Réseaux sociaux alternatifs - Légitimité, menaces et questions émergentes
27/03/2024 - 10 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Daniel Guinier est Expert de justice honoraire et ancien expert près la Cour Pénale Internationale de La Haye.
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Au niveau mondial, des milliards d'utilisateurs ont recours aux réseaux sociaux. Cependant, au cours de ces dernières années, un nombre croissant d'entre eux se sont tournés vers des réseaux sociaux alternatifs, dénommés "Alt-Techs". Si les motivations à ce changement sont claires concernant la liberté d'expression justifiée par l'absence de censure et de modération de contenu, d'autres le sont beaucoup moins quand ils sont le refuge de groupes extrémistes radicaux et criminels, et favorisent leurs activités.
Introduction
Les Alt-Techs représentent une catégorie de réseaux sociaux apparue au motif de préserver la liberté d'expression sans régulation ni modération de contenu, au contraire des plateformes grand public des réseaux sociaux traditionnels : X, Facebook, WhatsApp, Instagram, etc. Ils sont maintenant devenus populaires, tels que Telegram, Signal, Gab, 8kun, etc., et constituent un nouvel écosystème social pour l'information et la communication. Cette tendance provient en partie de la méfiance envers les grandes plateformes technologiques et de la perception croissante de contrôle sur les contenus en ligne. Les restrictions, les interdictions imposées par les grandes entreprises technologiques détentrices des médias sociaux traditionnels, et la déplateformisation[1] ont probablement contribué à la popularité des Alt-Techs, en même temps que le récit des communautés partisanes affirmant que leurs paroles étaient censurées au nom du "politiquement correct". En créant un espace parallèle pour diffuser des idées hors des limites des propos traditionnellement autorisés, les Alt-Techs attirent une multitude d'utilisateurs partageant les mêmes points de vue et limitent l'exposition à des avis opposés. Aussi, l'agrégation qui en résulte a pour conséquence d'occasionner le développement de communautés polarisées et radicalisées. En outre, les applications Alt-Techs permettent les échanges sécurisés de messages instantanés hors de vue de tiers.
Menaces émergentes liées aux Alt-Techs
Les Alt-Techs entraînent des menaces[2] diverses pour la société et la démocratie, au travers de la prolifération contagieuse de discours haineux et radicaux, de théories du complot et d'idéologies extrémistes, de désinformation et d'ingérence étrangère, etc., mais aussi de leur emploi par des groupes criminels qui n'ont pas manqué de s'en emparer. Les préoccupations concernent la vie privée et la sécurité des données au vu du stockage sur les plateformes d'informations sur les utilisateurs, notamment de leurs données personnelles[3]. Dans cette optique, il est impératif de comprendre le fonctionnement des Alt-Techs et ce qu'ils impliquent. Le phénomène est à appréhender globalement, avec les enjeux contradictoires et les risques émergents, pour en comprendre les impacts sur la société, développer des politiques pour en atténuer les effets, et relever les défis auxquels ils donnent lieu avec leur montée en puissance. Une collaboration étroite entre les États, les plateformes et les chercheurs sera utile pour comprendre et aborder ces menaces, tandis que les politiques réglementaires et la pression publique peuvent aider à inciter les plateformes à favoriser la recherche.
Les marchés du Dark Web traditionnel se retrouvent désormais sur différents canaux illicites de messagerie instantanée des Alt-Techs, en disposant de surcroît d'une rapidité et d'une facilité d'utilisation sans équivalent. Par ailleurs, les données sont moins permanentes et peuvent être automatiquement supprimées après un court délai. De plus, un nouveau canal peut être créé instantanément en cas de suspicion de surveillance. Les groupes criminels y recrutent des membres, vendent des produits contrefaits et mènent leurs activités illicites, en exploitant les avantages des plateformes. Dans ce paysage en constante évolution certaines d'entre-elles se démarquent comme des majeurs de l'univers des Alt-Techs. Telegram, en particulier, est largement utilisé pour les activités criminelles en ligne. Bien que ce nouveau "Dark Web" représente un défi, il ouvre aussi des perspectives aux cyberenquêteurs, pour la surveillance et la détection des menaces, et offrent un moyen inédit pour acquérir des renseignements utiles.
A titre d'exemple, par le canal russe Telegram Dark Job, des groupes criminels recrutent et tout utilisateur de Telegram peut postuler. Des employés mécontents de leur entreprise ou en difficultés financières sont particulièrement ciblés, avec de propositions de rémunérations attrayantes. Il s'agit à l'évidence de menaces internes préoccupantes pour ces entreprises, souvent liées à la divulgation de données confidentielles, de mesures de cybersécurité, etc., avec comme objectif de faciliter la réalisation d'extraction et de transmission frauduleuse de données (Art. 323-3 du CP) de façon subtile, ou d'un autre type d'attaque contre l'entreprise visée. Par ailleurs, des dizaines d'autres canaux sont dédiés à la vente de contrefaçons, notamment de produits de luxe, entamant non seulement le chiffre d'affaires mais aussi l'image des entreprises touchées. D'autres proposent divers faux : devises, pièces d'identité, diplômes, documents divers, etc., dont certains sont créés à partir de données authentiques volées ou usurpées, de façon à paraître vraisemblables. D'autres encore sont liés à des réseaux pédopornographiques[4]. Bref, comme à l'énoncé du slogan de la Samaritaine dans les années 70, "on trouve de tout …", mais pas les mêmes choses !
Questions sociétales et réglementaires
Les Alt-Techs induisent des préoccupations directes pour la société, en particulier parce qu'ils ont été fréquemment associés à des incidents violents dans le monde réel. A ce propos, l'attaque du Capitole des États-Unis le 6 janvier 2021 a marqué un tournant dans l'histoire, transformant la violence en une attaque sans précédent contre les fondements mêmes de la démocratie et de la stabilité sociale. Les investigations ont pu mettre en lumière qu'une partie de l'attaque était orchestrée et coordonnée via des plateformes de médias sociaux alternatives Alt-Techs. Cet événement montre l'intérêt de recherches interdisciplinaires pour lesquelles une collaboration est essentielle afin d'aborder efficacement les problèmes.
Le but recherché avec l'activisme en ligne est de promouvoir des points de vue idéologiques, diminuer la confiance en les institutions et faire des adeptes. A cet égard, D. Freelon, et al. (2020), montrent qu'il couvre un large spectre de niveaux d'engagement, depuis l'appréciation par "clicktivisme"[5] jusqu'aux échanges politiques et l'implication de leaders du mouvement[6]. Il est suffisant pour contribuer à la participation hors ligne sans trop d'efforts, et propulser des idées et sujets activistes en direction d'une large visibilité publique, avec des conséquences sur la pratique démocratique, la gouvernance des réseaux sociaux et la politique numérique.
Des efforts seront nécessaires pour définir des politiques et réglementations qui pourraient atténuer les risques que les Alt-Techs posent à la société. Les questions-clés portent sur les caractéristiques des utilisateurs et leur comportement en ligne et son renforcement ou non au sein des différents groupes sociaux : extrémistes, théoriciens du complot, etc. Des réponses sont également attendues sur la capacité de prolifération de la désinformation, les risques sociétaux et les contre-mesures efficaces, en général comme en particulier, à propos d'événements remarquables et des résultats des élections.
Le nouveau règlement européen sur les services numériques, ou DSA, pour Digital Services Act, instaure de nouvelles obligations pour l'ensemble des plateformes en ligne[7]. En outre, dans ce qui nous intéresse précisément avec les Alt-Techs, il vise à lutter contre la diffusion de contenus illicites et la désinformation en ligne, et à agir contre les contenus pouvant avoir des effets négatifs sur la sécurité publique et les processus démocratiques et électoraux. Depuis le 17 février 2024, il s'applique à l'ensemble des plateformes et intermédiaires en ligne offrant leurs services : biens, contenus ou services, sur le marché européen.
Ainsi, les Alt-Techs, en tant que plateformes, auront à présenter un niveau de modération conforme à la loi, alors qu'ils sont vus comme des terrains fertiles pour la désinformation avec des contenus délibérément trompeurs pour saper la vérité et la réalité, ce qui est en mesure d'affecter directement le monde réel.
Conclusion et perspective
Les réseaux sociaux alternatifs Alt-Techs représentent une alternative sinon un contrepouvoir aux réseaux sociaux traditionnels à la recherche d'un équilibre entre la liberté d'expression et le contrôle légitime. Le phénomène est complexe avec des implications dans la société, la sécurité et la démocratie. S'ils attirent un nombre croissant d'utilisateurs qui cherchent un refuge contre la censure et la modération de contenu, ils sont aussi exploités par des groupes extrémistes, pour propager des discours haineux et des théories du complot, et criminels, pour développer leurs activités, y compris dans le cadre formé d'un nouveau "Dark Web". Une réflexion approfondie sur la façon de concilier la liberté d'expression avec la sécurité et la réglementation est attendue pour un environnement en ligne plus sûr et plus démocratique.
Nul doute que la convergence des réseaux sociaux traditionnels et alternatifs Alt-Techs avec les technologies émergentes de l'intelligence artificielle et différents botnets est susceptible de mettre en danger la société et la démocratie par une propagande massive agrégeant des idées extrémistes, tout particulièrement en période électorale[8] et quand des sites "dormants" sont prêts à agir de façon complémentaire à des fins diverses, y compris géopolitiques. Face aux défis, une réponse concertée est indispensable, impliquant la collaboration entre les États, les plateformes, les chercheurs et la société civile. Le Digital Services Act en Europe représente une tentative pour réguler ces plateformes et lutter contre la désinformation. Pourtant, l'efficacité de telles mesures dépendra de la cohérence de leur mise en œuvre à l'échelle mondiale.
Davantage d'efforts et de volonté politique sont attendus pour mieux appréhender et contrer l'ensemble des risques qu'encourent la société et la démocratie, y compris géopolitiques. Aussi les investigations sur les Alt-Techs nécessitent des développements continus dans la recherche sur les techniques inforensiques[9] et la coopération internationale du fait de la nature transnationale de ces plateformes. Les enquêteurs devront également bénéficier d'un cadre juridique adapté et de méthodes et d'outils d'investigation innovants et souverains, en réponse aux défis, tout en garantissant le respect des droits individuels et de la vie privée.
Il est probable que nous assistions à une intensification des efforts réglementaires visant à encadrer les Alt-Techs, notamment dans le cadre du nouveau règlement européen sur les services numériques. Ces réglementations pourraient conduire à une augmentation de la pression sur les plateformes pour coopérer avec les autorités judiciaires dans la lutte contre les activités criminelles en ligne. Il est crucial de surveiller de près l'évolution des Alt-Techs et d'adapter les politiques et pratiques réglementaires au vu des tendances.
Enfin, la sensibilisation du public aux risques associés à leur utilisation et à l'importance de la vérification des informations et du discernement en ligne est essentielle[10] pour promouvoir un comportement responsable et éthique dans le cyberespace, et rediriger la confiance vers des organes de presse crédibles, disposant d'informations vérifiées.
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[1] La déplateformisation est le fait pour un internaute de ne plus être présent sur une plateforme, de façon volontaire ou non. Dans le premier cas, l'utilisateur fait le choix d'une solution alternative, par une désinscription ou une suppression de son compte ou non. (Exemple : Déplateformisation de WhatsApp, pour ouvrir un compte sur Telegram). Dans le second cas, la déplateformisation est involontaire ou subie. Le compte de l’utilisateur est suspendu ou banni, et l'opération peut être peut être réalisée par un humain ou par un algorithme.
[2] Voir D. Bär, et al. (2023) concernant ces menaces, les questions qu'elles posent et ce qui est attendu, et E. Ferrara (2017) à propos de la dynamique de la contagion de la propagande extrémiste.
[3] Noms d'utilisateurs, adresses e-mail, n° de téléphone, photographies, publications, commentaires, messages privés, etc.
[4] Le 9 février a été démantelé un groupe structuré sur Telegram pour diffuser et vendre des contenus pédocriminels.
[5] Le clicktivisme, désigne l'engagement ou l'activisme en ligne qui implique des actions simples, telles qu'un clic pour donner un avis, partager une publication sur les réseaux sociaux, signer une pétition en ligne, etc.
[6] Dans la dynamique de l'activisme en ligne, la gauche comme la droite, sont engagées dans des styles d'expression en ligne distincts, tandis que l'isolement des extrêmes du spectre idéologique entraîne une asymétrie.
[7] En cas de violation, le montant maximum de l’amende encourue par la plateforme pourra aller jusqu'à 6 % de son chiffre d’affaires mondial annuel au cours de l’exercice précédent. De plus, en cas de manquements graves répétés, une restriction temporaire de l'accès au service peut être appliquée. Une astreinte concernant uniquement les très grandes plateformes pourra aussi être prononcée par les États membres. Celle-ci représentera au maximum 5 % des revenus ou du chiffre d’affaires mondial quotidiens moyens au cours de l’exercice précédent, par jour d'astreinte. La surveillance est assurée par une autorité indépendante, le coordinateur des services numériques, désigné par chaque État membre de l'UE. Pour la France, c'est l'Arcom.
[8] Le renforcement des menaces par les bots et botnets sociaux, les attaques réputationnelles et la désinformation massive, ainsi que le rôle de l'IA , ont été traités par D. Guinier en 2016, 2017, 2018, et 2023.
[9] Voir notamment les travaux de H. Johnson, et al. (2022) sur l'analyse inforensique des applications Alt-Techs.
[10] En particulier pour réduire le risque lié aux automatismes comme il a été montré par D. Guinier (2024).
Bibiographie sélective
- Bär D., et al. (2023) : New threats to society from free-speech social media platforms, Understanding emerging threats from social media platforms., Communications of the ACM, vol. 66, n° 10, octobre, pp. 37-40.
- Ferrara E. (2017) : Contagion dynamics of extremist propaganda in social networks. Information Sciences, vol. 418-419, Déc., pp. 1-12
- Freelon D, et al. (2020) : False equivalencies: Online activism from left to right. Science, vol. 369, pp. 1197–1201.
- Guinier D. (2006) : Les informations classifiées de défense - Conséquences sur la saisie et l'expertise. Revue Experts, n° 73, Déc., pp. 53-57.
- Guinier D. (2016) : Réseaux et "bots" sociaux : du meilleur attendu au pire à craindre. Expertises, n° 417, oct., pp. 331-335.
- Guinier D. (2017) : MacronLeaks et autres cyberattaques et diffusion de fausses informations. Expertises, n° 426, juillet-août, pp. 262-268
- Guinier D. (2018) : Atteintes à la réputation - Un risque préoccupant aux yeux des entreprises. Conférence à l’Espace pluriel, Sigolsheim, à l'initiative du groupement de gendarmerie du Haut-Rhin, 12 avril.
- Guinier D. (2023) : Prospective : Intelligence artificielle, cybersécurité versus cybercriminalité. Conférence de clôture du 16ème Forum du Rhin supérieur sur les Cybermenaces, (FRC 2023) , INSP à Strasbourg, le 7 novembre.
- Guinier D. (2024) : Face aux cyberattaques : Limiter le risque de nos automatismes de pensée. Rubrique "en débat" sur le site de l'Académie d'Alsace des Sciences, Lettres et Arts, le 8 janvier. Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'UE, vu la convention de Budapest sur la cybercriminalité du CE du 23/11/01. Ce cadre évoque l'interception plutôt que la e-perquisition, du fait des moyens de transmission des données capturées.
Johnson H., et al. (2022) : Alt-Tech Social Forensics : Forensic analysis of alternative social networking applications. Proceedings of the DFRWS USA, 11-14 juillet, Forensic Science International - Digital Investigation, vol.42, 13 pages.
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