Pour une approche pluridisciplinaire des menaces
05/06/2020 - 5 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Jean-Michel Icard est co-créateur du Cercle K2. Manon Samaille est diplômée de Sciences Po Paris et Auditrice du Parcours K2.
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Nos sociétés sont confrontées à une concentration de menaces qui sont depuis quelques mois la matière privilégiée de nombreux discours politiques, mais également d’écrits scientifiques ou intellectuels.
À leur lecture, l'on peut être frappé par ce sentiment d'y retrouver comme une note commune qui leur donne un ton général de cohésion, mais peut-être aussi de répétition. Nombreuses sont celles qui plaident la remise en question de la politique stratégique de la France en matière économique, sociale, sanitaire, etc., considérant que les principes couplés d’indépendance nationale et de réassurance atlantique doivent laisser le pas à ceux d’autonomie stratégique et d’engagement européen.
La politique de défense et de sécurité : l'affaire de tous
Une énième litanie des menaces susceptibles de porter atteinte aux intérêts vitaux de la France serait ici fastidieuse. Il importe surtout d’en connaître le concentré : la confrontation s’étend désormais à tous les domaines de la vie sociétale. Aucun domaine n'y échappe. La stratégie de défense et de sécurité moderne impose, dès lors, d’aller encore plus loin. Elle exige qu’on poursuive une politique globale et qu’on oppose à la multiplication des menaces une adaptabilité constante. Les fameuses notions d'"agilité" et de "résilience" dont on parle tant… À cet égard, l’émergence de nouveaux acteurs, intervenant souvent dans une logique horizontale, est à encourager, mais de telle façon qu’elle ne se fasse pas au détriment des alliances et de la coopération entre les États, dont l’importance demeure primordiale pour le maintien d’une paix mondiale et durable. La verticalité n’est pas toujours un mal en la matière surtout pour maintenir la cohésion.
Les menaces engendrées par le numérique et l'intelligence artificielle en constituent une illustration. Force est de constater que le numérique est devenu un élément incontestable du hard power. L’économie du web est façonnée par la captation et l’exploitation des données sur les personnes (Jean-Michel Treille, La révolution numérique : Situation, menaces, promesses, LesEditionsOvadia, 2016, p. 36), qui permettent d’optimiser les actions les incitant à consommer. Plus inquiétants encore pour certains sont les progrès de l’intelligence artificielle, puisqu’il s’agit de développer des machines capables de réaliser des tâches normalement effectuées par des humains, dotées de processus mentaux de haut niveau. Or, la perspective de doter à terme les robots d’une conscience, d’émotions, de sentiments ou de relations sociales, et même d’une capacité à se reprogrammer sans cesse, dépassant ainsi l’homme, est bien là. Elon Musk, fondateur de Tesla et Space X plaidait encore récemment pour la mise en place de mesures de sécurité, de textes de loi, face aux menaces potentielles de l’intelligence artificielle.
La politique de défense et de sécurité est une affaire qui ne relève plus uniquement des militaires. À une menace globale doit répondre une méthode et des moyens combinés. La politique stratégique française doit gagner en souplesse et en transversalité : seule la combinaison des moyens permet d’offrir une réponse pertinente à la multiplication des menaces et des risques actuels. Il doit s’agir d’une réponse collective et à tous les niveaux, militaire et non militaire, guerrière et non guerrière, ministérielle et interministérielle, nationale et internationale. Cette perception de la transversalité se heurte encore à certaines résistances culturelles que la France doit tenter de dépasser. Dans tous les cas, cette transversalité ne peut se limiter au niveau national. La mise en commun des moyens peut – et doit – prendre la forme d’une coopération interétatique (création d’alliances et d’organisations internationales, mise en place d’opérations communes, échange d’informations) entre les différents États.
"Menaces de la force" et "menaces de la faiblesse"
L’identification de grandes catégories permet de prendre un recul bénéfique à l’analyse. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 a opéré une nouvelle catégorisation intéressante entre les « menaces de la force » et les « menaces de la faiblesse » qui mérite d'être rappelée.
Les « menaces de la force » sont caractérisées par l’augmentation significative et rapide des dépenses militaires dans certaines régions et recouvrent, notamment, la possibilité d’une résurgence des conflits entre États, la poursuite de la prolifération nucléaire et balistique dans une zone allant du Moyen-Orient à la Corée du Nord, ainsi que le développement par certains États de capacités technologiques offensives.
Derrière la notion de « menaces de la force », on retrouve l’idée bien classique de puissance, ou de « hard power » dont on parle beaucoup en ce moment. Certains regrettent que la France ne soit pas dotée d'une véritable "stratégie de puissance". Il n'est donc pas initule de rappeler que Max Weber définissait la puissance comme « toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté, même contre la résistance de l'autre ; peu importe sur quoi repose cette chance ». Weber lie à l’idée de puissance celle de contrainte et de coercition. La puissance va désigner tous les moyens qui, quels qu'ils soient, vont permettre à l’un d'imposer sa volonté à l'autre. La relation est dès lors asymétrique et laisse à celui qui veut exercer sa puissance, la liberté de choisir l'instrument par lequel il y parviendra. La puissance, c’est ainsi la capacité d'agir, d'empêcher et de peser. Mais la puissance ne doit pas être uniquement envisagée comme un moyen qui s’exerce par la contrainte physique ou matérielle d'un adversaire. Elle s’impose également par l’effet de la crainte qu’elle peut susciter : est puissant celui qui est craint comme puissant. Cette idée implique alors celle de hiérarchie et est à la racine de cette lutte toujours actuelle entre les États pour occuper le premier rang mondial.
Alors que les « menaces de la force » persistent et augmentent, les « menaces de la faiblesse » ont pris une importance considérable. Elles mettent en lumière la défaillance de certains États effondrés à exercer les fonctions essentielles propres à l’exercice de leur souveraineté, créant ainsi des risques pour notre sécurité (implantation de bases pour des groupes terroristes, développement des organisations criminelles transnationales notamment). Or, l’effondrement de ces États favorise le développement de ces menaces asymétriques. Le fait qu’un État en position de faiblesse puisse représenter une menace est un fait relativement nouveau mais d’une importance stratégique réelle. Plus insidieuses que les « menaces de la force », les « menaces de la faiblesse » présentent un caractère intangible et se manifestent tardivement. Or, la difficulté de certains États à affirmer ou maintenir leur souveraineté engendre des risques pour les autres puissances étatiques et plus largement pour la communauté internationale. Il est donc nécessaire d’identifier ces menaces au plus tôt afin d’éviter qu’elles ne produisent des effets dévastateurs.
La notion de menace globale semble désormais la notion la plus pertinente : la menace est transverse par ses facettes multiples, ses interpénétrations (comme le crime organisé et le terrorisme), ses ramifications internationales et ses extensions à tous les domaines de l’activité humaine. Une approche pluridiscplinaire nous parait être la meilleure solution pour lutter contre elle.
Jean-Michel Icard et Manon Samaille
05/06/2020