Nouvelle programmation de l’aide publique française au développement…et si on faisait confiance aux entreprises privées ?
01/02/2021 - 6 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Patrick Sevaistre est membre du bureau de la Commission Afrique des Conseillers du Commerce Extérieur de la France.
---
Le projet de loi sur l’aide française au développement a été présenté en décembre dernier par Jean-Yves Le Drian qui affirme qu’il est l’aboutissement de trois ans de travail en concertation avec tous les acteurs de l'aide au développement : ONG, collectivités locales, parlementaires, jeunes de la diaspora africaine en France… Tous, sauf du secteur privé français qui est le grand absent de cette consultation !
Rien de nouveau. Le Député Hervé Berville le disait déjà dans son rapport remis à l’été 2018 au Premier ministre ("Un monde commun, un avenir pour chacun"). Le rapport souligne le rôle essentiel du secteur privé dans l’atteinte des ODD s’agissant tout particulièrement de l’emploi des jeunes et de la lutte contre le changement climatique. Mais il constate aussi que la France souffre d’un manque de concertation avec le secteur privé sur sa politique de coopération et juge le dialogue public privé "lacunaire", comme l’illustre à ses yeux la composition du CNDSI[1], le secteur privé n’y étant représenté que par un collège réduit de représentants d’employeurs.
Plus de deux après, rien n’a bougé. On est loin, très loin du dialogue public-privé approfondi que le rapport recommandait en vue d’une mobilisation à grande échelle des financements privés vers des projets utiles au développement. Difficile en effet de parler de dialogue s’agissant d’un forum destiné à donner des gages aux entreprises sur l’intention des pouvoirs publics de prendre en compte leurs analyses, sans pour autant en tirer des conclusions opérationnelles. Parlons tout au plus de concertation, là où les émetteurs attendent des retours sur les avis et propositions qu’ils ont mis sur la table, mais sans obligation pour les décideurs d’en tenir compte.
Aujourd’hui, ce sont toujours les ONG qui dominent largement le débat du développement. Mais, disons-le, les relations entre entreprises et ONG ont beaucoup évolué. Pendant des années, ces deux acteurs se sont ignorés, voire opposés. Aujourd’hui, face aux enjeux de la globalisation et du développement durable, souvent dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises, des partenariats stratégiques entre deux mondes, que rien ne semblait devoir rapprocher, voient désormais le jour et se développent au bénéfice du développement.
Des ONG partenaires des entreprises, oui mais pas toutes, certaines agissent comme des adversaires résolus qui ne cessent de dénoncer la privatisation croissante de l’APD et soupçonnent les entreprises de vouloir se glisser à leurs côtés à la table des bénéficiaires directs de l’APD… un vrai scandale !
Une défiance de la part de ces ONG persiste vis-à-vis d’un secteur privé considéré comme fraudeur et délinquant en puissance. Certaines parmi les plus radicales d’entre elles, très présentes dans le CNDSI, exigent dans cette instance que les projets pour lesquels les entreprises seraient susceptibles d’avoir accès à l’APD fassent l’objet de contrôles et d’évaluations très stricts pour vérifier que les bénéficiaires intègrent bien les ODD dans leurs projets (études d’impact, etc.) et que leurs projets émanent des besoins locaux en concertation avec parties prenantes dans les pays concernés.
Des voix se sont élevées pour tenter de changer les choses. Rappelons la tribune adressée publiquement en octobre 2018 au DG de l’AFD (Agence Française de Développement) par le Général Clément-Bollée, "Osez le secteur privé !". Dans cette tribune qui alors rencontré un large écho, le Général Clément-Bollée invitait l’AFD (qui, par ailleurs, a mis fin à la présence dans son Conseil d’administration de représentants du secteur privé) à prendre le risque du secteur privé dans ses projets et à tester un mode d’action tout à fait nouveau privilégiant, sans précipitation, la vitesse d’exécution, en réduisant les conditionnalités, une invitation à bousculer les procédures et à changer les habitudes pour tenter de réaliser ces projets dans des délais acceptables, tout étant compatible avec la légitime nécessité de contrôle qu’exige la dépense publique, comme celle de la vérification du résultat obtenu sur le terrain.
Pourtant, c’est bien de ce mode d’action dont l’Afrique a aujourd’hui grand besoin, a fortiori dans le contexte de la pandémie en Afrique. Contrairement aux pays riches qui bénéficient dans ce contexte d’un recours massif à la puissance publique, de la création monétaire de leurs banques centrales et qui empruntent sur les marchés financiers à taux zéro, voire négatifs, les pays bénéficiaires de l’APD ne disposent pas de tels leviers pour trouver les financements dont ils ont besoin. Pour les pays africains, le choc va être profond, affectera non seulement les infrastructures mais aussi les services sociaux comme la santé et l’éducation.
Face à la chute des recettes publiques en Afrique, c’est donc bien sur le secteur privé que va reposer le financement futur de la dépense publique nationale. C’est sa composante formelle qui devra assurer l’emploi et, au travers de la fiscalité, financer les services de santé et d’éducation africains de demain et non l’aide au développement.
C’est ce qu’ont bien compris les Britanniques. Le partenariat entre les secteurs public et privé fait partie de l’ADN de la coopération au développement pratiquée par le DIFID (Department for International Development), lequel place le développement économique au cœur de l’éradication de la pauvreté et les entreprises britanniques au cœur de cette priorité. Dans ce contexte, le DFID continue d’accorder des subventions pour l’éducation et la santé publique, mais un transfert graduel de ces fonds est en cours vers les acteurs privés qui sont ainsi reconnus, non seulement comme source de croissance et de richesses, mais également essentielles dans la fourniture de services de base.
Ce n’est pas du tout le cas en France où les instruments existants de l’APD s’avèrent inadaptés au financement d’un secteur privé pourtant considéré officiellement par tous, États et agences de coopération, comme le moteur du développement. Mais, au-delà du discours souvent incantatoire, celui-ci reste peu lisible dans l’ADN du monde du développement, du moins en France.
Oui, il faut que le principe de confiance a priori s’applique désormais en faveur des entreprises privées de la part des pouvoirs publics. Elles ne sont ni plus ni moins légitimes que les ONG à s’engager dans le développement durable. L’État doit prendre conscience du fait que créer les conditions favorables aux actions des entreprises dans ce domaine ne signifie pas se mettre aux services d’intérêts particuliers, mais s’inscrit bien dans sa mission d’intérêt général.
L’émergence de nouvelles voies de coopération entre les pouvoirs publics et les entreprises est l’une des réponses fortes à l’exigence d’optimisation budgétaire de l’APD. La réussite réside dans le partage de méthodes efficaces car, en matière de développement, comme dans d’autres domaines, il faut être efficace et avoir des impacts mesurables à tout prix et rendre compte à l’aide d’indicateurs ; c’est le mode de fonctionnement habituel des entreprises.
Le temps est venu d’accélérer les transformations pour mettre en place un dialogue public privé constructif, faire évoluer les cultures et bousculer un contexte sur-normé en vue d’un maillage intelligent d’écosystèmes jusqu’à l’hybridation entre la sphère publique et le secteur privé.
Comme le propose à cet égard Etienne Giros, le Président du CIAN : "déplaçons la notion d’aide publique au développement vers celle d’investissement pour le développement, traduisant ainsi une volonté maintes fois exprimée de nouveaux partenariats entre le secteur public et le secteur privé et qui contribuerait à rénover ou renforcer l’image de la France en Afrique".
Sortons enfin de ce piège de la concertation avec le secteur privé qui, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui par la puissance publique, se traduit par la persistance des réflexes qui tendent à reproduire les pratiques traditionnelles et à installer chacun dans son rôle le plus éprouvé : les entreprises comme interlocutrices consultatives, les pouvoirs publics comme décisionnaires ultimes, tout cela au gré d’un agenda peu négocié, le tout aboutissant soit à une neutralisation mutuelle, soit à la prise en charge par les pouvoirs publics du discours des entreprises.
On mesure le chemin à parcourir...
---
[1] Conseil National du Développement et de la Solidarité Internationale, instance de dialogue politique créée en 2013 par le MEAE avec ses partenaires concernant la politique de coopération au développement.
01/02/2021