissurer dangereusement. La lettre confidentielle cafétech (2 septembre 2020)[1] relève que la firme Palentir, célèbre dans le monde entier pour ses superbes capacités d’analyse de gigantesques quantités de données afin d’aider à la prise de décision, a décroché 125 clients dans le monde. Cette information est donnée par l’entreprise elle-même dans son document d’introduction en bourse. Peu de monde ont acquis Gotham, le logiciel-phare du groupe - 6 millions de dollars tout de même, ni même Foundry, destiné au marché des entreprises, pourtant beaucoup moins coûteux.

Tout se passe comme si les véritables décideurs, grands patrons ou dirigeants politiques ne voyaient pas l’utilité de ces coûteux joujoux et hésitaient à y investir leurs précieux dollars (ou euros). Pour comprendre ce comportement a priori irrationnel – l’analyse de masse d’information devrait être utile à la prise de décision -, il convient de comprendre comment les dirigeants traitent l’information. J’ai montré dans une recherche, menée auprès de 27 dirigeants de grands groupes, que ce traitement suit un circuit complexe[2]. Le dirigeant, chef d’une organisation, reçoit de celle-ci une masse d’information qu’il trouve trop "rétroviseur", loin des réalités de terrain, biaisée par les subordonnés. Alors, le dirigeant se livre à un "bricolage managérial".

Il va chercher par lui-même l’information. Puis, il va la trier quasi-inconsciemment, selon ses critères personnels, sa vision, ses émotions. Herbert Simon, Prix Nobel d’économie, démontre que la situation objective est beaucoup trop complexe pour être saisie dans tous ses détails par un individu. Alors, chacun s’arrête à la première solution satisfaisante qui correspond avec son schéma de référence, tout ce qui a construit un humain depuis sa plus tendre enfance jusqu’aux connaissances qu’il acquiert aujourd’hui[3]. Pire, Kahneman et Tversky, eux aussi Prix Nobel d’économie, montrent que le fonctionnement cognitif d’un individu le conduit à ignorer non seulement les informations transmises mais aussi la simple réalité[4].

Bref, les dirigeants naviguent en pleine irrationalité ! Parfois, cela leur réussit. Steve Jobs "était (…), un homme dont les visions venaient de nulle part et découlaient de l’intuition plutôt que d’un processus mental", note son biographe[5]. Parfois, cela se traduit par un échec sanglant. Le plus bel exemple étant celui de l’A380. Afin de réduire cette part de l’irrationnel, l’information, antidote à l'incertitude omniprésente, doit être réintroduite correctement dans le processus de décision. Mais y parvenir pour décider au mieux pour demain ?

Les efforts de rationalisation doivent porter sur deux étapes-clé. Ma recherche, auprès de 27 dirigeants, met en évidence le parcours de traitement de l’information suivi par un dirigeant :

1/ Information -> Outils de tri mis en place par l’organisation + réunions + filtres personnels (schéma de référence) => information utile.

2/ Information utile -> signaux faibles => information appropriable.

3/ Information appropriable -> intuition => information pour la décision de demain.

Deux points centraux échappent à la "rationalité" : les signaux faibles et l’intuition. Pour les rendre plus efficients, nous proposons de mobiliser un outil bien connu : le retour d’expérience (RETEX). Celui-ci est classiquement une démarche visant à tirer des enseignements du passé pour envisager l’avenir en détectant et analysant les anomalies, les écarts positifs ou négatifs et en retirant des améliorations. Cette méthodologie permet à l’organisation comme à l’individu de se transformer, de mieux utiliser signaux faibles et intuition.

L’acquisition de signaux faibles ne dépend que de la volonté du dirigeant à s’extraire du flux d’informations qui menace de l’ensevelir. Sans cet effort constant, certains d’entre eux sont négligés, ignorés, déformés quand ils ne correspondent pas au schéma mental du dirigeant. Pour parvenir à bien les détecter et les utiliser, le RETEX doit adapter ses méthodologies. Dans des entreprises de l’industrie aéronautique, des bases d’incidents sont utilisées pour apprendre non pas à prendre des mesures suite à un incident réellement survenu mais, de manière beaucoup plus intéressante, à détecter les signaux faibles anticipateurs d’événements qui pourraient se produire[6].

L’intuition permet de "sentir" la pépite dans une masse d’informations et de prendre des décisions très rapidement – quasi instinctivement. Elle est d’abord une perception inconsciente de la réalité, par exemple l’expression du visage de l’interlocuteur, et des ressentis émotionnels. Ensuite, le cerveau rapproche la situation observée aux données mémorisées et rapproche la situation observée des cas de figure connus. Enfin, c’est la décision et l’impulsion à agir. Dictée par la mémoire, elle prend la forme d’une conviction soudaine, comme le montrent des études menées auprès de professionnels amenés à décider dans l’urgence, comme les pompiers ou les médecins urgentistes. Le RETEX doit permettre aux participants de faire émerger, et d’accepter, la subjectivité et l’implicite. Les participants doivent être conduits à raconter leur expérience, donc se souvenir et partager les expériences, dans un "story telling", montre une thèse menée à l’École Polytechnique en observant les expériences de deux grands groupes[7].

Le RETEX, bien conduit, subjuguant les résistances psychologiques, vise au changement de mentalité. C’est ainsi que le traitement de l’information pour demain pourra être amélioré et la prise de décision plus efficace et plus rapide. Et cela à un prix nettement inférieur aux extraordinaires outils informatiques. Mais il convient alors de travailler très précisément la pédagogie des RETEX afin de permettre à cet outil de franchir un cap systémique.

Pascal Junghans

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[1] https://cafetech.fr/2020/09/02/pourquoi-palantir-affiche-encore-de-lourdes-pertes/

[2] Junghans, Pascal, les dirigeants face à l’information, ed. DeBoeck, 2017.

[3] March, J. G. & Simon, H. A. (1958) : Organization. New York : Wiley.

[4] Kahneman D. & Tversky A. (1974) : Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases. Science, New Series, Vol. 185, No. 4157. 1124-1131.

[5] Isaacson, W., Steve Jobs, Lattès, 2011.

[6] Chebel-Morello, B. ; Pouchoy, S. (2008), Modèle fédérant les différentes approches de retour d’expérience en entreprise : application à la chaine logistique aéronautique, Logistique & Management, Vol 16, n°1.

[7] Picard. R (2006), Pratique et théorie du retour d’expérience en management, Thèse en sciences de gestion, Ecole Polytechnique.

28/10/2020

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