Mal de civilisation

19/08/2021 - 6 min. de lecture

Mal de civilisation - Cercle K2

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Mathieu Guidère est Professeur des Universités.

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En assistant au retour des Talibans après vingt ans de présence occidentale en Afghanistan, il est difficile de ne pas faire des rapprochements entre le retrait américain d’Afghanistan et le retrait du Vietnam, de ne pas comparer la chute du régime de Kaboul avec celui de Saïgon, ou encore la figure du Président afghan Ashraf Ghani et celle du Général Thieu, Président sud-vietnamien en 1975. L’analogie ne s’arrête pas là. Il y a bien d’autres acteurs comparables et l’on a l’impression que l’Histoire est un éternel recommencement, que l’Empire américain est en train de céder le pas, lentement mais sûrement, comme d’autres Empires avant lui. Il y a un siècle exactement, en 1921, par le traité de Kaboul, la Grande-Bretagne reconnaissait l’indépendance de l’Afghanistan proclamée par le Roi Amanullah.

Comparer est la tendance de l’esprit la plus communément partagée. Même si l’on reconnaît volontiers que comparaison n’est pas raison, l’on ne peut s’empêcher de faire des rapprochements ni de s’interroger sur certaines similitudes. C’est le propre du raisonnement analogique qui intervient lorsqu’on s’appuie sur le fait que deux événements se ressemblent sur un point pour en déduire qu’ils peuvent se ressembler sur d’autres.

La guerre d’Afghanistan comme la pandémie de la Covid-19 n’échappent pas à ce type de raisonnement analogique. Mais, étant donné l’ampleur mondiale de la pandémie et son impact profond sur nos vies au quotidien, il paraît logique de faire le parallèle avec les pandémies du passé pour en apprécier les différences et les points communs. Néanmoins, ce raisonnement n’est pas fortuit ; il émane d’un questionnement existentiel : cette pandémie sonne-t-elle le glas de l’Occident ?

Certes, Francis Fukuyama annonçait il y a trente ans la "fin de l’histoire" et la victoire idéologique des démocraties libérales après la chute de l’Union soviétique et l’abandon général du communisme. Mais, entre temps, l’islamisme en tant qu’idéologie politique a connu un essor sans précédent et défié les démocraties sur tous les fronts, frappant jusqu’au cœur de la puissance occidentale : de New York à Washington et de Paris et Londres, de Madrid à Bruxelles, en passant par Ottawa et Sydney.

La plupart des penseurs qui se sont penchés sur la question du déclin des civilisations, tels que Edward Gibbon, Oswald Spengler et Arnold Toynbee, ont retenu des explications spirituelles et morales. Mais les néo-malthusiens, tels que Paul Ehrlich et Donella Meadows, ont attribué l’effondrement des régimes au décalage entre augmentation des populations et disponibilité des ressources, parfois à la surexploitation de l’environnement naturel comme l’a montré Jared Diamond concernant l’effondrement de l’île de Pâques. Mais toutes ces études ont donné lieu à des controverses scientifiques et les théories qui les sous-tendent demeurent sujettes à caution, en particulier celles qui conçoivent les épidémies comme un mécanisme de régulation naturelle des populations.

Ce qui est clairement établi, en revanche, c’est que les pandémies sont intimement liées aux Empires et aux dynamiques impériales. Le choléra, la tuberculose, la syphilis, la peste bubonique, la variole et d’autres maladies se sont toutes propagées à travers les grandes routes commerciales. Mais la question cruciale est de savoir si les pandémies font chuter les Empires et disparaître les civilisations.

Il est difficile de répondre à cette question avec quelque certitude car les historiens manquent de données fiables concernant l’impact civilisationnel des pandémies passées. Mais les témoignages des penseurs qui ont vécu ces pandémies sont souvent très éclairants. Ainsi, le philosophe musulman Ibn Khaldoun (1332-1406), témoin majeur de la Peste noire ayant sévi entre 1346 et 1352, propose, dans ses Prolégomènes, une thèse originale : "une peste terrible vint fondre sur les peuples de l’Orient et de l’Occident… Elle se montra lorsque les empires étaient dans une époque de décadence et approchaient du terme de leur existence ; elle brisa leurs forces, amortit leur vigueur, affaiblit leur puissance, au point qu’ils étaient menacés d’une destruction complète" (trad. De Slane).

Ce penseur contemporain de la Peste noire ne dit pas que la pandémie a fait chuter la civilisation de son temps ; son diagnostic est bien plus subtil et plus nuancé : ce qu’il dit c’est que la pandémie intervient à un moment de doute civilisationnel et qu’elle révèle au grand jour des faiblesses latentes qui rendent la civilisation vulnérable et relégable au second plan face à d’autres forces plus vigoureuses et mieux organisées.

Grâce aux recherches historiques, on sait que l’Empire romain n’est pas tombé à cause de la peste qui l’avait frappé dans ses derniers temps, mais que celle-ci l’avait tellement affaibli et, pour ainsi dire, saigné de toutes parts, que les envahisseurs extérieurs (les Huns) n’ont eu aucun mal à le détruire et à enterrer sa grande civilisation gréco-latine.

On sait également que la Peste noire n’a pas mis fin au système féodal qui était dominant dans l’Europe médiévale, mais qu’elle a durablement modifié les rapports de forces entre la paysannerie et la noblesse, de sorte que l'Ancien Régime était voué à disparaître. La pandémie avait révélé au grand jour non seulement la vulnérabilité de la noblesse qui avait perdu bon nombre de ses représentants, mais elle avait également montré son incapacité à protéger les petites gens, protection qui était pourtant au fondement même de son existence.

À l’époque contemporaine, les épidémies de choléra du XIXème siècle ont causé tellement de pertes en vies humaines parmi la classe ouvrière que les détenteurs du capital ont été contraints de négocier avec les forces vives restantes et de céder sur bien des principes qui avaient pourtant fait la puissance de l’Europe industrielle et assuré la domination des puissances coloniales sur le reste du monde.

Au début du XXème siècle, à la sortie de la Grande Guerre, la pandémie de grippe espagnole (1918) n’entraîne pas immédiatement la chute des puissances européennes au premier rang desquelles se trouvait la France, mais elle révèle leurs vulnérabilités qui conduisent, après la crise de 1929 et la grande récession des années 1930, à un basculement du centre de gravité de la puissance vers l’Ouest et, partant, du cœur de la civilisation occidentale, de l’Europe vers l’Amérique.

De nos jours, à l’aune de la crise sanitaire actuelle, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec le basculement qui s’est opéré vers le pacifique depuis la double présidence de Barack Obama (2008-2016). Avec le recul, la pandémie n’a fait qu’accentuer ce basculement vers l’Est d’une puissance épuisée par deux décennies harassantes de guerre contre le terrorisme islamiste partout dans le monde, guerre menée quasi-exclusivement et massivement par les démocraties occidentales sous la houlette des États-Unis.

Dans ce contexte, l’analyse d’Ibn Khaldoun de la pandémie comme révélateur et comme accélérateur de déclin résonne aujourd’hui d’une manière particulière. L’Occident, exsangue et lourdement endetté, a été plongé par la Covid-19 dans un marasme économique qui s’accompagne d’une crise sociale et politique menaçant les fondements mêmes du système démocratique et accélérant son déclin par rapport à la Chine et à d’autres puissances périphériques qui se rejoignent sur la nouvelle route de la soie dessinée par Pékin.

Il y aurait beaucoup à dire sur les vulnérabilités mises au grand jour par la pandémie actuelle dans les démocraties occidentales à commencer par la France, mais ces vulnérabilités ne font pas l’unanimité pour l’instant parmi les penseurs et les décideurs. Certains préfèrent se tourner vers l’ennemi extérieur ou chercher des boucs émissaires, en faisant fi des faiblesses intrinsèques qui renforcent le déclin civilisationnel. Or, un fait s’impose : bien que la Chine et l’Occident aient été confrontés à la même pandémie, leurs performances ont été aux antipodes.

C’est que l’une des vulnérabilités fondamentales, qui n’existait pas en Occident il y a un siècle et qui détermine aujourd’hui une bonne part des décisions individuelles et collectives, est la peur : la peur du virus bien sûr mais aussi la peur des guerres, du terrorisme, du chômage, de la maladie, et de plus en plus du réchauffement climatique. Or, la peur n’est jamais bonne conseillère. Au niveau individuel, la prise de décisions rationnelles est toujours mise à mal car le cerveau est sans cesse occupé à gérer la peur. Au niveau collectif, elle génère des scénarios catastrophes et maintient dans l’expectative des populations tétanisées qui cessent de vivre par peur de mourir.

En définitive, les pandémies sont à la civilisation ce que les maladies sont à l’être vivant : elles peuvent en guérir comme elles peuvent en mourir. Aussi, au vu de l’expérience chaotique vécue depuis l’apparition de la Covid-19, on ne peut s’empêcher de penser à ce que disait Paul Valéry dans les années qui suivirent la Grande Guerre : "nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles".

Mathieu Guidère

19/08/2021

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