Leader en période d'incertitude : agir en homme de pensée et penser en homme d'action

21/11/2021 - 6 min. de lecture

Leader en période d'incertitude : agir en homme de pensée et penser en homme d'action - Cercle K2

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Bernard Granier est Manager opérationnel au sein d'une écurie de Formule 1.

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"Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d'action". Cette citation du philosophe Henri Bergson a fait ressurgir en moi un épisode survenu sur un des champs de tir du camp de Valdahon au mois de février 2005 alors que je commandais l'unité de formation des commandos de l'air à Dijon.

Un matin de février 2005 ….

Il fait un temps gris et une température glaciale recouvre le plateau du Haut Doubs. Des stagiaires fusiliers commandos de l'air sont en campagne de tir. Les tirs sont en cours depuis une heure trente environ lorsque les intonations des messages radio du directeur de tir au canon de 20mm me font pressentir un problème. Étant sur le champ de tir juste à côté, je me précipite immédiatement sur les lieux.

À mon arrivée, mon attention est vite attirée par un attroupement. Je vois une personne allongée et un des sous-officiers instructeurs en train d'appliquer un point de compression. Je prends rapidement conscience qu'il est en train d'agir sur l'artère fémorale du blessé.

 

Passer rapidement en mode leader… et le rester…

Sur le coup, je me fous de savoir qu'elle en est la circonstance, ce qu'il s'est passé. Je dois garder l'esprit focalisé en permanence sur le court terme. Je ne dois pas installer le doute car lorsque l'esprit est focalisé sur le court terme, le mental accepte de supporter la situation. Il me paraissait alors évident de décomposer l'action en de petites étapes afin de ne pas entrevoir la situation comme un problème à surmonter en un seul temps. De plus, dans ces circonstances, tout le monde est important. Il est donc nécessaire de les inscrire dans l'action.

Ma première action est de m'assurer que les premiers soins d'urgence sont appliqués et que les secours ont bien été demandés. Je croise les regards du directeur de tir et des sous-officiers instructeurs, j'y discerne une forte inquiétude. Puis, je m'approche après de chacun d'entre eux et, à tour de rôle, je leur pose ma main sur l'épaule. Par ce geste de proximité, je tiens à leur témoigner ma confiance sur ce qu'ils sont en train de faire. Il m'appartient de leur donner du courage pour ne pas briser le ciment de l'équipe.

Je ne ressens plus les affres de la météo et pourtant, il neige de plus belle ! On m'informe que les secours tardent. Murphy veille toujours en de pareils moments !!!

Ensuite, je mets en place un certain nombre d'actions visant à occuper le personnel afin de ne pas leur donner le sentiment de subir une situation. J'ordonne d'établir un jalonnement en vue de guider les secours routier le cas échéant, de trouver et de baliser une zone de poser pour un hélicoptère, de procéder à la mise sous bâche des canons... Quelques instants plus tard, nous ne sommes plus que six autour du blessé, les autres personnes s'affairant à d'autres tâches. À tour de rôle, nous le réconfortons pendant que l'un d'entre nous applique le point de compression. Les secondes sont longues. Les secours arrivent enfin. Le docteur constate une rupture nette de l'artère fémorale et demande une évacuation sanitaire par hélicoptère vers le CHU de Besançon. Hélas, il neige dru et le plafond nuageux est particulièrement bas. L'hélicoptère n'a pas l'instrumentation lui permettant de s'affranchir des conditions météorologiques du moment. Murphy continue de veiller !!! Une évacuation sanitaire par voie routière est demandée et cela va encore demander du temps. Quelques (très longues, très longues) dizaines de minutes après, le blessé est évacué vers Besançon.

En milieu d'après-midi, nous apprenons avec un vif soulagement qu'il est hors de danger. Le chirurgien nous fait passer l'information que la blessure aurait pu avoir une issue dramatique si les premiers gestes de secours et les mesures de sauvegarde (maintenir le blessé conscient et au chaud) n'avaient pas été réalisés.

Dès que l'opération d'évacuation du blessé est réalisée, je demande à savoir précisément les circonstances de l'accident. J'apprends alors qu'un obus a été oublié et mis dans les déchets à brûler… Je commence à ressentir de nouveau le froid et les piqures des flocons de neige sur mon visage.

Bien entendu, je suis "invité" pour faire mon compte-rendu oral et écrit de l'événement auprès du général commandant les commandos de l'air dès mon retour sur la base aérienne. À la fin de la soirée, je suis exténué et je me rends compte que ma tenue ainsi que mes mains sont tachées de sang. Je reçois des appels de soutien de quelques camarades. Une sorte de solitude commence à me saisir, malgré l'intermède du repas du soir avec mon commandant de base qui tient à rester avec moi et dont je ne saurais que trop souligner son pragmatisme et son soutien… et, pourtant, je m'endors par la suite comme un loir.

 

Ne pas répercuter sa pression et accepter la solitude…

Le lendemain, je dois accompagner sur les lieux l'équipe chargée de l'enquête de commandement. En les voyant agir, le personnage de Bernardo Gui, l'inquisiteur du film "Au nom de la rose", m'est revenu à l'esprit. Je n'ai jamais su pourquoi les personnes composant ce type d'équipe endossent le plus souvent le rôle d'inquisiteur... Dans cette équipe, il y avait pourtant des personnes que j'estimais mais ils se sont lancés dans un rôle et Dieu sait pourquoi. Il fait toujours aussi froid dans le Haut Doubs…

Une faute a été commise, elle appelle à des sanctions à mon encontre et à celle du directeur de tir.

À l'issue, j'informe le personnel de mon unité que c'est dans la logique… et je leur stipule que je ne prononcerai aucune autre sanction à l'encontre des cadres présents lors de l'accident. J'ai l'intime conviction que les cadres ont eu leur sanction le jour même : leur remord est visible. À quoi bon infliger une peine supplémentaire ? L'unité doit aller de l'avant et, pour cela, il ne faut pas nuire à la cohésion en s'inscrivant dans la logique de la sanction qui appelle d'autres sanctions. Je sais que cela en a interpellé plus d'un (!!!) mais pas moi.

Cet accident va occuper mes pensées. J'aurais aimé sentir une plus grande chaleur de la part de certains. La solitude me pèse et c'est ainsi… et ce froid toujours aussi lancinant.

Avec le sous-officier ayant exercé les fonctions de directeur de tir, je me verrai infliger, quelques jours après, ma sanction. Je considère cela comme une formalité. Je ne ressens plus les affres du froid…

À la fin de mon commandement, ma plus belle récompense sera la présence du stagiaire qui a été blessé lors de la cérémonie de passation de commandement… et, ma plus grande satisfaction, un mot griffé par le sous-officier directeur de tir le jour de l'accident : "Le bateau était barré par un grand capitaine. Merci pour tout !". Rare honneur, le commandant de base ordonnera de faire survoler le défilé par 2 box de Mirage 2000-5. La chaleur est bien là…

 

Que retenir de cet épisode ?

Je me suis abstenu de toute forme de regret, cela étant, à mon sens, plus destructeur que constructif. J'ai toujours eu pour principe que le comportement du leader dans l'action influence ce qu'il se passe autour de lui et se répercute sur les personnes qui l'entourent.

Dans une situation d'incertitude, le doute ne doit pas prendre le pas sur l'action du leader. Il doit accepter la réalité, si difficile soit-elle, pour pouvoir agir et assumer son rôle. En de pareilles circonstances, il est indispensable au leader de savoir trouver l'alchimie du bon dosage de ses décisions.

Pour cela, il doit privilégier l'action et ne pas s'inscrire dans la posture du décideur que je qualifierais de "timoré", à savoir celui qui préfère adopter le principe : "il vaut mieux entendre le bruit sec du parapluie qui s'ouvre plutôt que le bruit sourd d'une carrière qui s'effondre !". Par la même, l'action menée ne doit pas être considérée comme sacrée coûte que coûte. Malgré le temps qui défile vite, les ressentis ou états d'âme qui peuvent surgir, il faut savoir s'affranchir du principe que la fin justifie les moyens ou bien se morfondre.

Il appartient donc au leader de prendre du recul, d'assumer pleinement les responsabilités de ses actions et leurs conséquences, de tirer des leçons des événements avec gratitude et pleine conscience.

Vis-à-vis de son personnel, il est essentiel pour le leader de ne pas répercuter la pression et de veiller à mesurer la proportionnalité des décisions prises avant d'agir. En de pareilles circonstances, la démagogie et la prise de décision en réaction n'ont point leur place. L'absence de confiance ne peut que nuire à l'action mais trop de confiance peut se révéler encore pire.

De plus, la phase de débriefing dont le but est de tirer des leçons est importante. Elle permet de s'assurer de la cohésion de l'équipe et du leadership. Cette phase ne doit pas être vécue comme une formalité. Il faut accepter de perdre du temps pour en gagner !

Accepter l'incertitude, c'est faire montre de résilience (organisationnelle) !... À condition d'agir en homme de pensée et penser en homme d'action.

Bernard Granier

21/11/2021

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