Les libertariens : les nouveaux ennemis des démocraties

13/01/2025 - 11 min. de lecture

Les libertariens : les nouveaux ennemis des démocraties - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Aurélie Luttrin est Présidente de Eokosmo.

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Le duo Trump/Musk incarne-t-il une révolution administrative audacieuse pour rendre l’administration américaine plus efficiente ou un coup d’Etat des libertariens, désormais aux portes des démocraties occidentales ?

La nomination d’Elon Musk, propriétaire entre autres du réseau social X, de Tesla Motors, de Space X et NeuraLink, à la tête d’un ministère chargé de faire des coupes sèches dans l’administration américaine a eu de quoi séduire certains politiques français.

Guillaume Kasbarian alors Ministre de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l'action publique a commenté, en anglais le 13 novembre dernier : « Félicitations pour avoir accepté ce super défi @elonmusk ! J'ai hâte de partager avec vous les meilleures pratiques pour lutter contre l'excès de bureaucratie, réduire la paperasse, et repenser les organisations publiques pour améliorer l'efficacité des agents publics. »

Valérie Pécresse, Présidente de la Région Ile de France et Young Leaders- promotion 2002 de la French-American Foundation- France, quant à elle, s’est exclamée « J’en ai rêvé, Elon Musk va le faire ».

Même si la création d’un tel ministère peut paraître incongrue dans la mesure où il appartient normalement à chaque ministère d’avoir pour ambition originelle l’efficacité gouvernementale, nous constatons que nos problèmes nationaux concernant l’efficience de l’action publique est partagée Outre-Atlantique.

Devrions-nous nous en féliciter ? Ce serait malheureusement avoir une vision bien simpliste des événements.

La nomination d’Elon Musk, magnat des entreprises technologiques, à la tête d’un ministère chargé de rationnaliser l’administration américaine est un écran de fumée derrière lequel se cache un programme bien plus inquiétant pour les démocraties

 

Elon Musk, le représentant d’un courant politico-économique : le libertarisme

Ce courant de pensée politico-économique est d’abord né au 19ème siècle, en Europe. Théorisé par Herbert Spencer en Angleterre, Frédéric Bastiat en France et Gustave de Molinari, en Belgique il s’est développé en réaction à la poussée du socialisme révolutionnaire et sa volonté d’un Etat interventionniste.

Radicalisant les principes du libéralisme classique, tels qu’ils étaient défendus par Adam Smith et John Locke, les fondateurs du libertarisme ont posé comme valeur absolue la liberté individuelle qui ne peut être entravée par aucune instance, pas même l’Etat. Le respect du droit de propriété est le corollaire de cette valeur absolue, ce qui implique également le droit de disposer de son propre corps (y compris celui de vendre ses organes) et une totale circulation des biens et des personnes.

Comme le souligne dans son interview par la Revue Grand Continent,  John Tomasi, professeur associé de sciences politiques à l’université de Brown., les libertariens militent pour une limitation au maximum du rôle de l’État, dont la fonction principale reste la sécurité du citoyen.

« Très critiqués par les excès qu’ils semblent favoriser ou tolérer (par exemple la vente de ses propres organes), les libertariens estiment que la libre coopération des individus suffit à pacifier et à faire prospérer la société. Contre l’accusation de laisser libre cours à l’égoïsme individuel (et, in fine, à une « loi du plus fort » où le contrat social est réduit à sa plus simple expression), ce courant avance le contre-argument selon lequel chacun mérite qu’on fasse confiance à l’usage qu’il peut faire de sa liberté ».

C’est malheureusement mal connaître la nature humaine ou au contraire bien la connaître en permettant, sous couvert de protection de la liberté, aux plus riches et plus puissants, de dominer le reste de l’humanité.

Le XXème siècle a vu le libertarisme s’aligner de plus en plus sur le conservatisme politique, principalement en raison de sa position antisocialiste.

Il a trouvé, par la suite, un « troisième souffle » avec les pionniers de la Silicon Valley. Bill Gates, Peter Thiel, Jeff Bezos rejoints par la nouvelle génération, Elon Musk, Mark Zuckerberg et consorts.

Ce libertarisme est fortement influencé par l’aristocratisme et le transhumanisme. Le projet politique est à la fois simple et terrifiant :

Créer une élite économique où les seules lois sont la liberté individuelle absolue et la loi du marché.

Pour ce faire, l’Homme va devoir dépasser, grâce aux technologies, ses limites y compris sa limite ultime : la mort.

Les imperfections de l’être humain doivent être combattues soit en augmentant ses capacités soit en faisant en sorte que les personnes inadaptées disparaissent progressivement.

Dans la société libertarienne, il y a trois classes sociales :

  • l’élite composée de chefs d’entreprise ultra-riches (des hommes idéalement, les femmes devant être chargées de procréer et d’assurer la pérennité de l’humanité),  qui est destinée à  diriger le nouveau monde,
  • un groupe de clients-citoyens jugés utiles par les élites,
  • une masse d’inutiles considérée comme sans valeur marchande pour ce nouveau monde et qui est destinée à terme, à disparaître grâce à l’augmentation de l’être humain via les technologies.

Ce triptyque sociétal est très bien expliqué par Yuval Noah Harari dans son ouvrage  « Homo deus ».

L’Etat interventionniste en ce qu’il constitue un contre-poids à certaines libertés pour éviter tout  système inégalitaire et discriminatoire, est un frein et est à combattre. Il en est de même pour les femmes et hommes politiques que les libertariens considèrent comme incompétents ou corrompus ou les deux.

La pensée libertarienne est caractérisée par un important fil conducteur anti-égalitaire.

Cette recherche d’un environnement propice à l’épanouissement des « meilleurs » est un thème récurrent dans certains cercles libertariens.

Elle reflète une croyance dans l’inégalité inhérente aux capacités humaines et dans le rôle conséquent de la liberté pour permettre aux individus les plus talentueux et les plus capables d’atteindre leur plein potentiel.

Dans cette optique, le libertarianisme est considéré comme un moyen d’enseigner la « bonne » façon de vivre, en célébrant l’excellence individuelle plutôt que collective.

 

Un programme liberticide et la fin de l’Etat-providence voire la fin de l’Etat

Les déclarations des représentants du libertarisme version 4.0 laissent présager un monde dictatorial fondé sur l’aristocratisme avec une bonne dose de transhumanisme pouvant nous ramener aux pires heures du XXème  siècle :

  • Eugénisme :  Aux États-Unis, de plus en plus de pro-natalistes font appel à la science pour analyser et choisir les meilleurs embryons pour de meilleurs enfants. Un mouvement, soutenu par Elon Musk,  qui prend de plus en plus d’ampleur. (France info 17 décembre 2023). Rappelons que selon ce dernier, «L’effondrement du taux de natalité constitue de loin le plus grand danger auquel la civilisation est confrontée » et que «les «gens intelligents» doivent avoir des enfants » (Watson, 11/09/2023 )
  • Suppression des services publics : les services publics étant financés par l’impôt et l’impôt état une atteinte à la liberté individuelle, ils doivent être supprimés. En parallèle, l’éducation des masses est devenue leur priorité pour construire leur classe servile. Leur stratégie passe par la création d’écoles privées pour « personnes défavorisées » afin de pallier les insuffisances des Etats et organiser « le grand remplacement ».  « L’élève sera le client » et sera formaté pour servir les intérêts de l’élite milliardaire sans développement de l’esprit critique alors que le but ultime de l’Education est de faire des élèves et étudiants des citoyens éclairés, capables de penser par eux-mêmes. (Le Monde, 17 septembre 2022). Il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autres. Le mouvement de suppression concerne également d’autres services publics comme la gestion de l’eau, les transports, le retour à l’emploi et les aides aux plus démunis…Ainsi quand France Travail collabore fièrement avec Mark Zuckerberg, elle fait entrer le loup dans la bergerie !
  • Monopoles et abus de position dominante : Les libertariens ne voient pas la concurrence d’un bon œil comme nous le démontre Peter Thiel, co- fondateur de Paypal et de Palantir : « Les raisons des échecs sont toujours les mêmes : les entreprises ne parviennent pas à échapper à la compétition (…) Si vous voulez créer et capturer de la valeur, ne construisez pas un business indifférencié et standardisé . Créez un monopole. » (Zero to one). Si des lois contre les monopoles existent c’est justement pour éviter les abus de position dominante et l’assèchement d’un pan d’activité qui ne profiterait qu’à une minime portion de la population au détriment de la majorité.
  • Ingérences étatiques et déstabilisation politique : les libertariens 4.0 ne veulent pas prendre le contrôle d’un Etat, ils veulent contrôler le monde. Pour ce faire, ils sont devenus fondateurs et/ou propriétaires de réseaux sociaux qui sont devenus leur meilleure vitrine et tour de contrôle des populations. Dans Wired, un expert en sciences politiques considère à juste titre que Musk « a transformé son poste à la tête de X en un poste gouvernemental où sa capacité à influencer les politiques qui affectent tous ses intérêts commerciaux est tout simplement énorme ». Il y a quelques semaines, il a fait savoir qu’il investirait bientôt dans le parti de Nigel Farage, représentant de l’extrême-droite britannique, et ardent défenseur du Brexit. Elon Musk a reçu Farage à Mar-a-Lago, la résidence de Trump, pour en parler. Le chiffre d’un soutien de 100 millions de dollars a été évoqué, ce que Farage a malgré tout réfuté. Il s’intéresse aussi à l’Allemagne, à travers un soutien affiché à l’AfD, le parti allemand d’extrême-droite. « Seule l’AfD peut sauver l’Allemagne », a-t-il écrit sur X. Tout ce qui pourrait affaiblir l’Europe et donc renforcer les intérêts américains voire surtout « muskiens » est fait avec les moyens financiers adéquats. Les autres congénères d’Elon Musk ne sont pas en reste et lorsque l’on sait que notre Président de la République a donné, en 2023, la légion d’honneur à un Jeff Bezos libertarien jusqu’au bout des ongles, cela fait un peu sourire (à défaut d’en pleurer).
  • Esclavagisme moderne : Le droit social étant l’atteinte suprême à la loi du marché, doit être combattu en tant que frein à la productivité. C’est ainsi que sept femmes ont été licenciées par Amazon pour grossesse contre-productive (Actualitté, 8/05/2019). De même, Amazon est accusée de réprimer les efforts de syndicalisation. Dix-neuf mois après que des travailleurs d’Amazon de New York se sont syndiqués – une première aux États-Unis –, l’entreprise a durci son attitude envers la syndicalisation et a sanctionné des travailleurs qui s’étaient fortement impliqués dans la campagne syndicale. (La presse, 09/12/2023)
  • Absence de protection de l’environnement : Selon les libertariens, l’une des grandes atteintes à la liberté d’entreprendre et à la loi du marché est sans nul doute la réglementation tendant à la protection de l’environnement. Pour les libertariens, la Terre a atteint ses limites (ce qui est vrai) et ne peut indéfiniment satisfaire la loi du marché. Comme celle-ci ne doit pas être limitée, les solutions ne sont pas pléthores, il faut :
    • continuer jusqu’à extinction des capacités : la volonté de mettre la main sur le Groenland n’est pas anodine. Il s’agit d’une terre idéale pour accueillir les fermes de serveurs des GAMMA, accroître leur mainmise sur toute la filière (du froid, de l’eau, des terres rares et du pétrole) mais aussi , avec le réchauffement climatique, une opportunité de contrôler de nouvelles routes maritimes  ;
    • trouver d’autres sources de matières premières dans l’espace (c’est le cas des recherches de la Nasa et de SpaceX sur l’exploitation minière des astéroïdes) ;
    • et surtout coloniser d’autres planètes sans rien changer aux bonnes vieilles habitudes pour une élite en capacité de quitter la planète bleue, devenue inhabitable du fait de l’Homme.

Un scénario qui n’est pas sans rappeler le film Don’t look up !    qui n’est plus une comédie dramatique dystopique mais la dure réalité qui risque d’arriver si rien n’est fait pour contrer  les libertariens

  • Destruction du contrat social et des Etats : En finançant le Seasteading Institute, qui entend créer des îles artificielles souveraines dans les eaux internationales dotées de leurs propres lois, c’est la gouvernance que Peter Thiel entend faire entrer dans un marché concurrentiel. En fondant en 2004 la société Palantir, qui travaille pour le compte de la NSA, du FBI et de la CIA, il s’agit encore une fois de braconner sur les terres de l’État : le renseignement et la surveillance. « Je conserve mon attachement à la liberté humaine comme condition sine qua non au bien absolu. Je m’oppose aux impôts qui confisquent, au collectivisme totalitaire et à l’idéologie qui voudrait nous faire croire que la mort est inévitable. Pour toutes ces raisons, je peux aujourd’hui encore me qualifier de “libertarien”. Mais je dois confesser que ces vingt dernières années, j’ai changé radicalement. Par-dessus tout, je ne crois plus que liberté individuelle et démocratie soient compatibles. » (Usbek et Rica, Fabien Benoït 17 juillet 2018)

Ce qu’il veut, au fond, c’est détruire les institutions, qu’il considère comme oppressives. Et pour lui, la technologie peut y contribuer.

Et il en est de même pour tous ses congénères. Voilà ce qu’est devenu le libertarisme 4.0. Un mouvement anti-démocratique et anti-étatique des plus dangereux.

 

Les libertariens, une menace pour Donald Trump et les démocraties du monde entier 

Ce programme politique n’est guère alléchant pour 98 % de la population mondiale et ne correspond absolument pas aux aspirations de la majorité des êtres humains.

Donald Trump en acceptant le financement de sa campagne par les libertariens et en nommant Elon Musk à la tête d’un Ministère stratégique s’est jeté dans la gueule du loup. Le prochain quinquennat peut voir l’émergence d’un nouveau modèle politique qui peut être un danger supplémentaire pour la paix mondiale et un accélérateur de chaos.

Des solutions à déployer urgemment avant qu’il ne soit trop tard 

Outre la question du démantèlement de ces groupes tentaculaires que sont les GAMMA (Google Apple Microsoft Meta Amazon) qui dominent bientôt tous les secteurs de l’économie, se pose la question préoccupante de l’absence de contrepoids politique aux libertariens.

Les partis politiques traditionnels sont dépassés par la 4ème révolution industrielle et ne comprennent plus les nouvelles règles du jeu ni les nouveaux défis de ce siècle.

 La nature ayant horreur du vide, ils laissent ainsi la place à un mouvement politique puissant qui a été longtemps silencieux le temps de tisser sa toile et qui telle une araignée attire désormais les mouches qui veulent bien se laisser prendre dans sa toile.

Les libertariens se nourrissent de la démission des politiques, du manque de compétences et d’idées.

La montée en puissance des libertariens, incarnée par des figures emblématiques comme Elon Musk, dépasse la simple idéologie pour devenir un projet de société global. Derrière les promesses d'efficacité administrative et d'innovation technologique, c'est une vision profondément inégalitaire et anti-démocratique qui se dessine, menaçant les fondements mêmes de nos démocraties.

Si les principes libertariens séduisent certains responsables politiques en quête de solutions rapides aux maux de l'État-providence, il est crucial de ne pas se laisser aveugler par ces sirènes. Ce n'est pas une réforme administrative qui est en jeu, mais une refonte des rapports sociaux, économiques et politiques où l'élite technologique pourrait imposer ses propres règles, au mépris de l'intérêt général.

Face à cette offensive, les démocraties doivent réaffirmer leurs valeurs fondamentales : égalité, justice sociale, et respect des droits humains. Cela passe par un encadrement strict des dérives technologiques, la construction de véritables souverainetés numériques, la mise en échec des droits extraterritoriaux, une lutte renforcée contre les monopoles et une défense farouche des services publics qui restent le socle de la solidarité nationale.

Le projet libertarien, sous des apparences de modernité, est une régression déguisée. La vigilance des citoyens, l'engagement des politiques et une coopération internationale renforcée sont essentiels pour contrer ce danger. Plus que jamais, le débat sur l'avenir de nos sociétés doit être ouvert, transparent et inclusif, pour que le progrès technologique reste au service de tous, et non au profit d'une minorité.

Aurélie Luttrin

13/01/2025

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