Redécouvrons l’artillerie, arme stratégique
10/07/2022 - 9 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Général Jean-Pierre Meyer, Général Arnaud Ladrange, Bernard Wenden et Bernard Lucas sont membres du Conseil d'Administration de la Fédération Nationale de l'Artillerie. Le Général Christian Peraldi est Directeur Exécutif du Groupe Byblos. Stéphane Morelli est Manager et expert en systèmes de drones civils et militaires. Tous deux sont membres de la Fédération Nationale de l'Artillerie.
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Adossé à la Fédération Nationale de l’Artillerie, l’Observatoire de l’Artillerie, créé en 2018, regroupe des officiers généraux en 2° section, des ingénieurs généraux de l’armement, des officiers, des officiers de réserve, des amis de l’artillerie qui ont exercé des responsabilités dans l’Armée au cours de leur carrière ou après leur départ des armées.
Ses observations sur l’artillerie reposent sur la multidisciplinarité, l’intergénérationnel et l’international.
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Depuis l’effondrement du bloc soviétique, les pays européens, à l’abri du parapluie américain et anesthésiés par la promesse alléchante des "dividendes de la paix", ont massivement réduit leurs budgets de défense jusqu’à un minimum très inquiétant pour certains.
Ils étaient confortés dans leurs choix par le fait que les quelques conflits existants n’ont été que des affrontements asymétriques assurant aux forces occidentales une supériorité manifeste dans tous les domaines. Cette supériorité s’est surtout manifestée dans le domaine de la 3ème dimension où elle n’a jamais pu être prise en défaut.
Pour la France, cela s’est traduit par une réduction drastique des effectifs, la suppression d’un grand nombre de régiments, d’artillerie notamment, l’attrition du nombre de plusieurs matériels majeurs et l’impasse sur un certain nombre de capacités, dont l’artillerie sol-air.
L’observation du conflit en Ukraine remet en cause les choix antérieurs.
Sans préjuger de tous les enseignements qui pourront être tirés dans les mois à venir, on peut faire au moins le constat que le combat de haute intensité, jusqu’alors priorité relative des hypothèses d’engagement, est de retour :
- avec la gamme complète des moyens classiques renforcés par un apport important d’armements plus modernes, drones et missiles de toute nature, cyber actions, etc., qui ont fait la preuve de leur efficacité et sont rapidement devenus incontournables ;
- mais aussi et surtout avec un rôle majeur des feux d’artillerie tant sol-sol que sol-air pour frapper l’adversaire et permettre une progression plus rapide et s’en prendre à ses villes symboles.
Ce dernier point ne devrait cependant surprendre personne tant ce mode d’action est habituel chez les Russes qui ont toujours procédé ainsi, que ce soit à Berlin en 1945 ou plus près de nous à Grozny en Tchétchénie. Marioupol et Severodonetsk sont les derniers exemples.
Comme dans le conflit Irakien, la France a déployé des canons Caesar qui ont été mis en œuvre par nos canonniers en Irak et par les artilleurs Ukrainiens formés en France dans leur pays.
Ces capacités opérationnelles sont particulièrement appréciées par leur efficacité qui ne s’apprécie pas uniquement parce que le Caesar tire loin mais aussi par sa grande précision. Celle-ci est très supérieure à celle de matériels similaires en dotation chez nos alliés, eux aussi contributeurs en Ukraine.
Cette situation a permis de qualifier notre artillerie d’arme stratégique et évoquer ainsi son emploi dans le cadre d’une manœuvre globale.
Redécouvrons l’artillerie, arme stratégique
Evoquer l’artillerie c’est présenter les deux artilleries indissociables : l’artillerie sol/sol et l’artillerie sol/air.
La mise en œuvre de l’artillerie sol/sol dont les lanceurs sont le Caesar, le Lance-Roquette Unitaire LRU et ultérieurement les drones armés ainsi que les nombreuses munitions associées, ne peut se concevoir que dans un système fondé sur le triptyque : choix des objectifs dans une manœuvre interarmées globale, renseignement et acquisition des objectifs, application des feux.
Ce système moderne, actuellement en place dans nos armées, bénéficie de toutes les avancées technologiques : des satellites d’observation, des drones d’acquisition, des radars, des communications cyber sécurisées, de la numérisation, de la géographie particulièrement performante, de l’Intelligence Artificielle, de calculateurs puissants.
Toutes ces capacités sont servies par des personnels formés, entraînés, aguerris et fiers de la mission qu’ils accomplissent.
Dans ce contexte, cette artillerie acquiert une puissance reconnue par la capacité de traitement de tous les types d’objectifs et une vitesse de réaction qui en font une arme redoutable : un Caesar qui tire à 40 kilomètres avec une précision de quelques mètres peut placer sur sa trajectoire 6 obus et quitter par sécurité sa position avant que le premier obus atteigne son objectif.
Il est capable aussi de traiter en moins de 2 minutes un objectif qui aurait été acquis par les systèmes spécifiques déjà évoqués. Le LRU dispose des capacités semblables pour des tirs à plus de 100 kilomètres.
Ainsi, par l’ensemble de ces qualités l’artillerie peut produire les effets recherchés par le commandant de théâtre interarmées dans sa manœuvre globale. Celle-ci s’appuie sur le concept français d’emploi des forces fondé sur les effets qui peuvent être de détruire, de neutraliser et d’exercer une influence sur l’adversaire.
La manœuvre des feux du niveau du théâtre, c’est-à-dire dans sa profondeur opérative à laquelle l’artillerie participe en liaison avec les forces aériennes, voire celles de l’aéronautique navale ou des forces spéciales, pourra traiter des objectifs qui assureront tout d’abord la sécurité de nos forces. Nous devons préserver la vie de nos soldats et la vie des populations qui, dans un cadre défensif, n’auraient pas eu la possibilité de se réfugier dans des zones sécurisées.
La logistique, les postes de commandement, les positions de tir des canons et des missiles adverses, les défenses sol/air, les regroupements de blindés et de forces de mêlée, sont maintenant à portée de nos systèmes.
Ceci devrait exercer chez nos adversaires une influence majeure constatant que, même à plusieurs dizaines de kilomètres des contacts, ils ne sont plus en sécurité et que leur vie est en permanence en danger. Cela peut provoquer chez leurs soldats des réactions qui nous seraient sûrement favorables.
En outre, si des objectifs stratégiques politiques, politico-militaires, économiques sont sûrement à la portée de nos canons, roquettes et drones, l’adversaire sera contrarié dans ses intentions et permettra à nos forces de reprendre l’initiative et modifier le cours de la guerre.
La supériorité aérienne étant difficile à acquérir, en raison de la densité et de l’efficacité des moyens sol/air adverses, les forces aériennes auraient de grandes difficultés à intervenir en sécurité.
Dans le traitement des objectifs, l’obus ne peut pas être arrêté sur sa trajectoire.
Cette manœuvre des feux placée dans la manœuvre globale de théâtre dans laquelle l’artillerie sol/sol a largement sa place milite pour la création dans les forces terrestres d’un commandement de l’artillerie à l’image du commandement du renseignement.
Ce nouveau commandement pourrait être colocalisé avec le commandement du renseignement à Strasbourg, ce qui permettrait les échanges et la cohésion de ces deux capacités renseignement-acquisition et feux qui agissent de concert dans le système terrestre qui a vocation à s’intégrer dans le système interarmées de théâtre.
Pour densifier ces capacités, l’artillerie sol/sol devra être renforcée de Caesar (environ une centaine) et de LRU modernisés (environ une cinquantaine). Les capacités de portée notamment des LRU devront être améliorées pour atteindre des objectifs dans la zone des 200 kilomètres.
Le stock de munitions sera constitué à plus d’un million d’obus de tous types. L’équipement de l’artillerie française de drones armés permettrait au commandement une meilleure souplesse dans le choix des lanceurs.
Tous ces systèmes seront interopérables avec ceux de l’OTAN.
L’artillerie sol/air a montré en Ukraine toute son efficacité à la fois chez les Russes et les Ukrainiens dotés de missiles courte portée. Les actions aériennes et héliportées ont été réduites de part et d’autre car elles présentaient un réel danger pour les équipages.
Les forces françaises interarmées manquent cruellement de capacités sol/air contre les missiles et dans une certaine mesure contre les drones d’observation et armés.
Les forces terrestres ne disposent actuellement que de systèmes "basse couche" Mistral pour assurer une défense rapprochée de quelques kilomètres. Au niveau du théâtre, pour assurer la défense d’ensemble, seuls quelques missiles "basse et moyenne altitude" SAMP sont mis en œuvre par les forces aériennes. Ces capacités sont insuffisantes pour assurer la protection de nos forces et de nos soldats.
La guerre en Ukraine a montré aussi que le sanctuaire national pouvait être menacé même si les affrontements entre nos forces et l’adversaire se déroulent à plusieurs milliers de kilomètres.
Les Russes ont menacé les pays européens de leur faire subir des tirs de missiles, certains hypervéloces nucléaires ou non ! Pour la réponse nucléaire, notre concept de dissuasion est toujours valide. Il est mis en œuvre par les forces navales et aériennes et conservent toute leur efficacité.
La présence de forces françaises en Roumanie et celles d’autres nations dans les pays jouxtant la Russie pourrait laisser entendre qu’une nouvelle "bataille de l’avant" serait envisagée.
Nos forces seraient ainsi engagées sur deux théâtres : celui des opérations de l’avant et celui du théâtre national.
Nos systèmes sol/air dédiés à l’avant doivent être renforcés de systèmes anti-drones surtout contre les essaims en saturation, comme nous avons pu le constater sur certains théâtres, comme le Haut Karabagh et de basse et moyenne altitude SAMP/T modernisé SAMBA.
Ceux dédiés au théâtre national "basse couche et basse et moyenne altitude" devraient être renforcés, voire créés de toute pièce, surtout si les capacités opérationnelles de l’avant sont insuffisantes.
Ces capacités pourraient garantir la sécurité de nos intérêts vitaux particulièrement la population, à la fois face à des missiles sol/sol longue portée et mer/sol, la menace maritime ennemie n’étant pas à négliger et nos côtes nombreuses.
Les forces d’active opérationnelles étant engagées ailleurs, cette capacité nationale pourrait être armée par des réservistes opérationnels activés eux aussi selon le besoin et le niveau de crise.
Ces moyens terrestres et leurs systèmes de coordination seraient eux aussi intégrés dans le commandement de l’artillerie à Strasbourg.
La défense sol/air de notre territoire passe aussi par l’alerte et la défense éloignée. Ce système installé dès le temps de paix à hauteur des frontières de la Russie et de ses alliés proches pourrait être mis en œuvre par les armées des différentes nations bordant la Russie dans le cadre d’un pilier européen dans l’OTAN. Actuellement, ce système est en partie déployé par les Américains qui pourraient en avoir besoin sous d’autres cieux.
Conclusion
Les artilleries sol/sol et sol/air ont montré au cours de la guerre en Ukraine toute leur efficacité de part et d’autre.
À la différence des capacités russes qui pour l’artillerie sol/sol sont de modèle ancien compensé par le nombre, nos systèmes bénéficient de la haute technologie et de systèmes de coordination performants notamment avec le renseignement-acquisition, ce qui nous permet de placer cette artillerie au niveau stratégique du théâtre.
L’artillerie apporte au chef interarmées les capacités qui lui permettent de mener sa manœuvre globale en traitant les objectifs de la profondeur et produisant les effets sur l’ennemi qui peuvent le dissuader de poursuivre son action.
Cette présence coordonnée avec les forces aériennes dédiées elles aussi au théâtre ne pourra s’accomplir que si les systèmes d’artillerie sol/sol et sol/air sont renforcés et développés pour tirer encore plus loin des munitions de plus en plus efficaces et adaptées aux cibles potentielles.
Ce renouveau nécessite une volonté politique concrétisée par des financements et des investissements à long terme.
L’industrie d’armement française sera sollicitée notamment dans sa recherche et développement. En amont, devrait être créée une instance de normalisation industrielle pour toute forme de moyens agressifs pour un emploi sol/sol, air/sol, mer/sol d’une même munition. Cette normalisation s’entend en national et serait étendue à nos alliés dans le cadre de l’interopérabilité des munitions.
Ceci n’exclut pas une recherche d’autonomie stratégique qui pourrait être le fil directeur de l’action. Si les moyens financiers sont comptés les alliances industrielles européennes et internationales sont incontournables. Le choix de nos partenaires mérite alors une attention particulière.
Quoi qu’il en soit, l’effort demandé pour cette montée en puissance "haute intensité", qui devrait ne pas se limiter à l’artillerie, permettra au Chef d’Etat-major des Armées d’atteindre son objectif de "gagner la guerre avant la guerre".
Général Jean-Pierre Meyer, général Christian Peraldi, général Arnaud Ladrange, Bernard Wenden, Bernard Lucas et Stéphane Morelli
10/07/2022